Programme socialiste La société future 3 : La Production socialiste

dimanche 10 février 2008.
 

Supprimer la production marchande, c’est substituer à la production pour la vente la production destinée à satisfaire les besoins de chacun.

Cette dernière peut revêtir deux aspects : ce peut être la production de l’individu pour satisfaire ses besoins personnels, ou la production d’une société ou d’une coopérative pour satisfaire ses propres besoins, les besoins de ses membres.

La première forme de production n’a jamais été générale. L’homme, si loin que l’on remonte, a toujours été un être social. Pour satisfaire toute une série de ses besoins, l’homme a toujours été réduit à travailler en commun, avec d’autres hommes. D’autres ont dû travailler pour lui ce qui supposait en général qu’il travaillait également pour autrui. La production de l’individu pour lui-même n’a jamais joué qu’un rôle restreint. Aujourd’hui c’est à peine s’il y a encore lieu d’en parler.

La production coopérative destinée à satisfaire les besoins est restée la forme dominante de production tant que la production marchande ne s’est pas développée. Elle est aussi ancienne que l’acte même de produire. Si l’on suppose qu’un mode de production répond surtout à la nature humaine, c’est cette espèce de production que l’on pourrait le mieux qualifier de naturelle. Elle compte peut-être autant de dizaines de milliers d’années que la production marchande de milliers. La nature, l’étendue, les droits de la coopérative qui se livrait à la production changeaient avec l’espèce des moyens et du mode de production. Mais que ce fût une horde, une gens, une mark ou une coopérative domestique (une grande famille de paysans), une série de traits essentiels étaient communs. Chacun de ces groupes satisfaisait tous ses besoins (au moins tous les besoins nécessaires et essentiels) avec les fruits de sa propre production. Les moyens de production étaient la propriété de la coopérative. Ses membres travaillaient librement, en égaux, en suivant les usages ou d’après un plan qu’ils avaient eux-mêmes conçu, sous une direction qu’ils avaient eux-mêmes élue et qui était responsable envers eux. Le produit du travail commun appartenait à la communauté. Elle en employait une partie à satisfaire des besoins communs (de consommation ou de production). Le reste était distribué suivant la coutume ou d’après une mesure déterminée par l’ensemble de ses membres, aux personnes ou aux groupes qui constituaient la coopérative.

La prospérité d’une communauté semblable, se suffisant à elle-même, dépendait de conditions naturelles et personnelles. Plus le domaine qu’elle occupait était fertile, plus ses membres étaient laborieux, inventifs, vigoureux, et plus aussi le bien-être était grand, assuré. Les épidémies, les inondations, les incursions d’ennemis plus forts pouvaient la mettre dans une situation pénible, l’anéantir même, mais il y avait une chose qui ne l’atteignait pas, les fluctuations du marché. Elle les ignorait complète­ment ou ne les connaissait que pour les objets de luxe.

Une production coopérative de cette espèce constitue une production communiste, ou, comme on dit aujourd’hui, socialiste. Seul un mode de production de ce genre peut mettre fin à la production marchande. C’est la seule forme possible de production quand la production marchande doit disparaître.

Mais nous ne voulons pas dire par là qu’il faut aujourd’hui ressusciter ce qui est mort et rétablir les anciennes formes de la possession en commun et de la production coopérative. Ces formes correspondaient à des moyens de production déterminés. Ils étaient incompatibles avec des moyens de production plus développés ; ils le sont encore. Aussi disparaissent ils partout, au cours de l’évolution économique, devant la production marchande encore à ses débuts. Et quand elles cherchent à s’opposer aux progrès de celles-ci, elles deviennent un obstacle au développement des forces productives. Les tentatives que l’on pourrait faire pour supprimer la production marchande en maintenant et en revivifiant les restes de l’ancien communisme qui ont persisté jusqu’à nos jours, surtout dans certaines communautés paysannes arriérées, seraient aussi vaines, aussi réactionnaires que les efforts qui tendent à la recons­titution du régime corporatif.

La production socialiste, rendue nécessaire aujourd’hui par la banqueroute imminente de la production marchande, aura, doit avoir certains traits communs avec les anciennes formes de production communiste. L’une et l’autre sont des espèces de la production exercée en vue de la consommation. Mais la production capitaliste a également des traits communs avec la production fondée sur le métier ; toutes deux, en effet, sont des espèces de la production marchande. La production capitaliste, forme supérieure de la production marchande, est néanmoins totalement différente de la production exercée par l’artisan. De même le mode de production coopératif, devenu actuellement nécessaire, sera totalement différent des formes antérieures.

