Le fascisme a été une manifestation du capitalisme

jeudi 9 avril 2020.
 

M. Abdelmoumen et J. De Ruytter : Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, un travail de mémoire sérieux a-t-il été effectué en Europe occidentale ?

Jacques Pauwels : En Europe occidentale et dans le monde « occidental » en général, c’est-à-dire non seulement dans des pays comme la France, l’Allemagne et la Grande Bretagne, mais aussi aux États-Unis et au Canada, d’innombrables historiens et journalistes se penchent depuis des décennies sur le thème, toujours actuel, de la Deuxième Guerre mondiale. Le résultat : un gigantesque et interminable tsunami d’articles, livres, et documentaires – et il ne faut pas oublier les productions hollywoodiennes, telles que ‘La liste de Schindler’ et ‘Valkyrie’, qui sont inspirées par des faits historiques et dont le public croit par conséquent qu’on peut y apprendre d’importantes leçons historiques. Or, tandis que l’on ne peut certainement pas se plaindre de la quantité de ces « travaux de mémoire » du courant dominant ou mainstream, comme on dit en anglais, la qualité est généralement loin d’être satisfaisante.

Tout d’abord, le message est presque toujours le même : la Deuxième Guerre mondiale fut « la guerre d’Hitler ». En autres mots, c’était une guerre voulue et déclenchée par un monstre, Hitler, assisté par une poignée d’autres « gangsters » nazis tels que Goering et Goebbels, qui avaient su séduire le peuple allemand. Mais qui était cet Hitler, qui a aidé à le placer au pouvoir, quels intérêts représentait-il ? Qui a soutenu le fascisme, dans ses variétés allemande et autres, et qui furent les bénéficiaires du régime nazi en Allemagne et dans les autres pays où des régimes fascistes purent accéder au pouvoir ? Ce genre de questions n’est jamais posé dans l’historiographie « occidentale » du courant dominant sur la Deuxième Guerre mondiale ; on n’y trouve presque jamais une analyse sérieuse du phénomène du fascisme en général, et du fascisme allemand, c’est-à-dire du soi-disant « national-socialisme » ou nazisme, en particulier. La raison :

Une telle analyse révélerait les liens entre le fascisme et le capitalisme, et cela non seulement en Allemagne. Une telle analyse révélerait également comment les capitalistes allemands ont en fait voulu une guerre et ont aidé à installer Hitler au pouvoir parce qu’ils pouvaient compter sur lui, d’abord pour réarmer le pays, ce qui fut pour eux un business extrêmement lucratif, et ensuite pour déclencher la guerre de conquête et de rapine dont ils rêvaient. Et il est évident qu’ils rêvaient surtout d’une guerre contre l’Union Soviétique, non seulement un pays de possibilités illimitées en termes de matières premières dont l’industrie allemande avait besoin, mais également la grande source d’inspiration et d’encouragement pour les adversaires naturels des capitalistes allemands, à savoir les nombreux communistes et autres anticapitalistes du pays.

Voici un deuxième défaut du vaste travail de mémoire sur la deuxième guerre mondiale :

Tandis qu’Hitler y représente le mal, et ce à juste titre, les alliés occidentaux y représentent le bien, le bien absolu. Des Américains, en particulier, on veut nous faire croire que ceux-là ont fait la guerre exclusivement pour des raisons altruistes, pour défendre la justice, la démocratie, la liberté, etc. En réalité, dans la Deuxième guerre mondiale les Américains ont poursuivi systématiquement et impitoyablement leurs propres intérêts, et surtout des avantages économiques, des avantages économiques pour leurs grandes sociétés. Par exemple, ils espéraient obtenir, et ils ont en effet obtenu, en Europe, au Moyen Orient, en Extrême Orient et presque partout au monde, des marchés de débouchés pour leurs produits industriels ainsi que des sources de matières premières.

Je cite encore en toute vitesse un autre grand défaut de l’historiographie occidentale du courant dominant. On présente presque toujours les Alliés occidentaux comme les grands vainqueurs de la guerre, tandis qu’en réalité c’est l’Union Soviétique qui a vaincu l’Allemagne nazie.

Pensez-vous qu’il existe des similitudes entre la crise des années ’30 et celle d’aujourd’hui ?

