« Changer de République, changer de société »

vendredi 17 octobre 2014.
 

Par Roger Martelli, historien et co-directeur du mensuel Regards.

Il n’y a pas si longtemps, on nous expliquait que la Constitution de 1958 était la forme enfin trouvée d’une République apaisée, la fin d’une longue période d’hésitation constitutionnelle (seize constitutions depuis 1791). On parle désormais de crise de régime. Beaucoup, à droite et à gauche, parlent de VIe République. Jean-Luc Mélenchon a proposé d’en faire un cheval de bataille citoyen ; une gauche bien à gauche s’honorerait à porter ce projet, en se rassemblant pour le faire. Et pour aller au bout du projet, il ne faut pas le cantonner à la seule question institutionnelle. Parler de Constitution, c’est en fait traiter de la manière dont on fait société.

L’institution, un concentré de social

Qu’est-ce qui est au cœur de la crise politique ? Une évolution large, qui court sur au moins quatre décennies et qui ne concerne pas seulement la France, mais tous les territoires sans exception, du local au mondial. On a fait reposer la dynamique des sociétés contemporaines sur la combinaison de deux logiques : la concurrence sur le plan économique et la gouvernance sur le plan politique. La « gouvernance » a émergé dès le milieu des années 1970, à partir de l’idée qu’il y a « des limites potentiellement désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique » (rapport de la Commission Trilatérale, 1975). Le modèle de la « gouvernance d’entreprise » (corporate governance) est devenu celui de l’État. C’est ainsi que s’est imposé un vaste mouvement qui, pièce par pièce, a tendu à réduire le poids du secteur public, les déficits publics, les tarifs douaniers, les impôts sur le capital et le pouvoir régalien sur la monnaie. Il a justifié l’érosion du pouvoir politique des États, en même temps qu’il délégitimait les conflits politiques et les luttes sociales.

D’un côté, la concurrence marchande est devenue l’horizon indépassable de toute régulation ; d’un autre côté, la gouvernance est apparue comme un mode minimaliste de régulation publique, dans le cadre d’un équilibre social fondé, non sur le conflit et la norme publique, mais sur la négociation et le contrat. Sur cette base, l’objectif stratégique est devenu la mise en place de dispositifs institutionnels associant le pouvoir des élites et l’intervention d’une « société civile » qui a intériorisé la règle du jeu fondamentale : la norme supérieure de la « concurrence libre et non faussée ». Cette conception a été le socle des constructions institutionnelles européennes et elle a fondé toutes les élaborations institutionnelles du « néo-présidentialisme » français, de droite comme de gauche (Balladur, Lang, Sarkozy). Elle reste l’horizon des réformes institutionnelles, administratives et territoriales en cours.

Dès lors, tout s’entremêle : la norme libérale économique, la dévalorisation du public, le reflux de la loi, l’affaiblissement de la représentation, le primat de l’expertise, et tout cela sur un fond d’alternance au pouvoir d’une droite qui se radicalise et d’une gauche qui s’amollit. C’est cette intrication qu’il faut démêler. Or nous sommes à un de ces moments où il n’est pas de solution réformatrice partielle possible ; l’architecture globale du dispositif doit être remise en chantier. Le socle du bien commun et de la souveraineté populaire pourrait, partout, se substituer à celui de la concurrence et de la gouvernance.

Constituer le peuple, instituer la démocratie

Que faire et comment le faire ? Jean-Luc Mélenchon suggère qu’il faut placer l’intérêt général au centre et rendre au peuple tout le pouvoir auquel il peut aspirer. Il a raison. À condition bien sûr que l’on ne se cache pas l’existence de deux difficultés. Tout d’abord, qu’est-ce que l’intérêt général, dans une société où « l’universel » n’est pas donné par avance, où le commun n’existe pas sans les singularités qui le déterminent, où la cohérence ne peut se passer de la complexité ? Comment penser une mise en commun qui ne délègue pas à l’État le soin de définir l’intérêt général, au risque de confondre l’égalité et l’uniformité ? Comment imaginer la « chose publique » autrement que par les normes, éprouvées mais aliénantes, de l’étatisme monarcho-bonapartiste ?

Quant au « peuple », comment ne pas voir, tout à la fois, qu’il existe et qu’il reste à constituer ? Il y a des catégories populaires, numériquement majoritaires mais socialement dispersées, des ouvriers, des employés, des précaires, des immigrés. Il y a des dominés, mais pas de peuple politique prédéfini, tout simplement parce que le peuple n’existe que par le mouvement qui le constitue, par les projets qui le rassemblent, par les luttes qui affirment sa dignité. La question n‘est pas tant de donner le pouvoir au peuple que de lui permettre de se constituer par lui-même, dans le processus par lequel il commence à prendre en main son propre destin.

