Les prisons, toujours « à l’ombre de la République »

vendredi 13 février 2015.
 

Une succession de moratoires : ces lois qu’on vote et qui ne sont jamais appliquées

Le principe de l’encellulement individuel, c’est-à-dire le droit à vivre dans une cellule seul-e si la personne détenue le souhaite1, est inscrit dans la loi depuis… 1875. Il n’a cependant jamais été appliqué. Invoquant tour à tour les manques de moyens suffisant, les successifs Gardes des Sceaux ont repoussé ce principe d’année en année : la loi Amor en 1945 a réaffirmé le principe en vain, la loi sur la présomption d’innocence en 2000 a mis en place un nouveau moratoire, etc. Un troisième moratoire avait été voté, repoussant l’échéance jusqu’au 25 novembre 2014. Après cette date, les incarcérations multiples dans des cellules individuelles étaient censées devenir illégales, l’État français se devait de garantir l’effectivité du principe pour chaque personne détenue, celle-ci pouvant, en cas contraire, attaquer l’administration pénitentiaire. A la date fatidique, la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, qui s’est toujours présentée comme très soucieuse des conditions de vie des personnes détenues n’a rien trouvé de mieux que de demander au vice-président de la commission des lois à l’Assemblée nationale, Dominique Raimbourg, un rapport… qui préconise un nouveau moratoire, accepté par Taubira, qui reporte le principe de l’encellulement individuel en 2025 au moins2. De fait, au 28 octobre 2014, 26 341 détenus dormaient en cellule individuelle, sur 67 806 hébergés soit 38,85% de la population carcérale3.

Certes Christiane Taubira a cherché à masquer cet échec en disant qu’il ne s’agissait pas d’un moratoire « sec », c’est-à-dire sans aucune « disposition » prise pour respecter son engagement, mais un processus dynamique4. Vu la désinvolture des parlementaires sur les conditions de vie carcérales, puisque lesdits parlementaires n’hésitent pas à faire voter des lois, puis à repousser sans cesse leur application, on a bien de la peine à la croire. On a ici un bel exemple d’encore une fois, une justice qui ne s’applique pas de la même manière pour tous, et d’un État qui n’hésite pas à contourner le droit quand cela l’arrange. Comme l’avait tweeté l’Union syndicale des magistrats : « Encellulement individuel, 20 jours pour une mission prévue depuis plus d’un siècle. Peut-on mieux se moquer du monde ? »

De fausses solutions

De fait, la Garde des Sceaux ne propose comme solution qu’un agrandissement du parc pénitentiaire, avec un premier programme de construction de 6300 places déjà financé, et un second, de 3200 places, qui le sera prochainement –certains de ces plans de construction et de rénovation étant financés par des programmes de partenariats publics-privés, contrairement aux engagements pris par Mme Taubira elle-même. C’était déjà la « solution » proposée auparavant par Nicolas Sarkozy5. Or cette solution n’en est pas une : les programmes de construction depuis les années 1980 n’ont jamais réussi à absorber le flot de nouvelles condamnations.

La signification concrète des conditions d’encellulement en détention

Il faut préciser ce que signifie concrètement le non respect du principe d’encellulement individuel, qui est respecté dans les maisons centrales, où les personnes détenues sont condamnés à de longues peines, mais ne l’est pas dans les maisons d’arrêt, où sont enfermées personnes détenues condamnées à de courte peine et prévenues. Sachant que ces personnes ne bénéficient de très peu d’activités, cela signifie concrètement un enfermement environ 22 heures sur 24 h, dans des conditions de promiscuité dangereuses et dégradantes. Cela veut dire aussi que la séparation des personnes détenues en fonction de leur peine n’est pas une réalité puisque prévenus et détenus sont mélangés.

