« Bien avant la mort de Rémi Fraisse » – Sivens : une vingtaine de plaintes déposées contre les gendarmes

jeudi 6 novembre 2014.
 

Une vingtaine de plaintes, liées à des violences supposées de gendarmes, ont été déposées devant la justice depuis le 1er septembre par des opposants au projet. Bien avant la mort de Rémi Fraisse, les occupants de la zone humide ont été soumis à un régime de violence quotidien.

Une vingtaine de plaintes ont été déposées devant la justice depuis le 1er septembre par des opposants au projet de barrage de Sivens (Tarn), en lien avec des violences supposées de gendarmes à leur encontre : expulsions sans décision de justice, mise en danger de la vie d’autrui et destruction de biens personnels, tirs de Flashball, tirs tendus de grenades, interpellations violentes, etc.

Une semaine après la mort de Rémi Fraisse, tué lors d’affrontements avec les forces de l’ordre dans la nuit du 25 au 26 octobre, ces plaintes et les témoignages recueillis vendredi sur place par Mediapart montrent que les occupants de la zone humide du Testet ont été soumis à un régime de violence quotidien, confinant au harcèlement. Alors que le gouvernement rend « les casseurs » responsables des violents heurts du week-end dernier, Mediapart a reconstitué une chronologie différente : deux mois de tension imposée par la préfecture du Tarn et les gendarmes aux habitants de la zone à défendre (ZAD), qui ont culminé en un quasi état de guerre le week-end dernier.

Côté fonctionnaires, les affrontements ont également laissé des traces. Le 28 octobre, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a décompté, sans plus de précision, 56 policiers et gendarmes blessés depuis le 1er septembre et 81 procédures judiciaires ouvertes. Parmi les blessés, 41 sont en fait des policiers, pour beaucoup blessés après la mort de Rémi Fraisse lors des manifestations en son hommage, notamment à Albi et Nantes. La direction générale de la police nationale ne donne aucune indication sur la nature et la gravité des blessures.

LES PLAINTES

La zone humide du Testet qu’occupent les opposants au barrage dépend de la gendarmerie de Gaillac. La plupart des plaintes visent le comportement des gendarmes mobiles, peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG), gendarmes locaux et réservistes, lors de leurs nombreuses interventions sur la ZAD pour expulser des habitations ou permettre le passage d’engins et la poursuite du déboisement.

Les plaintes pour violences par agent dépositaire de l’autorité publique sont les plus nombreuses. Nous avions déjà évoqué le cas d’Elsa Moulin dont la main a été grièvement blessée par une grenade jetée par un gendarme dans la caravane où elle s’était réfugiée, le 7 octobre 2014, avec trois autres militants. Opérée en urgence à Albi, la jeune femme de 25 ans, éducatrice spécialisée, a eu un arrêt de travail jusqu’au 21 novembre. Elle a déposé plainte le 30 octobre pour « violences volontaires ayant entraîné une infirmité permanente avec arme » devant le doyen des juges d’instruction du pôle criminel de Toulouse. Le matin même, lors de l’évacuation de la maison des druides, Elsa Moulin dit avoir été menacée par un Flashball « pointé sur elle à 1,50 m de distance ».

Quatre plaintes concernent directement des blessures causées par des tirs de lanceurs de balle de défense, qui semblent avoir été très fréquemment utilisés par les gendarmes sur la ZAD. Selon Me Claire Dujardin, qui défend les anti-barrage depuis début 2014, le blessé le plus grave est un jeune homme, touché par un tir le 10 septembre 2014. « Il a eu 45 jours d’ITT (incapacité temporaire totale – Ndlr), explique l’avocate toulousaine. Il dit s’être simplement rapproché des gendarmes mobiles un matin, pour voir ce qui avait été coupé, et avoir été visé alors qu’il n’était qu’à quelques mètres d’eux. »

Le 9 septembre, A.M., 19 ans, qui participe à un barrage monté par les opposants au chantier, est blessé au sternum (zéro jour d’ITT). « Nous étions une centaine d’opposants,indique le jeune homme dans sa plainte. Une pierre a touché un CRS au niveau du casque et il a levé son arme sans réfléchir et a tiré sur moi. Il m’a bien regardé avant de tirer au Flashball : j’étais clairement visé et il m’a touché au milieu de la poitrine. (…) Suite au choc, je suis tombé au sol et j’ai crié de douleur. (…) J’ai alors recraché du sang. » Sa plainte est enregistrée au commissariat d’Albi. Dans la case « nature du lieu », le brigadier de police indique « forêt de Sivens », avant de classer les faits dans la case « violences urbaines »…