Il y a sans aucun doute d’importantes similitudes entre la « grande dépression », comme on dit aux États-Unis, des années trente et l’anonyme mais grande et interminable crise économique que nous vivons aujourd’hui. Par exemple, aujourd’hui, comme dans les années ’30, le grand fléau est sans aucun doute le chômage. Autrement dit, les grandes victimes de ces crises étaient aux années ‘30, et sont aujourd’hui, les classes inférieures et même moyennes. D’autre part, les classes supérieures, les élites, ne souffrent guère, ou même pas du tout, et les grandes sociétés savent même augmenter leurs bénéfices. Dans les années ’30, afin de maintenir un taux élevé de bénéfices, il fallait conquérir – ou sauvegarder ! – des marchés et des sources de matières premières, ce qui explique les guerres coloniales en Éthiopie et en Chine ainsi que la répression impitoyable de rébellions et mouvements indépendantistes dans plusieurs colonies des puissances occidentales. Aujourd’hui aussi, le besoin de mettre la main – ou simplement sauvegarder – sur des marchés et des sources de matières premières telles que le pétrole, explique les opérations militaires, y inclus des guerres ouvertes et clandestines, de style néocolonial, en Irak, Afghanistan, Libye, Syrie, Mali, etc. Mais la crise des années ‘30 mena en fin de compte à une guerre générale entre les grandes puissances. Il est possible que la crise contemporaine mène également à une guerre générale entre les grandes puissances, par exemple entre les États-Unis et la Chine ou la Russie.

Voici une importante dissimilitude entre la crise des années ’30 et la crise contemporaine : Dans les années ’30, la « grande dépression » était généralement considérée, et cela à juste titre, comme une crise, peut-être fatale, du système capitaliste international. Or, une alternative socio-économique, un « contre-système » du système capitaliste, existait dans la forme du système socialiste – loin d’être parfait, il est vrai ! – qu’on était en train de construire dans l’Union Soviétique, un pays qui ne fut d’ailleurs pas touché par la crise, un pays où il n’y avait pas de chômage. Parmi les victimes de la crise, nombreux furent ceux qui espéraient par conséquent que la terrible crise économique présente une opportunité pour suivre l’exemple soviétique et œuvrer à la transition vers un meilleur avenir, vers un avenir socialiste. Inversement, la peur d’un tel changement révolutionnaire, inspiré par le modèle soviétique, força les élites politiques et économiques de plusieurs pays, tels que les États-Unis de Roosevelt, de faire quelque chose pour améliorer le sort des victimes de la crise, par exemple en créant des emplois par le biais de grands projets d’État. Aujourd’hui, par contre, il n’existe plus d’alternative au système capitaliste, il ne faut apparemment plus espérer, ou craindre, une transition vers un avenir socialiste, et cela veut dire que les élites ne se sentent plus obligées de faire les moindres concessions aux victimes de la crise.

Les forces qui ont encadré la classe ouvrière face au fascisme dans les sociétés occidentales ont perdu leur combativité, pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?

À la fin de la Deuxième guerre mondiale, il était généralement reconnu en Europe que le fascisme, y-inclus le fascisme allemand, le nazisme, avait été une manifestation du capitalisme. La défaite du fascisme était donc une défaite du capitalisme, et la victoire de l’antifascisme était une victoire de l’anticapitalisme. La situation fut donc potentiellement révolutionnaire un peu partout en Europe, et dans les pays libérés par l’Armée rouge les antifascistes les plus radicaux, à savoir les communistes, vinrent au pouvoir et installèrent des régimes socialistes. Dans les pays de l’Europe de l’Ouest, par contre, les élites traditionnelles, surent empêcher un tel scénario. On acheta la loyauté de la population, pour ainsi dire, envers le système capitaliste existant, et en même temps on minimisa l’attraction du modèle socialiste, en introduisant d’importantes réformes politiques et sociales. Ainsi fut créé, en Grande Bretagne, Allemagne, France, Belgique, etc., – mais pas dans les colonies ! – le fameux « État-providence » (welfare state), dans lequel les citoyens jouissaient du plein emploi, de salaires relativement élevés, vacances payées, assurance chômage, pensions de retraite, etc. L’objectif de cette métamorphose était bien-sûr d’éviter des réformes plus radicales, d’empêcher des changements vraiment anticapitalistes, des changements révolutionnaires. Or, ces réformes furent présentées comme un fruit jailli spontanément de la corne d’abondance du capitalisme même. Le capitalisme, système auparavant impitoyable, s’était supposément réformé d’un jour à l’autre pour le bien et le bonheur de tous ! Par conséquent, la classe ouvrière n’avait plus besoin de partis socialistes ou communistes, ni de syndicats. Ce mythe a connu un succès énorme, et les ouvriers, y inclus la quasi-totalité des socialistes et d’innombrables communistes, ont fini par y croire, par se désarmer et abandonner la lutte de classes. Or, en 1990, avec l’effondrement du « contre-système » socialiste du capitalisme, donc avec l’élimination de la « concurrence » socialiste, le capitalisme cessa d’éprouver le besoin de « gâter » ses ouvriers afin de garder leur loyauté. C’était la fin du capitalisme « au visage humain », la fin des concessions, la fin de l’État-providence. Et cela a été une catastrophe pour une classe ouvrière qui s’était désarmée et qui n’a donc pas pu se défendre efficacement dans une lutte de classe dont elle a cru, naïvement, qu’elle était terminée.