« Constituer », « constituant »… Voilà bien les mots-clés, sur lesquels Mélenchon a bien raison de focaliser l’attention. « Constitution » vient seulement dans la foulée. Il est donc salutaire de promouvoir la mise en route d’un authentique processus constituant, par lequel les individus se constituent en peuple, en définissant la manière dont ils vont faire société et en précisant les grands cadres juridiques stabilisés qui la rendront possible. Il n’y a pas de société reposant sur la liberté des individus associés, si l’inégalité des avoirs, des savoirs et des pouvoirs est la seule norme tenue pour légitime. En sens inverse, il n’y a pas d’égalité durable, si n’existent pas les institutions qui la garantissent, pour en faire la base de toute créativité.

Quand les représentants du Tiers-État, établis en Assemblée nationale, décident de la proclamer « constituante » à l’été de 1789, ils se fixent l’objectif de rédiger une Constitution. Mais pendant deux ans, ils s’attachent d’abord à refonder les bases mêmes d’une société moderne. Ce n’est qu’au bout de ces deux années qu’ils adoptent enfin la première Constitution de l’histoire française. De la même manière, aujourd’hui, un processus constituant ambitieux portera sur les fondements les plus solides de la société des humains. C’est dire qu’il se construira autour de trois enjeux de société : la redéfinition d’un espace public et de ses normes ; la primauté et l’universalité réelle des droits comme fondements du « pacte social » ; l’affirmation de la souveraineté populaire et de la citoyenneté. C’est l’articulation des trois thèmes qui donnera à la vie politique et à ses institutions la légitimité qui fait défaut aujourd’hui. Elle est une clé pour nous sortir du marasme épais qui nous paralyse, en donnant un nouvel élan à la citoyenneté.

Une Sixième… qui sera une première

Dans ce cadre-là, il faudra bien aborder la question de la Constitution proprement dite. On ne met pas la charrue avant les bœufs, dira-t-on peut-être. Le plus urgent est de porter l’exigence d’un processus constituant ; il sera bien temps, alors, d’en préciser les termes. Mais les citoyens seront d’autant plus enclins à vouloir d’un tel processus qu’ils auront dès maintenant, sous leurs yeux, les grandes lignes pensables des projets d’avenir. Il y a toujours, en France, une gauche de gauche bien active. Il y a en particulier un Front de gauche. Que propose-t-il pour nourrir la réflexion citoyenne ? Quelle ossature de projet est-il capable de mettre en débat ?

Il se trouve que, depuis 2004, je me suis trouvé associé à des réflexions sur les institutions, à l’intérieur du PCF quand celui-ci s’est attaché à définir ses propositions pour une Sixième République, au sein de la Fondation Copernic, puis dans les collectifs antilibéraux de 2005-2006 et enfin autour du Front de gauche. De ces longues élaborations, trop souvent méconnues, j’ai retenu quatre grands principes : l’affirmation des droits, le glissement d’une démocratie représentative à une démocratie d’implication, la République sociale, la refonte globale de l’architecture des pouvoirs. Je les résume en annexe : le lecteur s’y reportera, s’il le souhaite.

Évoquer un processus constituant, c’est remettre la citoyenneté au cœur de la relance démocratique. Parler dès maintenant de VIe République, c’est énoncer clairement l’objectif que l’on propose d’assigner au processus. La Ve République est forclose ; une nouvelle doit voir le jour. Toutefois son ambition va au-delà du simple ajout d’un numéro à la liste déjà conséquente des républiques passées. Plus que d’une succession, c’est d’une rupture historique qu’il est question.

Toute la réflexion constitutionnelle depuis le XVIIIe siècle, depuis l’Américain Madison et le Français Sieyès, découle de la conviction que la seule démocratie possible est celle qui permet au peuple de s’exprimer, non directement, mais par l’entremise de ses représentants. Si la négation brutale de la représentation conduit à des dérives inacceptables, renvoyer à la seule « bonne » représentation ne suffit pas pour répondre aux évolutions des sociétés modernes, à leur complexité, à leur interaction territoriale, à l’élévation générale des compétences, des savoirs et des possibilités de leur partage, au besoin d’autonomie d’individus qui ne se réduisent pas à des entités séparées les unes des autres sur les marchés concurrentiels.