Le 3 septembre, c’est un travailleur social de 24 ans, faisant partie des clowns activistes, qui dit avoir été blessé à la main par un tir de Flashball, près du lieu dit La Bouilllonnante, alors qu’il revenait déjeuner. Lors de son dépôt de plainte à la brigade de Lisle-sur-Tarn, il présente une brûlure à la main ainsi qu’un hématome du nez, avec zéro jour d’ITT, selon un certificat médical. La veille, il dit s’être pris un coup de casque sur le nez par un gendarme alors qu’il discutait et fumait dans la forêt avec trois amis clowns.

Dans plusieurs cas, les militants se heurtent à des refus purs et simples de prise de plainte, classée en simple main courante. « L’officier de police judiciaire de Valence a refusé de prendre ma plainte », écrit par exemple S.T. au procureur d’Albi, le 11 septembre. Photos à l’appui, il se plaint d’avoir reçu un tir de Flashball à l’épaule droite ainsi qu’un tir tendu de grenade lacrymogène dans les côtes, qui lui ont occasionné 4 jours d’ITT.

Le 8 septembre, Me Claire Dujardin saisit le procureur d’Albi au nom des militants après une répression particulièrement marquante. Ce jour-là, lors d’une importante mobilisation, cinq personnes avaient décidé de s’enfouir dans la terre pour s’opposer au chantier, en laissant dépasser uniquement leur tête. « Alors que les journalistes venaient de quitter les lieux, les forces mobiles ont envoyé des gaz lacrymogènes en direction des cinq personnes ainsi que de tirs de Flashball », décrit l’avocate toulousaine. Lors de cette charge, une étudiante colombienne, enceinte, qui faisait partie des enterrés, a perdu connaissance et a du être évacuée en état de choc au CHU d’Albi. Une simple entorse a été diagnostiquée.

Pour assurer le déroulement du chantier, les gendarmes ne semblent pas hésiter à employer la manière forte, même face à des personnes âgées. Le 15 sepembre, lors d’un sitting pour protéger quelques arbres encore debout, M. S., un homme de 64 ans, raconte avoir vu débouler « un trio de fous furieux en hurlant : “Tu vas fermer ta gueule, vieux con, ou on t’explose” », puis avoir violemment été interpellé, frappé à coup de matraque et menotté, face contre terre, « une ranger m’appuyant la tête sur la terre battue ». Le tout avant d’être relâché à pied en bordure d’une départementale après un simple contrôle d’identité. Certificat médical à l’appui, G. L., un homme de 69 ans, fait lui aussi état de nombreuses ecchymoses sur tout le corps, suite à des « coups donnés avec une matraque par des gendarmes » le 1er septembre 2014.

Venue soutenir pendant deux jours les anti-barrage, A. B. est elle repartie en état de choc et avec 4 jours d’ITT – « pleurs, tremblements et insomnie », note le médecin. Dans sa plainte au procureur d’Albi, elle affirme avoir été agressée le 29 septembre 2014 par des gendarmes mobiles alors qu’elle bloquait l’arrivée d’engins de chantier, assise en travers d’un chemin avec d’autres militants. Elle indique avoir été insultée – « Lève-toi, connasse » –, traînée par les cheveux, puis « projetée au sol contre le bitume » par un gendarme mobile. Dans l’affaire, son sac à dos, qui contenait tous ses papiers d’identité, les clefs de sa voiture et de sa maison ainsi que sa carte bleue, a été détruit.

Plusieurs plaintes accusent les gendarmes d’avoir délogé des militants qui avaient escaladé des arbres pour s’opposer à leur abattage, sans se soucier de leur sécurité. O. R., un militant installé avec d’autres dans un filet accroché à une dizaine de mètres au-dessus du sol, écrit ainsi que, le 10 septembre, les gendarmes, montés dans une nacelle, « ont carrément coupé les liens qui retenaient le filet aux arbres (…) pendant qu’un gendarme nous visait au Flashball ». Le lendemain, alors que le même militant s’est installé en haut d’un arbre, « à environ douze mèrtres de haut », les gendarmes auraient « tronçonné les branches basses de l’arbre, en poussant le tronc avec la nacelle, (…) risquant consciemment de me faire tomber ».