Rappelons qu’en 2015, la réalité des prisons française est bien loin des mythes de la « prison cinq étoiles ». Le taux de suicide est bien plus élevé que dans le reste dans la population française : on compte en moyenne un suicide de détenu tous les trois jours6. La prison de Nantes est actuellement en train d’être le théâtre d’une série noire, avec un troisième suicide en l’espace de deux semaines7. Le domaine pénitentiaire n’est pas un endroit où il fait bon de vivre et les conditions de détentions y sont pour beaucoup. Une cellule est un espace d’environ 9 ou 11 m² : c’est déjà un espace exigu pour y vivre seul. Très souvent, les personnes détenues se plaignent du mauvais état de leur cellule, dégradée ou délabrée (toilettes et lavabos fonctionnant mal, murs décrépis, mauvaise odeur, vieille literie), de la difficulté d’en faire un espace vivable8. Y vivre à plusieurs, à deux, trois, voir quatre, cinq ou six, avec non plus des lits, mais des matelas mis au sol (plus d’un millier en 2014) favorise des situations de mal-être physique (mauvaise hygiène), moral, et de violence. C’est ce qu’on appelle les cellules « chauffoirs », qui se multiplient notamment dans les établissements d’outre-mer. Entasser des détenus dans une cellule, au-delà des non-respects stricts des droits humains, empêche tout fonctionnement cohérent de la justice : l’encellulement individuel vise à offrir d’une part une certaine intimité à la personne détenue et d’autre part un espace où elle se trouve protégée d’autrui. On sait à quel point les traitements violents peuvent se multiplier en prison : une personne condamnée à la détention pour avoir commis un délit ou un crime n’est pas censée à être condamnée à des risques de sévices physiques et moraux extrêmement graves. Un respect minimum des conditions de vie de la personne détenue est un gage nécessaire pour sa réinsertion ultérieure, et donc pour le bon fonctionnement de la société.

Des solutions concrètes possibles

Des solutions concrètes sont possibles, elles sont préconisées par de nombreux acteurs et observateurs du monde pénitentiaire, comme l’OIP (Observatoire International des Prisons) ou le Syndicat de la Magistrature qui s’est toujours battu pour le respect du principe d’encellulement individuel9.

- Instaurer un numerus clasus : c’est la solution proposée par la nouvelle Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Mme Hazan, qui succède à M. Delarue10.

- Restaurer les cellules inoccupées : certaines prisons, comme la tristement célèbre prison des Beaumettes de Marseille, présentent un grand nombre de cellules inoccupées pour des raisons de vétusté. Aux Beaumettes, ainsi, une centaine de cellules sont inoccupées11.

- Limiter au maximum la détention provisoire : la détention provisoire, censée être une mesure d’exception, se répand de plus en plus. Cela veut dire concrètement qu’en France, des personnes présumées innocentes, peuvent attendre en détention leur procès pendant plusieurs années. Etre donc incarcérées sans être jugées, ce qui est contraire au principe de justice le plus élémentaire.

- Différencier l’incarcération et le placement en hôpital psychiatrique : la non-responsabilité des personnes atteintes de troubles mentaux qui doivent non pas être placées en détention mais en hôpitaux psychiatriques est de moins en moins respectée. Or le fait de mêler les détenus jugés sains d’esprit et ceux qui ne le sont pas constitue d’une part un non respect des personnes malades, mais un aussi risque grave pour les personnes détenues saines d’esprit. N’oublions pas qu’en 2012, la France a été condamnée par la CEDH pour le maintien en détention pendant quatre ans d’une personne souffrant de troubles psychiatriques graves. Mais au-delà de cas particulier, la justice française répond de plus en plus aux troubles psychiatriques par la pénalisation et l’incarcération12.

- Changer la politique pénale et limiter au maximum les très courtes peines purgées en détention. Il y a en France, de nombreuses personnes incarcérées qui n’ont rien à faire en prison. Nous en avons actuellement un triste exemple avec les peines de prison ferme qui pleuvent pour « apologie du terrorisme », terme qui peut vouloir dire tout et n’importe quoi, où des personnes peuvent être condamnés à de la prison ferme pour un statut facebook. Mais on peut penser, plus généralement, aux personnes enfermées pour de petites peines (moins d’un an ou de six mois). La plupart des observateurs s’accordent pour dire et redire que les très courtes peines de prison n’ont qu’un effet négatif sur les personnes concernées (destruction des lieux familiaux, sociaux, mise en péril de l’insertion par le travail, etc). En Allemagne, la justice a fait le choix de limiter drastiquement les courtes peines de prison. La France pourrait faire de même et systématiser les réaménagements de peine (travaux d’intérêt généraux, bracelet électronique, etc). Cependant certaines propositions (sanctionner d’une simple contravention les conduites en état d’ébriété par exemple) ont été très rapidement exclues de la réforme pénale menée par Mme Taubira cet été. Les très courtes peines doivent impérativement être aménagées13.

