Jeux vidéo et capitalisme

vendredi 2 janvier 2015.
 

Le jeu vidéo est un objet culturel majeur. A ce titre, il soulève des questions politiques s’agissant de son mode de production et de ses possibilités émancipatrices. A la suite du débat lancé par Alexis Corbière et Jean Luc Mélenchon à propos du jeu d’Ubisoft, quelle place occupe le jeu vidéo dans le capitalisme contemporain ?

Secteur industriel porteur et logiques de rentabilité.

En France, le secteur du jeu vidéo génère un chiffre d’affaires cumulé de 4,9 milliards d’euros, davantage que le cinéma et autant que l’audiovisuel et la publicité. La France possède le 3ème éditeur mondial de jeux vidéo avec la société Ubisoft et le 1er fabricant mondial d’accessoires pour consoles avec BigBen Interactive. Sans compter des éditeurs de premier rang tels que Gameloft, Focus Home Interactive, Ankama ou Bulkypix.

L’économie de la rentabilité marque toutefois la production de jeux vidéo, et l’absence de politique industrielle européenne encourage les délocalisations. Ainsi, si 75% des sociétés françaises exercent leurs activités de production en France, les grands éditeurs comme Ubisoft possèdent désormais des filiales à l’étranger. Les sociétés de production étaient trois fois plus nombreuses en France il y a 15 ans. Le plus gros studio d’Ubisoft se situe désormais au Canada, à la suite d’une décision de l’Union Européenne de 2012 interdisant les aides fiscales dont bénéficiait ce secteur.

En outre, les banques ne jouent pas leur rôle industriel : 35% des entreprises du secteur accèdent difficilement au crédit bancaire selon le Syndicat national du jeu vidéo, un syndicat patronal. Plus de trois quart des entreprises doivent puiser dans leurs fonds propres pour investir et pallier aux difficultés d’accès au crédit. Enfin, les aides publiques sont faibles : elles représentent 12% du financement du secteur.

Précarité et droit du travail

En 1999, le « syndicat » virtuel Ubi Free est lancé sur internet pour dénoncer le non respect du droit du travail au sein d’Ubisoft, société sans syndicat, sans représentant du personnel ni direction des ressources humaines. Trois mois plus tard, il disparaît sans que la création d’un syndicat salarié n’ait pu voir le jour. Actuellement, il n’existe toujours pas de syndicat de salariés du jeu vidéo.

Les pratiques contractuelles ne sont pourtant pas favorables aux salariés. Si 75% des contrats sont des CDI, ils sont une contrepartie à des salaires plus faibles comparés aux autres secteurs du numérique et à des heures supplémentaires rarement payées. En outre, la situation varie selon la taille de l’entreprise. Ainsi, la précarité la plus importante se trouve dans les grosses structures. Les entreprises de plus de 100 salariés emploient 51% de CDI, contre 39% de CDD. On observe également une recrudescence des stagiaires, de la sous-traitance à des "consultants extérieurs" ou freelance.

« Triple A » : la dominance des grands studios.

Le marché du jeu vidéo reproduit les logiques d’inégalités et de contraintes qui régissent les rapports entre les grandes entreprises et les plus petites. Ainsi, seuls les grands studios produisent des jeux destinés aux consoles, les titres « AAA » aux budgets de productions très élevés. Les studios produisant ces jeux sont tous âgés de moins de 10 ans et comptent en moyenne 230 employés. Or 79% des sociétés de jeux vidéo françaises sont des petites structures dépassant rarement les 50 employés.

En outre, ces grands studios engagent un budget de production annuel moyen de 12,2 millions d’euros. Ce budget inclut évidemment les coûts de marketing : la promotion de Grand Theft Auto V, sorti en 2013, fut associée à des campagnes publicitaires télévisées, internet ou dans la presse, pour un coût total de 265 millions de dollars. La vidéo réactionnaire réalisée par Rob Zombie pour la promotion d’Assassin Creed’s Unity rentre dans ce cadre marketing.

Par ailleurs, le développement d’un jeu vidéo relève principalement de contrats de commande entre un studio et une équipe de développeurs.

En théorie, les contrats de commande français n’emportent pas cession automatique des droits d’auteur. Or, le rapport Chantepie de 2013 établit que « la majorité des studios français a fait le choix d’intéresser les salariés aux résultats du jeu, en contrepartie d’une cession de leurs droits ». Les sociétés d’auteurs contestent cette cession des droits et préféraient voir les jeux vidéo comme des œuvres collectives.

Le marché « virtuel »

Depuis quelques années, le secteur du jeu vidéo est marqué par le développement des jeux en ligne, sur ordinateurs et consoles puis via les smartphones, tablettes et réseaux sociaux. Ces derniers sont en croissance rapide, et permettent l’émergence de créateurs plus autonome, sans être forcément déconnectés des réseaux existants.

Ainsi, le succès du jeu Farmville développé par Zynga provient de la possibilité d’exploitation (au sens propre) de son réseau d’amis Facebook. Certains de ces jeux en ligne élaborent de véritables marchés où il devient possible d’acheter ou de vendre des équipements ou objets rares. C’est également le cas de Farmville : si le jeu est gratuit, le joueur peut toutefois utiliser son argent (réel) pour acquérir des biens (virtuels) instantanément, sans avoir à attendre.

Or les gamers ont récemment fait l’expérience des limites de la main invisible : dans le dernier Diablo, le système de vente aux enchères est rentré en crise dès le premier jour ! Des bulles spéculatives sont apparues, rendant impossible tout achat. Seul l’interventionnisme du studio Blizzard a permis de régler la situation à travers une série de restrictions. Pour les aider à résoudre les disfonctionnements de leur marché virtuel, les producteurs de Team Fortress 2 ont eux fait appel à l’économiste grec Yanis Varoufakis, proche des positions du Front de Gauche s’agissant de la crise de la zone euro.

Molleindustria : jeux vidéo contre la dictature du divertissemen.

Il existe des jeux vidéo critiques des processus d’exploitation capitalistes. Le jeu Red Faction, ou plus récemment, Kill Mittal, sont deux exemples. Il existe également au sein du monde du jeu vidéo un secteur d’artistes ayant une conception explicitement politique du jeu vidéo. C’est le cas du collectif Molleindustria qui a pour objectif de créer « des jeux vidéo radicaux contre la dictature du divertissement ». Ainsi, dans McDonald’s ou Oligarchie, il s’agit de maximiser son profit mais l’équation se révèle insoluble compte tenu des coûts sociaux de la production capitaliste. Les jeux Unmanned ou Queer Power placent le joueur dans un environnement bureaucratique ou sont critique des stéréotypes de genre.

En conclusion, si le jeu vidéo reste tributaire des tensions propres au mode de production capitaliste, son univers créatif permet cependant de nombreuses possibilités de résistances critiques.

Sandro Poli, co-responsable de la Commission économie du PG


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