Dans une lettre du 11 septembre, leur avocate, Me Claire Dujardin, alerte le procureur de la République d’Albi sur la situation de quatre personnes perchées depuis plusieurs jours « à 18 mètres du sol » et risquant de chuter. Les gendarmes mobiles ont en effet élagué toutes les branches avant de quitter les lieux. Lors d’une nouvelle intervention, le 16 septembre, un autre grimpeur, S. H., dépose plainte pour avoir reçu d’un gendarme « un coup de pied au visage », alors qu’il était perché dans un chêne, à quinze mètres de hauteur. Les plaintes décrivent des déboisements effectués dans la plus grande confusion, un arbre tombant par exemple « à quelques mètres des opposants », le 3 septembre.

Certaines plaintes témoignent de violences beaucoup plus légères, qui relèvent de l’humiliation. Une militante écrit ainsi avoir été saisie par le col, jetée à terre avec son vélo puis « traînée » sur la chaussée par un CRS, le 5 septembre, à la sortie de Gaillac. Un certificat médial atteste d’important hématomes sans prescrire d’ITT.

Mi-septembre, des voisins de la ZAD, excédés, semblent également avoir monté de véritables chasses aux zadistes, armés de barre de fer et de battes de base-ball. Lors de l’ouverture de la saison de la chasse, une page Facebook apparaît : « Dimanche la chasse est ouverte : pour un zadiste tué, une cartouche offerte. » Entendus par la gendarmerie de Lisle-sur-Tarn, deux militants s’étonnent du comportement des gendarmes après une opération de représailles menée dans la nuit du 12 au 13 septembre par des agriculteurs voisins, armés de battes de base-ball. Ces derniers accusaient les zadistes d’avoir ouvert la porte de la volière de leurs faisans.

Les deux hommes, saisonnier et menuisier, décrivent un véritable guet-apens monté en pleine nuit, alors qu’ils repartaient en voiture de la ZAD vers le village voisin de Gaillac : vitres brisées, coups de battes sur le visage et le corps, insultes. Le conducteur a eu trois jours d’ITT. Appelés par les « agresseurs » eux-mêmes pour un prétendu « accident de la route », les gendarmes débarquent rapidement. « Je cherchais leur protection, explique l’un des conducteurs dans sa plainte prise à la gendarmerie de Lisle-sur-Tarn. Les gendarmes ont dit : “C’est bien fait pour vous”. » Les deux hommes indiquent que les gendarmes ont contrôlé leur identité mais pas celle de leurs « agresseurs », « ce qui nous étonne ». « Ensuite, les forces de l’ordre nous répètent un discours quasi similaire à celui entendu précédemment par nos agresseurs », expose le menuisier dans sa plainte. À leur départ, « les autres protagonistes restent, eux, sur le bord de la route avec les gendarmes ».

Côté gendarmes, fin août, deux militaires ont été blessés aux genoux par des jets de pierres, lors d’une intervention contre des barricades montées par les opposants pour empêcher le début des travaux sur la « retenue environnementale », comme les enquêteurs l’appellent dans leurs procès-verbal. Les gendarmes ont photographié des cocktails Molotov, des bouteilles d’acide chlorhydrique, des jerricanes d’essence ainsi qu‘une bouteille de gaz « dissimulée dans une barricade ». Pour les gendarmes de Gaillac chargés de l’enquête sur l’agression subie par leurs collègues, « l’action exercée par les manifestants n’a visiblement qu’un but : blesser les forces de l’ordre ». « En effet, les opposants ne se sont pas contentés de retarder l’action des forces de l’ordre mais ont tendu de véritables pièges », écrivent-ils dans leur rapport du 27 août. Ils décrivent des obstacles « tels que fils de fer, troncs d’arbre et branchages, palettes en bois, pneumatique, divers objets métalliques et tranchants, panneaux de signalisation routière ».

Mais les trois jeunes militants, placés en garde à vue pour participation à un attroupement armé et violences sur des gendarmes, ont été relaxés en comparution immédiate, le 29 août 2014, pour insuffisance de preuves. Un adjudant du PSIG a été sérieusement blessé à la main le 15 septembre lors d’une interpellation (45 jours d’ITT). Deux zadistes, accusés de lui avoir porté un violent coup de pied ainsi qu’à un autre gendarme, ont été condamnés en comparution immédiate, le 17 septembre, à deux mois et quatre mois de prison avec sursis, plus un mois pour l’un d’eux pour refus de prélèvement ADN. Les deux militants ont fait appel.