- Respecter le principe de l’aménagement des peines, qui est prévu par la loi, mais qui n’est, comme le pointe l’OIP (Observatoire International des Prisons) pas appliqué de manière égale à toutes les personnes détenues. Ainsi, la France n’emprisonne pas plus que bon nombre de ses voisins européens, par contre elle emprisonne plus longtemps.

Une question de choix politique

Le manque de moyen est un prétexte constant, mais surtout commode. Le choix d’emprisonner toujours plus et plus longtemps résulte plus que d’une augmentation irrépressible de la délinquance d’un choix politique. En témoignent les contre-modèles voisins, puisqu’à l’heure où la France construit de nouvelles prisons, beaucoup de prisons d’autres pays se vident14. On peut penser également aux initiatives du modèle suisse, qui décide de tirer concrètement les conséquences de la non-application de ses principes en matière de conditions de détention : les tribunaux ont ainsi libéré six mois plus tôt un détenu qui avait été enfermé dans des conditions inhumaines15. De plus, la Suisse crée de nouveaux types de détention, comme la prison ouverte de Witzwill qui non seulement présente un taux de réinsertion bien plus élevé que les prisons fermées, mais également un budget bien plus faible16. Toutes les études montrent que le placement extérieur des personnes condamnées en fin de peine, pour leur permettre de vivre et de travailler hors de la prison est une solution à la fois moins coûteuse et plus efficace, permettant une meilleure réinsertion. Mais c’est en France un choix qui reste très marginal, et qui est pris en place plus par des associations que par l’appareil étatique17.

En France, tout est fait pour que l’amélioration des prisons reste un principe abstrait, et la critique des prisons inefficace. Ainsi l’État profite de la venue de bénévoles en prison, tels que les étudiants du GENEPI, pour diminuer son implication : ce sont des personnes non-formées voir non spécialistes qui assurent pêle-mêle un rôle de psychologue, de conseiller juridique, de professeur. La création même du poste de Contrôleur général des lieux de privation de liberté paraît être une avancée encourageante, cependant le Contrôleur n’a aucun pouvoir concret et doit se borner à faire des recommandations et à chercher à médiatiser les situations les plus problématiques. C’est à l’État d’agir concrètement, de faire appliquer ses propres lois, et de ne plus laisser les prisons dans « l’ombre de la République ».

Laélia Véron, Commission justice du Parti de Gauche Jeudi 12 Février 2015


NOTES

1 Les personnes détenues peuvent en effet préférer (même si c’est une minorité) vivre à plusieurs, pour éviter notamment la solitude, etc

2 http://www.lemonde.fr/societe/artic...

3 http://www.liberation.fr/societe/20...

4 http://www.lemonde.fr/societe/artic...

5 http://tempsreel.nouvelobs.com/topn...

6 http://www.lemonde.fr/societe/artic...

7 http://france3-regions.francetvinfo...

8 Voir le tristement célèbre exemple des Beaumettes : « Les Beaumettes, ce sont des oubliettes » http://www.lemonde.fr/societe/artic...

9 http://www.syndicat-magistrature.or...

10 http://www.cglpl.fr/2014/avis-relat...

11 http://blogs.afp.com/makingof/?post...

12 http://www.oip.org/index.php/actual...

13 http://www.liberation.fr/societe/20...

14 Hojlo A.-S., « Pourquoi les prisons allemandes et suédoises se vident-elles ? », L’OBS société, 4 décembre 2014

15 Focas C.,« Conditions de détention à Champ-Dollon : Prison bondée : un caïd de la drogue voit sa peine réduire », TDG, 5 décembre 2014

16 Ohlgusser C., « Les invisibles barreaux des prisons « à ciel ouvert », Le Petit Juriste, 10 décembre 2014

17 « Prison hors les murs, la réponse oubliée », Le Monde diplomatique, novembre 2014, http://www.monde-diplomatique.fr/20...


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