On assiste aujourd’hui à des interventions militaires partout dans le monde menées par des ex-puissances coloniales, par exemple celle de la France au Nord-Mali. Ces guerres peuvent-elles ramener ou produire une stabilité quelconque dans le monde ? Pourriez-vous nous donner votre avis à ce sujet ?

Je ne crois pas du tout aux déclarations officielles offertes par nos chers leaders à Washington, Paris, Bruxelles etc. pour expliquer et justifier les guerres en Afghanistan, en Libye, en Syrie, au Mali, etc. Il ne s’agit en réalité ni de combattre le terrorisme, ni de promouvoir l’émancipation des femmes, ni de poursuivre quelque but humanitaire que ce soit. Ce sont des guerres d’une nature néocoloniale, ayant pour but de garder ou conquérir des sources importantes de matières premières telles que le pétrole, l’uranium, le cuivre, les diamants, etc., ainsi que des marchés pour les produits industriels, y inclus des armes, des grandes puissances. Ces guerres servent aussi souvent à installer ou garder au pouvoir des régimes prêts à collaborer avec les ex-puissances coloniales, et, inversement, à éliminer des régimes qui ne sont pas prêts à collaborer avec Washington, Paris, Londres, etc. Finalement, ces guerres sont aussi fort utiles dans une autre perspective : tandis que leurs frais sont socialisés, c’est-à-dire payés par les contribuables du pays qui fait la guerre, les bénéfices engendrés par la production des armes, sophistiquées et chères, nécessaires pour faire la guerre, sont privatisés en faveur d’une élite de sociétés privées ; ces guerres servent en fin de compte à redistribuer les richesses d’une façon perverse, à savoir des pauvres aux riches. Finalement, il est aussi fort douteux que ces guerres puissent produire une stabilité quelconque dans le monde. En fait, elles mènent presque certainement vers de nouvelles formes d’instabilité, vers de nouvelles rivalités et conflits, peut-être même vers une nouvelle guerre générale entre grandes puissances. Après tout, n’est-il pas évident que les opérations militaires au Mali et en Libye, par exemple, visent aussi à interdire à la Chine l’accès aux matières premières et aux marchés d’Afrique ?

Vous avez un projet de livre qui va bientôt sortir, pouvez-vous nous en donner quelques informations ?

Les Éditions Aden de Bruxelles publieront bientôt mon nouveau livre, intitulé ‘Big business avec Hitler’. J’y explique comment le ‘big busines’s allemand, c’est-à-dire la grande industrie et la haute finance de ce pays, a non seulement contribué de façon décisive à l’installation au pouvoir d’Hitler, mais a aussi été le plus grand bénéficiaire de son régime dictatorial et criminel. Le big business étatsunien a également soutenu Hitler dans sa marche, pourtant loin d’être irrésistible, vers le pouvoir, et les grandes sociétés américaines ont fourni à Hitler, surtout via leurs filiales allemandes, une très grande partie des camions, chars, avions, pétrole, aluminium, cuivre et caoutchouc dont il avait besoin pour faire son Blitzkrieg, sa « guerre-éclair ». Ils ont continué à faire cela après Pearl Harbor, et ils y ont gagné gros, surtout grâce à l’embauchage de travailleurs forcés. Presque toutes les grandes sociétés américaines ont fait des affaires lucratives avec Hitler, par exemple Ford, General Motors, IBM, ITT, Standard Oil (maintenant Exxon), Texaco, Coca Cola, Eastman-Kodak – et Singer, grand spécialiste des machines à coudre, qui produisit pour Hitler, dans sa filiale allemande,…des mitrailleuses !

Mohsen Abdelmoumen et Jocelyne De Ruytter


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