« C’est la guerre civile »

La zone humide du Testet a été occupée à deux reprises par les opposants au projet de barrage : une première fois d’octobre 2013 à mai 2014, puis à partir de la mi-août. Plusieurs parcelles sont investies : La Bouillonnante, Gazad, l’ancienne bâtisse dite La Métairie, ainsi que “la Maison des Druides”, nichée dans la forêt. Des plateformes s’érigent dans les arbres, pour surveiller l’arrivée des intrus et rêver un peu, le nez dans les nuages. À partir du 1er septembre, les travaux de défrichement de la zone démarrent. Dès fin août, les méthodes des gendarmes se durcissent.

Avant, « les gendarmes du coin venaient tous les jours ou presque, c’était toujours les mêmes, raconte une membre de la legal team. Ils n’étaient pas méchants. Ils nous appelaient parfois avant de venir et on avait leurs numéros de téléphone. Il y avait un dialogue, une relation d’humain à humain ». Quand les bûcherons arrivent pour couper les arbres de la zone humide, ce sont des gendarmes mobiles qui sont envoyés sur le terrain, parfois habillés de noir, parfois en tenue de camouflage. « On ne connaissait plus personne. Le dialogue n’était plus possible. Ils nous tiraient dessus », poursuit la membre de la legal team. La ZAD devient un théâtre d’opération militaire où interviennent aussi des membres de pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie, la “Bac” des gendarmes. « Un vieux gendarme nous a dit : “Les membres du PSIG, vous savez comment on les choisit : rien dans la tête et des gros bras” », rapporte un zadiste.

De passage ou habitants réguliers de la zone, certains occupants refusent de porter plainte contre les forces de l’ordre, par méfiance à l’égard de la justice ou peur de se voir reprocher eux-mêmes des violences. Les témoignages recueillis ci-dessous ne font pas jusqu’ici l’objet de procédures judiciaires. Un jeune homme dit avoir reçu une balle de Flashball dans la cuisse alors qu’il lançait des cailloux avec un lance-pierre sur des gendarmes qui protégeaient le chantier de déboisement. « J’ai boité pendant deux jours, après j’ai eu la rage. C’est contreproductif : soit tu perds la vie ou un œil, soit tu y retournes encore plus fort ! » Il décrit un « nouveau » type de balle de Flashball, insérée dans un cylindre dur : « Elle ne s’écrase plus, ça fait plus mal. » Un autre, dénommé Hector, dit avoir reçu une balle de Flashball tirée à moins de deux mètres, sur le cœur, heureusement protégé par une flasque glissée dans une poche. Ainsi qu’une grenade assourdissante sur la tête, protégée de justesse par un bouclier.

Plusieurs personnes décrivent des jets de grenades lacrymogènes dégageant d’abord une petite fumée jaune puis une fumée blanche « qui fait vomir, donne mal au crâne », décrit Moktar. « Je m’en suis prise une, je suis tombée au sol, les bruits, ma vision, ma perception étaient perturbées, raconte une jeune femme. J’étais K.O. pendant trois jours, avec une migraine jusqu’en bas des cervicales, le bide retourné et des problèmes d’équilibre. Ce sont des lacrymos incapacitantes, elles causent des pertes sensorielles. » Plusieurs témoins rapportent l’envoi de grenades en tirs tendus, une pratique interdite. Ainsi que l’usage de grenades assourdissantes et ce qu’ils identifient comme des grenades de désencerclement. Le sol déboisé de feue la zone humide est jonché de palets de grenades lacrymogènes et de cuillères de grenades, servant à les dégoupiller. Une jeune femme en porte dans ses dread locks. « On les recycle, elles nous servent de cuillère, tu peux l’écrire ! »