L’impulsion de la « gouvernance » a été une manière libérale-technocratique de répondre à ces exigences nouvelles. Il importe maintenant de formuler une autre logique démocratique, où la justesse de la représentation serait confortée par la continuité et la qualité de l’implication citoyenne. Une logique qui ne briderait plus l’exercice démocratique, qui briserait le monopole des compétences, qui porterait l’exigence démocratique vers tous les champs de l’expérience sociale.

La République n’est pas une simple forme institutionnelle, une manière technique de distribuer des pouvoirs. Elle est avant tout une manière de fonder l’universalité humaine sur l’égalité et la libre autonomie des individus. Couplée à l’autre mot-clé, « démocratie », elle est une façon intégrée de penser, dans un même mouvement, la singularité des personnes et leur universelle solidarité.

Faire de la République, sixième du nom, la première d’une nouvelle ère démocratique : quand les temps sont gris, ne voilà-t-il pas une belle espérance ?

Annexe : Quatre principes pour une VIe République

1. Toute refondation sociale et institutionnelle doit s’ancrer plus fortement dans l’affirmation des droits. On ne s’implique pas totalement dans la citoyenneté, si l’on ne dispose pas de droits suffisants. Il est en cela nécessaire de prolonger les grands acquis, notamment ceux de la Libération, en insistant plus fortement que par le passé sur quelques idées.

– Les droits sont indivisibles : ils sont à la fois politiques, économiques, sociaux, culturels ; ils sont à la fois individuels et collectifs.

– Les droits sont universels : rien ne peut limiter leur exercice ; rien, et donc en particulier surtout pas l’origine, la nationalité, le genre ou l’orientation sexuelle ; toute discrimination est une injure à la République et un frein à l’expansion démocratique.

– Les droits énoncés par la Constitution sont contraignants et peuvent en particulier être opposables devant les tribunaux.

– Enfin, pour garantir l’égalité des droits, la puissance publique a l’obligation d’agir et de se doter des moyens nécessaires, à commencer par une justice plus démocratique, par des instruments économiques adaptés et placé sous tutelle politique, et par des services publics étendus, démocratisés, modernisés.

2. La démocratie sera plus vivace si les citoyens se sentent bien représentés ; mais la démocratie dite « représentative » ira d’autant mieux que les citoyens auront la possibilité de s’impliquer directement. La délégation à l’État n’est pas le souverain remède contre les empiètements de la « loi » des marchés. La souveraineté populaire, sous toutes ses formes, est le principe ordonnateur d’une nouvelle citoyenneté, plus soucieuse d’implication directe que de simple représentation. L’extension du droit de vote, la parité réelle, la pratique des budgets participatifs, le droit d’initiative législative, le référendum d’initiative populaire, le statut de l’élu, le non-cumul des mandats, l’extension des conseils et assemblées citoyennes sont autant de pistes nécessaires.

3. La démocratie se régénérera d’autant mieux qu’elle sera sociale. Elle ne peut pas prospérer si le champ de l’économie est en dehors de ses attributions, si l’entreprise lui reste fermée, si les institutions économiques publiques échappent à la décision politique, si les lieux où se jouent le plus fortement la destinée collective restent des lieux opaques, réservés à de petits groupes d’hommes concentrant des pouvoirs exorbitants, au nom de la libre entreprise et de la norme indépassable de la concurrence. La reconnaissance constitutionnelle du principe de la « citoyenneté sociale » ou de la « citoyenneté à l’entreprise » est donc à l’ordre du jour. Elle suppose une extension conséquente des pouvoirs des organismes où sont représentés les salariés. Enfin, l’obligation des services publics vaut instituée dans les domaines décisifs, et notamment l’éducation, le travail, la formation, la santé, le logement, l’énergie, la culture, l’information. Ces services, bien sûr, seraient soustraits aux règles de la concurrence.

4. Sur la base des principes précédents, c’est à une redéfinition de l’architecture des pouvoirs qu’il faut désormais s’atteler. La généralisation de la proportionnelle et la suppression du Sénat dans sa forme actuelle en sont des préalables. La réduction drastique des pouvoirs du Président de la République, la suppression du principe de son élection au suffrage universel, la concentration des pouvoirs exécutifs entre les mains du gouvernement (et non du Président), la revalorisation massive du rôle, des pouvoirs et des moyens du Parlement, la subversion démocratique et égalitaire de la décentralisation et la transformation de l’appareil d’État en sont les pivots ou les « clés de voûte ».


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