Contre l’austérité à perpétuité Soutenir la Grèce

mardi 3 mars 2015.
 

Appuyée par la plupart des capitales européennes, l’Allemagne n’accepte pas l’arrivée au pouvoir à Athènes d’un gouvernement de gauche déterminé à appliquer son programme. Elle prétend tirer argument de sa domination économique et financière pour contraindre la Grèce à tenir le cap d’une politique d’austérité qui l’a ruinée.

Les Grecs n’ont pas besoin qu’on leur explique la signification du terme « démocratie ». Pourtant, les leçons pleuvent sur leurs têtes depuis qu’ils ont porté au pouvoir une force de gauche déterminée à tourner le dos aux politiques d’austérité qui depuis six ans les tourmentent. Les admonestations leur sont dispensées d’autant plus copieusement que les maîtres d’école savent de quoi ils parlent. Eux qui ont imposé des traités rejetés par le suffrage populaire et renié leurs engagements de campagne sitôt leur élection acquise. Désormais, une épreuve de force les oppose à ceux qui veulent tenir ce qu’ils ont promis, et à quoi ils croient. Elle sera d’autant plus rude que ces derniers pourraient diffuser à des tiers, jusqu’alors résignés à leur impuissance, des idées menaçantes pour l’ordre social. Au-delà du sort de la Grèce, cet affrontement engage le destin de la démocratie européenne (1).

Sitôt connue la victoire de Syriza, chacun semblait s’être donné le mot sur le Vieux Continent. Sur un mode arrogant, Berlin mais aussi Madrid, La Haye, Lisbonne et Helsinki expliquèrent que l’alternance à Athènes ne changeait rien, puisque la politique rejetée par les Grecs devrait être poursuivie sans aucune modification. Sur un ton plus doucereux, on susurrait la même chose à Rome, Bruxelles et Paris : « Il faut, estima par exemple le ministre des affaires étrangères français Laurent Fabius, concilier le respect du vote par l’électeur et le respect des engagements de la Grèce en matière de réformes. » Mais tous les gouvernements de l’Union européenne semblent ne se soucier que du second terme de l’équation. Et s’offusquer quand M. Alexis Tsipras insiste pour rappeler le premier.

Le mérite de Syriza est immense. Pas seulement parce que son choix l’amène à réhabiliter des termes devenus aussi insolites dans la vie démocratique que « souveraineté », « dignité », « fierté », « espoir ». Mais aussi parce que les instruments destinés à garrotter la volonté d’une Grèce indocile sont exhibés aux yeux de tous. Faute d’un accord avec ses partenaires européens et avec le Fonds monétaire international (FMI), le pays risque de se retrouver à court d’argent. Ses options les plus évidentes ne seraient alors guère enviables : quitter la zone euro, emprunter à des taux prohibitifs auprès des marchés financiers.

M. Tsipras l’a compris : on attend de lui qu’il capitule. Car tant qu’il se cabre, tant qu’il mobilise l’enthousiasme de sa population, il défie un ordre économique et sa camisole de force, il chamboule les usages politiques les mieux installés. Après tout, M. François Hollande n’a pas eu besoin de plus de vingt-quatre heures pour se rendre à Berlin et piétiner ses promesses de campagne — la renégociation du pacte de stabilité européen, le combat contre son « véritable adversaire », la finance — et endosser sans broncher la politique de son prédécesseur.

Moins de dix jours après la victoire de Syriza, les banquiers centraux de la zone euro envoyaient leur première salve punitive en privant subitement les banques grecques de leur principal canal de financement. C’était un moyen pour eux d’obliger Athènes à négocier dans l’urgence un accord avec ses créanciers, essentiellement les Etats européens et le FMI, et à reprendre le programme d’austérité là où le précédent gouvernement l’avait laissé. M. Hollande jugea aussitôt « légitime » le coup de force de la Banque centrale européenne (BCE). Tout comme le premier ministre italien, M. Matteo Renzi. Si l’on ne sait jamais très précisément où se trouve le président français, du moins comprend-on désormais où il ne se situe pas : avec le peuple grec.

Pendant que le garrot européen se resserre, que les marchés financiers accentuent leur pression sur le gouvernement d’Athènes, les termes du jeu deviennent terriblement clairs. La Grèce est soumise à un diktat. En échange des financements dont elle a besoin, on exige qu’elle entérine sur-le-champ une avalanche d’exigences dogmatiques et inefficaces, toutes contraires au programme de son gouvernement : réduire une fois de plus les retraites et les salaires, augmenter encore le taux de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), engager la privatisation de quatorze aéroports, affaiblir davantage le pouvoir de négociation des syndicats, affecter des excédents budgétaires croissants au remboursement de ses créanciers alors même que la détresse sociale de son peuple est immense. « Les ministres [de l’Eurogroupe], a précisé M. Pierre Moscovici, commissaire européen aux affaires économiques, étaient tous d’accord sur le fait qu’il n’existe pas d’alternative à la demande d’une extension du programme actuel. » Avant de répéter le célèbre slogan de Margaret Thatcher, M. Moscovici, se souvenant peut-être qu’il était membre d’un parti socialiste, avait néanmoins tenu à préciser : « Ce que nous voulons, c’est aider le peuple grec » (2). L’aider, mais en lui interdisant de dévier de la politique d’austérité qui l’a ruiné.