Une enseignante de 59 ans, qui a participé à une action de barrage routier près de la ZAD, témoigne dans une attestation écrite auprès de la justice avoir vu la scène suivante : « Les personnes au sol, qui étaient parfaitement pacifiques, sont matraquées et traînées au sol par des gardes hystériques. Celles qui se relèvent sont immédiatement projetées au sol et de nouveau battues. La projection de gaz lacrymogène est telle que l’atmosphère devient rapidement irrespirable dans les véhicules dans lesquels nous étions remontés. » Son récit se poursuit : « Les gardes mobiles se dirigent alors vers les véhicules, brisant les vitres à coup de matraque sans souci des personnes à l’intérieur. les portes sont ouvertes avec une brutalité injustifiée et les occupants arrachés de leur siège et projetés au sol. »

Les gendarmes du PSIG « nous disent qu’on pue la pisse, qu’on pue la merde, qu’on est des petits merdeux, des écolos de merde », raconte une jeune femme, marquée par ces insultes évoquant une préendue saleté. En guise de riposte, une jeune femme s’est un jour déshabillée devant les gendarmes pour se laver sous leurs yeux. Des zadistes disent aussi avoir entendu nombre d’insultes à caractère sexuel : « Sale pute », « Viens me sucer », « J’étais en train de baiser ta mère. »

Dès fin les premières interventions, fin août, Éric, vieil habitué des luttes contre les grands projets d’équipement, a entendu au Testet un chef de gendarmes mobiles dire à ses hommes : « Allez les gars, faut foncer », alors qu’« on était encore tout peace and love. Chaque fois, ils arrivent en trottinant et en nous poussant pour nous impressionner ».

Un autre occupant parle de pratiques « ultra humiliantes ». Un Flashball aurait été braqué à deux mètres de la tête d’un habitant de “la maison des druides”, lors d’une descente de gendarmes. Sa compagne fond en larmes. « C’est pas la peine de pleurer mademoiselle. » Ils venaient une à deux fois par jour à “la maison des druides”, un lieu pacifiste et vegan, sans alcool, sans drogue et « sans musique électrifiée ». « Ils sont venus douze fois en deux semaines, raconte un habitant. Ils nous tenaient à l’écart, tout ce qu’ils ne cassaient pas, ils le brûlaient. » Il raconte avoir été tabassé. « C’est la seule fois qu’ils sont arrivés de nuit, en criant : “Contact, contact !” Je me suis pris des coups de pied et de tonfa, j’étais plaqué par terre. Ils m’ont marché dessus. » Ils ont finalement été expulsés le 29 septembre alors qu’aucune décision d’expulsion n’avait été rendue, explique leur avocate.

Lors de l’expulsion d’une autre parcelle, « des personnes ont été enfermées dans une caravane et une tente, avec des bâches positionnées au niveau des sorties », décrit leur avocate. À une autre occasion, les cinq habitants d’une caravane installée sur une parcelle non expulsable sont enfermées dans l’habitacle par des gendarmes mobiles : « Toutes les fenêtres sont bloquées de l’extérieur pour nous empêcher de voir ce qu’il se passe dans le camp, racontent-ils dans une attestation écrite. Un des gendarmes met une couverture sur le toit et se positionne près de la trappe, une bombe lacrymogène à la main. Nous ne pouvons savoir ce qu’il se passe dehors uniquement par contact radio. Nous restons enfermés une heure et demie sans perdre notre courage ni notre humour. »

Pour vider la ZAD de ses habitants, les gendarmes détruisent leurs habitations (yourtes, cabanes…) et brûlent leurs affaires, dans des tranchées, à l’essence. Comme sur le campement dit Gazad, le 29 septembre : « Ils brûlent tout, même la vaisselle, les casseroles, les poêles, les outils, des instruments de musique, des sacs de couchage, des matelas, des cartes bancaires, des papiers d’identité », décrit un habitant. « On est plein à être nomades », raconte une jeune-femme, « nos vies sont dans nos sacs à dos. Quand ils les brûlent, on n’a plus rien : plus de chaussettes, plus de papiers d’identité, plus d’habits. » Des parcelles sont expulsées une à une, y compris lorsqu’elles ne sont pas expulsables en l’absence de décision judiciaire, selon des zadistes. « Même quand tu es pacifiste, ils sont en mode barbare », selon Arnaud, qui raconte s’être pris un gros coup de matraque dans la cuisse, un après-midi qu’il faisait la sieste à la Métairie.