Ce n’est pas au communisme primitif que le mode de production socialiste qui s’annonce se rattachera, mais bien à la production capitaliste qui développe elle-même les éléments dont se formera le mode de production qui lui succédera. C’est la production capitaliste elle-même qui, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, crée les hommes nouveaux dont le nouveau mode le production a besoin. Mais elle crée aussi les organisations sociales qui formeront les bases du nouveau mode de production dès que ces hommes nouveaux s’en seront emparé.

Ce que le mode de production socialiste exige, c’est d’abord la transformation des entreprises capitalistes individuelles en entreprises coopératives. Cette transformation est proposée par ce fait que, comme nous l’avons vu, la personne du capitaliste devient un rouage de plus en plus inutile dans le mécanisme économique. Puis, le mode de production socialiste exige encore la réunion en une seule grande coopé­rative de toutes les exploitations qui, pour un état déterminé de la production, sont nécessaires pour que soient satisfaits les besoins essentiels d’une société. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment l’évolution économique prépare, dès mainte­nant, cette transformation en réunissant de plus en plus les entreprises capitalistes en quelques mains.

Mais, quelle doit être l’étendue d’une semblable association se suffisant à elle-même ? La communauté socialiste n’est nullement une fantaisie arbitraire, c’est un produit nécessaire de l’évolution économique, que chacun reconnaît d’autant plus clairement qu’il comprend mieux cette dernière. Aussi, l’étendue de cette association n’est-elle pas quelconque ; elle est déterminée par chaque moment de l’évolution. Plus celle-ci progresse, plus la division du travail se développe, plus le commerce s’étend et plus aussi cette communauté devra être vaste.

Il y aura bientôt. deux siècles qu’un Anglais bien intentionné, du nom de John Bellers proposa au Parlement (en 1696) de mettre un terme à la misère que le mode de production capitaliste, si jeune qu’il fût, commençait déjà à répandre. Il demandait la fondation de coopératives, produisant tout ce dont elles auraient besoin, produits industriels comme produits agricoles.

Dans l’industrie, le métier était encore la forme de production prédominante. A côté de lui régnait la manufacture capitaliste. Il n’était pas encore question de la fabrique capitaliste employant la machine.

Un siècle plus tard, les penseurs socialistes reprirent cette idée, considérablement approfondie d’ailleurs et complétée. Mais les débuts du régime de la fabrique se faisaient déjà sentir. Le métier tombait en décadence. Toute la vie sociale s’était élevée d’un degré. Les coopératives se suffisant à elle-même, que les socialistes réclamaient au commencement de ce siècle pour mettre un terme aux inconvénients du mode de production capitaliste, étaient déjà, dix fois plus grandes que celles que proposait Bellers (les phalanstères de Fourier, par exemple).

Mais, quelque importantes que fussent les conditions économiques de l’époque de Fourier, comparées à celles de l’époque de Bellers, elles paraissent mesquines une génération plus tard. Dans sa marche conquérante, la machine bouleversait toute la vie économique. Elle a donné une si grande extension aux entreprises capitalistes que quelques-unes exerçaient leur influence sur des États entiers. Elle a fait de plus en plus dépendre les unes des autres les diverses entreprises d’un pays, si bien qu’économiquement, elles n’en forment plus qu’une seule. Elle tend de plus en plus à réunir en un seul tout économique la vie économique des nations capitalistes.

La division du travail se développe toujours. Les différentes maisons s’appliquent de plus en plus à ne produire que certaines spécialités, pour tout l’univers, il est vrai. Les entreprises isolées deviennent de plus en plus gigantesques. Certains patrons comptent leurs ouvriers par milliers. Aussi, une association coopérative, voulant satisfaire tous ses besoins et comprendre toutes les dépenses nécessaires à leur satisfaction, doit avoir une tout autre étendue que les phalanstères et les colonies du commencement du siècle passé. De toutes les organisations sociales existantes, une seule a une étendue suffisante pour qu’on en puisse faire le cadre où se développera la communauté coopérative socialiste : c’est l’État moderne .

Et même l’extension prise par la production de certaines entreprises est si considérable, les rapports économiques qui unissent les nations capitalistes sont si étroits que l’on peut se demander si le cadre de l’État suffira à embrasser la commu­nauté socialiste.