La Grèce, fait savoir son ministre des finances Yanis Varoufakis, est « déterminée à ne pas être traitée comme une colonie de la dette dont le destin est de souffrir (3) ». L’enjeu en cause dépasse ainsi celui du droit d’un peuple à choisir son destin, y compris quand un arbitre des élégances démocratiques aussi délicat que le ministre des finances allemand, M. Wolfgang Schäuble, estime qu’il « a élu un gouvernement qui agit de manière un peu irresponsable (4) » Car la question posée porte aussi sur la possibilité pour un Etat de s’extraire de stratégies destructrices, au lieu de devoir les durcir chaque fois qu’elles échouent. Vingt-sept assassins de l’espérance

Depuis que les institutions européennes ont jeté leur dévolu sur la Grèce et soumis l’économie la plus déprimée de l’Union à la politique d’austérité la plus draconienne, de quel bilan peuvent-elles se prévaloir ? Celui qu’on pouvait attendre et qui fut d’ailleurs annoncé : une dette qui ne cesse d’enfler, un pouvoir d’achat qui s’effondre, une croissance atone, un taux de chômage qui s’envole, un état sanitaire dégradé. Mais peu importe, le Gramophone européen ne cesse de répéter : « La Grèce doit respecter ses engagements ! » (lire « Dette publique, un siècle de bras de fer »). Sclérosée dans ses certitudes, la sainte alliance refuse même d’entendre le président des Etats-Unis quand il explique, encouragé dans son analyse par une armada d’économistes et d’historiens : « On ne peut pas continuer à pressurer des pays en dépression. A un moment donné, il faut une stratégie de croissance pour pouvoir rembourser ses dettes (5). »

L’effondrement économique que la Grèce a subi depuis six ans est comparable à celui que quatre ans de destructions militaires et une occupation étrangère avaient infligé à la France pendant la première guerre mondiale (6). On comprend alors que le gouvernement de M. Tsipras bénéficie dans son pays, y compris à droite, d’un énorme appui populaire quand il refuse de prolonger une politique aussi destructrice. Et de se résigner à survivre « comme un drogué qui attend sa prochaine dose (7) ». Hélas, Syriza compte moins d’appuis ailleurs. Un peu à la manière du roman d’Agatha Christie Le Crime de l’Orient-Express, enquêter sur les assassins potentiels de l’espérance grecque obligerait à interroger la totalité des gouvernements européens. Et d’abord l’Allemagne : les règles disciplinaires qui ont échoué sont les siennes ; elle entend écraser les peuples qui renâclent à les subir indéfiniment, surtout quand ils sont méditerranéens (8). Avec l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, le mobile du crime est encore plus sordide. Les populations de ces Etats auraient en effet intérêt à ce que la main de fer de l’austérité cesse enfin de les broyer. Mais leurs gouvernements ont peur, en particulier quand chez eux une force de gauche les menace, qu’un Etat ne démontre enfin qu’on peut refuser d’emprunter « un chemin balisé, un chemin connu, un chemin connu des marchés, comme des institutions et de l’ensemble des autorités européennes », celui dont M. Michel Sapin, ministre des finances français, continue de prétendre qu’on doit « l’explorer jusqu’au bout » (9). Or une éventuelle échappée belle d’Athènes démontrerait que tous ces gouvernements se sont fourvoyés en faisant souffrir leur peuple.

Chacun sait en effet qu’à moins de parvenir à « tirer du sang à une pierre », la dette grecque ne sera jamais remboursée. Comment ne pas comprendre également que la stratégie économique de Syriza consistant à financer des dépenses sociales urgentes grâce à une lutte contre la fraude fiscale pourrait enfin s’appuyer sur une jeune force politique, populaire, déterminée, issue des mouvements sociaux, dégagée des compromissions du passé. A défaut d’être « balisée », la voie est donc tracée. Et l’avenir fait penser à ce qu’écrivait la philosophe Simone Weil à propos des grèves ouvrières de juin 1936 en France : « Nul ne sait comment les choses tourneront. (…) Mais aucune crainte n’efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête la redresser. (…) Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu’ils existent. (…) Quoi qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça. Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission (10). » Le combat des Grecs est universel. Il ne suffit plus que nos vœux l’accompagnent. La solidarité qu’il mérite doit s’exprimer en actes. Le temps est compté.

Serge Halimi


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