Entre zadistes et autorités, l’incompréhension est totale. Alors que la préfecture du Tarn s’inquiète de la présence d’un drapeau de l’État islamique (Daesh) dans les rangs des opposants au barrage, des occupants racontent avoir inventé un faux « Front islamiste de soutien au Testet », le FIST (“poing” en anglais, comme dans fist-fucking) pour se moquer des forces de l’ordre. Un drapeau a même été conçu : un arbre portant burqa et Molotov. « C’était de l’humour ! » explique Sam, « parfois on crie aussi Allah Akbar. »

Tout cela montre une violence inhabituelle dans ces bourgades rurales. Dans les gendarmeries, on entend les agents rentrer du terrain en disant : « C’est la guerre civile », « C’est la guerre sur la zone. » Les autorités locales semblent déconcertées par le profil des militants. Les habitants de la ZAD du Testet sont jeunes. Parmi eux, on trouve des intérimaires, des saisonniers, des travailleurs sociaux, des étudiants, des demandeurs d’emploi. Ils ne sont pas tous installés sur la zone. Certains n’y passent que quelques jours ou quelques semaines. Plusieurs personnes rencontrées sur place parlent spontanément de leurs enfants.

Pourquoi un état de guerre qui ne dit pas son nom a-t-il été déclaré sur la ZAD du Testet ? À cause d’un redoutable calendrier politique, imposé par le président du conseil général du Tarn, Thierry Carcenac, inquiet de perdre les subventions européennes au projet de barrage (voir ici notre enquête). Par ailleurs, un nouveau commandant de gendarmerie, Emmanuel Leibovici, 45 ans, diplômé en sciences comportementales et spécialisé dans la lutte antiterroriste selon La Dépêche du midi, vient de prendre ses fonctions sur place. Un nouveau préfet, Thierry Gentilhomme, est arrivé fin juillet. Ces hommes nouveaux venus ont-ils voulu imprimer leur marque sur ce territoire en contestation ouverte ? Dansons sur les ruines du vieux monde

La nuit de la mort de Rémi Fraisse, d’autres personnes ont été blessées parmi les zadistes : au moins cinq, selon le décompte en cours de leur avocate, Claire Dujardin. Marc, 56 ans, surnommé “papi”, ancien fonctionnaire de la DRIRE, expert en poids lourds, transports en commun et matières dangereuses, a été blessé au thorax par un tir de projectiles (sans doute un Flashball) en provenance des forces de l’ordre, entre 1 heure et 1h30 du matin. Il souffre d’une contusion pulmonaire et a reçu une ITT de 13 jours.

« Je n’aime pas trop être dans la foule. Je me suis placé à gauche, face aux gendarmes, là où est mort Rémi Fraisse. Il y avait des feux allumés sur le côté droit et des tirs sporadiques. Vers 1h15, 1h30, quelques personnes se sont approchées de moi. On a discuté. Nous étions une vingtaine à cet endroit. J’ai reçu un projectile en haut à droite du thorax. J’ai entendu un mec dire : “Ça y est, je l’ai shooté.” Ça m’a fait pivoter sur moi-même, ça m’a retourné. Tout s’est mis à tourner. J’avais des difficultés à respirer. Un jeune homme m’a retenu et m’a conduit jusqu’au premier feu du campement. Le lendemain au soir, j’ai commencé à cracher un peu de sang. » Quand on le rencontre, l’après-midi du jeudi 30 octobre, « c’est toujours douloureux ».

La même nuit, Florian dit avoir reçu deux tirs de grenade lacrymogène non dégoupillée : c’est le tube entier, qui contient les palets, qui l’a heurté. « La première fois, c’était un tir hasardeux, je l’ai reçu sur le tibia. Mais la seconde, ils m’ont visé. Ils me suivaient de leur faisceau lumineux. C’était vers minuit et demi. » Six jours plus tard, un énorme hématome violacé s’étale encore en haut de sa cuisse.

Camille a reçu une balle de Flashball en haut du torse à droite. Six jours plus tard, le contour de l’impact est encore très net. Le médecin qui l’a reçu lui a accordé huit jours d’arrêt de travail, selon son avocate. « J’étais à 20 mètres des gardes mobiles. J’avançais derrière mon bouclier. Ils me suivaient avec leur lumière. À un moment, j’ai levé la tête et ils m’ont tiré dessus. »

Une membre de la legal team raconte avoir vu des personnes qui portaient secours à un opposant mal en point après avoir reçu une grenade, « se faire grenadifier et gazifier. C’est un des trucs les pires que j’ai vu. C’était révoltant ».