Il y a cependant lieu de considérer le point suivant. L’extension prise aujourd’hui par le commerce international est conditionnée plutôt par les rapports d’exploitation que par les rapports de production. Plus la production capitaliste a pris du développe­ment dans un pays, plus est grande l’exploitation des classes ouvrières qu’elle cause, et plus aussi est considérable l’excédent des produits que le pays ne peut consommer lui-même et qu’il faut exporter. Si la population d’un pays n’a pas suffisamment d’argent pour acheter elle-même un des produits qu’elle fabrique, les capitalistes cherchent à exporter cette marchandise, qu’elle soit d’ailleurs on non indispensable à la population. Ce qu’ils cherchent, ce sont des acheteurs, non des consommateurs. Aussi a-t-on pu voir souvent se produire ce fait abominable : dans un moment de famine, l’Irlande exportait du blé en quantités relativement importantes. Au cours de l’effroyable famine qui sévit sur leur pays, on ne peut arrêter les capitalistes d’exporter le grain qu’en le leur interdisant formellement.

Si l’on vient à mettre un terme à l’exploitation et que la production en vue de la consommation soit substituée à la production en vue de la vente, l’exportation comme l’importation s’en trouveront fort diminuées.

En réalité, des relations de cet ordre ne cesseront jamais d’exister entre les divers États. D’un côté la division du travail est développée à un tel point, l’écoulement dont les industries géantes ont besoin pour leurs produits est si considérable ; d’autre part grâce au développement du commerce international dans les États modernes, tant de besoins ont été créés qui, dès maintenant, sont devenus des nécessités et peuvent être satisfaits par l’importation ( de café, par exemple ) en Europe qu’il semble impossible d’arriver à ce que les diverses communautés socialistes, même eussent-elles l’exten­sion d’un État actuel, puis­sent satisfaire à toutes les exigences par leur propre production. Au début, il subsistera donc une espèce d’échange de marchandises entre les différentes communautés. Mais leur indépendance économique ne s’en trouve pas menacée si elles produisent elles-mêmes tout le nécessaire et n’ont recours à l’échange que par le superflu , si elles agissent à peu près comme une famille paysan­ne aux débuts de la production marchande.

Mais pour que chaque communauté socialiste produise elle-même tout le nécessaire, il suffit actuellement qu’elle ait la même étendue qu’un État moderne.

D’ailleurs, cette étendue elle-même n’est nullement immuable. L’État moderne, comme nous l’avons déjà remarqué, n’est au fond que le produit et l’instrument du mode de production capitaliste. Il grandit avec ce dernier et, suivant les nécessités, non seulement en force, mais encore en extension. Le marché intérieur, le marché situé dans l’État auquel elle appartient, est toujours, pour la classe capitaliste, le plus sûr, celui qu’il est le plus facile de défendre et que l’on peut le mieux exploiter. Aussi, dans la mesure où se développe le mode de production capitaliste, s’accroît la tendance de la classe capitaliste de chaque pays d’étendre ses frontières. En ce sens, l’homme d’État qui prétendait que les guerres modernes n’étaient plus dynastiques, mais nationales, n’avait-il pas complètement tort. Seulement, il faut entendre par tendances nationales les tendances de la classe capitaliste. Rien ne lèse davantage l’intérêt des capitalistes d’une nation que la diminution du territoire. La bourgeoisie française aurait pardonné il y a longtemps à l’Allemagne les cinq milliards versés, mais elle ne peut admettre l’annexion de l’Alsace-Lorraine.

Tous les États modernes ont besoin de prendre de l’extension. C’est pour les États-Unis que la chose est plus facile ; ils disposeront bientôt de toute l’Amérique ; il en est de même pour l’Angleterre, à laquelle l’empire des mers permet d’agrandir continuel­le­ment par des colonies la sphère de son influence. La Russie elle-même n’a pas rencontré trop de difficultés à reculer ses frontières sur certains points. Mais aujourd’hui, elle se heurte presque partout à des voisins qui la valent. Dans l’Asie Orientale, elle se trouve en présence du Japon et de l’Angleterre, qui, directement ou indirectement, cherchent dans divers États à empêcher ses progrès ultérieurs.

Ce sont les États du continent européen qui se trouvent dans la situation la plus difficile ; et cependant, comme les autres ils ont besoin d’étendre constamment leur domaine. Mais ils se touchent de trop près, et aucun d’eux ne peut se développer sans détruire un voisin qui le vaut. La politique coloniale ne satisfait que médiocrement le besoin d’extension causé par leur production capitaliste. C’est là une des causes les plus puissantes du militarisme, de cette transformation de l’Europe en un camp qui menace d’écraser les États européens.

Bref, chaque État moderne s’efforce de s’étendre, suivant en cela le cours de l’évolution économique. Celle-ci assure ainsi partout aux communautés socialistes à venir une étendue suffisante [1] .

Mais l’État moderne n’est pas seulement la seule des organisations sociales actuel­le­ment existantes qui possède l’extension suffisante pour fournir le cadre nécessaire à une communauté socialiste, il en forme encore la seule base naturelle. On nous permettra une petite digression destinée à faire mieux comprendre ce point.


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