D’après plusieurs récits recueillis par Mediapart, ce soir-là, les gendarmes éteignaient et allumaient régulièrement leurs lumières (projecteurs, phares de camions, lampes Maglite). « On ne voyait rien. Des flics, on ne voyait que des silhouettes découpées », se souvient un participant. Au départ, les gendarmes mobiles sont positionnés sur un terre-plein entouré de douves, à quelques mètres d’un engin de chantier brûlé et des restes d’un Algeco détruit par des opposants. En face, plusieurs dizaines d’opposants. Certains leur envoient des projectiles. D’autres regardent. Un groupe de pacifistes s’est formé à proximité des gendarmes mobiles. Rémi Fraisse se trouverait près d’eux.

En plus des habituels projectiles (balles de Flashballs, lacrymogènes, grenades de désencerclement), les gendarmes utilisent depuis la veille une nouvelle arme, selon plusieurs témoignages de zadistes : les grenades explosives, dites OF F1. « C’était hyper impressionnant, décrit une membre de la legal team de la ZAD. Elles font moins de bruit que celles de désencerclement et dessinent un cercle de feu quand elles tombent par terre. »

« Ça n’a jamais été aussi fort que ce soir-là », témoigne Mokhtar, qui se souvient avoir entendu une sommation des gendarmes, le vendredi soir, veille de la mort de Rémi Fraisse : « Attention LBD (lanceur de balle de défense, autre appellation du Flashball – Ndlr) et grenades explosives. » Le samedi, « on s’en est pris plein la gueule. Ça fait une flamme quand ça tombe, de la fumée noire, ça sent un peu la lacrymo ». Également présent sur les lieux ce soir-là, Florian dit en avoir vu « beaucoup, elles faisaient un bruit énorme qui retentissait dans toute la vallée. C’est la première fois que je voyais des gendarmes mobiles violents comme ça ».

Auparavant, ce type de grenades ne semble avoir été utilisé qu’une seule fois sur la ZAD. « C’était la nuit, ils ont annoncé au mégaphone : “Attention, nous allons faire usage de grenades à effet de souffle”, se souvient Moktar. J’ai vu des gens projetés par terre. »

Un jeune maraîcher bio, venu d’Auvergne : « On est venu planté des pommiers. On a semé de l’engrais vert, un mélange de céréales pour régénérer le sol. L’après-midi, c’était bon enfant, au début. Puis, ça été le feu d’artifice. Ça pétait dans tous les sens. On entendait les explosions à un kilomètre. Ça fait une dizaine d’années que je suis dans des luttes, je n’avais jamais vu ça. »

Le décompte des blessés du week-end parmi les zadistes n’est pas facile. Personne n’a été transporté à l’hôpital : tous n’ont pas de carte Vitale, certains n’ont pas du tout de papier d’identité. Lundi 27 octobre, des occupants de la ZAD ont déversé devant la préfecture quantité de palets de grenades et d’étui de lacrymos ramassés sur les lieux des affrontements. « On est venu vider nos poubelles », résume un zadiste. Près d’une semaine après les heurts, la terre est encore jonchée de restes d’armes que l’on ramasse à la pelle.

Sur le lieu de la mort de Rémi Fraisse, un autel a été dressé. Des feuilles de papier annotées sont accrochées au grillage. Des palets de lacrymos servent de décoration. Derrière, une longue banderole fait face au terre-plein qu’occupaient les gendarmes la nuit du décès : « Ni oubli, ni pardon, ni négociation. Pas de justice, pas de paix pour Rémi. Dansons sur les ruines du vieux monde. Acab (acronyme de l’expression “all cops are bastards”–Ndlr). »

Depuis dimanche et la mort de Rémi Fraisse, plus un policier ni un gendarme n’a été vu sur la ZAD. Vendredi 31 octobre dans l’après-midi, un hélicoptère a effectué, à basse altitude, plusieurs passages au-dessus de la zone.

Les deux juges d’instruction chargées de l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse se sont rendues sur place jeudi 30 octobre. Les analyses du sac à dos que portait le manifestant confirment la thèse d’un décès causé par une grenade offensive des gendarmes, selon une dépêche de l’AFP, vendredi soir. Le rapport d’autopsie est attendu lundi, selon Me Arié Alimi. La famille n’a toujours pas pu voir le corps du jeune homme.

LOUISE FESSARD ET JADE LINDGAARD


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