Entretien avec Pablo Iglesias, fondateur de Podemos

mercredi 25 juin 2014.
 

Le fondateur de Podemos, collectif issu des mouvements sociaux en ébullition en Espagne, fait son entrée au parlement européen. Dans un entretien à Mediapart, cet universitaire médiatique fixe les priorités de son mandat, revient sur la « crise de régime » qui secoue son pays au moment de l’entrée en scène du roi Felipe, et observe les errements de la gauche française.

Pablo Iglesias incarne à lui seul certaines des mutations de la gauche espagnole. Ce professeur de sciences politiques, né en 1978 à Vallecas, dans la banlieue sud de Madrid, a fondé début 2014 Podemos (« nous pouvons »), un collectif né dans le sillage des mobilisations « indignées ». À peine quatre mois plus tard, ce mouvement rassemblait 1,2 million de voix aux élections européennes de mai et décrochait cinq sièges d’eurodéputés. Vedette des réseaux sociaux, connu pour des émissions télé de débat politique (dont La Tuerka), Iglesias veut faire de Podemos une alternative aux partis de gauche traditionnels, à commencer par les socialistes du PSOE. Entretien

Ludovic Lamant – Podemos veut faire de la politique autrement, contre les partis traditionnels. Comment rester différents entre les murs du parlement européen ?

Pablo Iglesias – C’est vrai qu’il y a beaucoup d’éléments de politique traditionnelle au parlement européen, dans lesquels on ne se reconnaît pas. Et c’est un parlement qui dispose de peu de compétences – même si elles sont de plus en plus importantes. Mais il nous semble décisif de faire de l’espace européen un espace d’intervention, pour dire, en tant qu’élus venus d’Espagne, un certain nombre de choses.

Nous ne voulons pas être une colonie de l’Allemagne. Nous ne voulons pas être une colonie de la Troïka. Nous n’assumons pas un modèle institutionnel européen mis au service des pouvoirs financiers et des banques. Le parlement européen constitue pour nous une magnifique occasion pour construire des alliances avec d’autres Européens, notamment du Sud, pour imaginer quelles autres formes de gouvernement sont possibles en Europe.

Quelle sera votre priorité durant le mandat ?

Nous voulons redimensionner certains débats européens, qui sont absolument décisifs pour les populations, en particulier dans le sud de l’Europe. Nous assistons à la création d’une Europe avec un centre riche au nord et une périphérie au sud, qui fournit une main-d’œuvre bon marché, avec des structures politiques coloniales. À l’arrivée, nos pouvoirs politiques sont à genoux face aux pouvoirs financiers.

À quels débats pensez-vous ?

Nous voulons discuter du traité de libre-échange avec les États-Unis, de l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) et de la politique monétaire, de la manière dont la BCE ne protège pas la dette des États, pour mieux la livrer aux marchés financiers.

Podemos compte cinq élus. Comment faire pour lutter contre cette « Europe allemande » que vous dénoncez, depuis les marges du parlement ?

Depuis le traité de Maastricht, c’est toute la structure de l’Union qui s’est mise au service de l’Allemagne. Notre stratégie sera d’essayer, au moins, d’ouvrir le débat. Parce que l’une des techniques des gouvernements – en Espagne en tout cas –, c’est de l’étouffer.

Dès que l’on en arrive à un certain stade des discussions, on nous explique que ce n’est plus de notre ressort, que c’est imposé par l’Europe, etc. Il devient très difficile de situer les véritables lieux du pouvoir. Mais si le FMI veut gouverner en Espagne, qu’il se présente d’abord aux élections en Espagne. Si Angela Merkel veut gouverner en Espagne, idem.

Soutenez-vous le conservateur luxembourgeois Jean-Claude Juncker, pour la présidence de la commission européenne ?

Je voterai contre, si le conseil européen soumet sa candidature au parlement. Martin Schulz (socialiste allemand, candidat des socialistes européens, ndlr) et Jean-Claude Juncker sont les deux faces d’une même monnaie. De fait, leurs familles gouvernent ensemble en Allemagne. Je rappelle que l’attitude de Juncker, au plus dur de la crise grecque, fut terrible : il a personnifié ce colonialisme européen que nous dénonçons (il présidait à l’époque l’Eurogroupe, ndlr). Nous avons soutenu pendant la campagne Alexis Tsipras (le candidat du parti de la gauche européenne, et patron du parti grec Syriza, ndlr), parce que nous y avons vu la promesse de ne pas nous satisfaire d’un rôle de subalterne, depuis les pays du Sud.

Mais êtes-vous d’accord pour dire que Juncker est un candidat légitime, vu le résultat des élections, remportées par la droite en Europe ?

C’est une question qui divise au sein de la GUE (gauche unitaire européenne, le groupe du parlement auquel appartient Podemos, ndlr). On peut penser qu’avoir accepté de présenter un candidat à la présidence de la commission, en l’occurrence Alexis Tsipras, pour les élections, implique de reconnaître la légitimité du vainqueur des élections par la suite. Pour moi, c’est avant tout une question méthodologique, pas une différence sur le fond : on peut être contre Juncker, contre Merkel, contre Rajoy en Espagne, et accepter qu’il existe des processus électoraux qui permettent à ces personnes de gouverner.

Quelle est la différence entre Podemos et les écolo-communistes d’Izquierda Unida (IU) ? Tous deux appartiennent désormais au même groupe au parlement européen (la GUE, à laquelle appartient également le Front de gauche)…

Ce qui nous différencie, ce n’est pas tant le programme. Nous voulons un audit de la dette, la défense de la souveraineté, la défense des droits sociaux pendant la crise, un contrôle démocratique de l’instrument monétaire… Ce qui nous différencie, c’est le protagonisme populaire et citoyen. Nous ne sommes pas un parti politique, même si nous avons dû nous enregistrer comme parti, pour des raisons légales, en amont des élections. Nous parions sur le fait que les gens « normaux » fassent de la politique. Et ce n’est pas une affirmation gratuite : il suffit de regarder le profil de nos eurodéputés pour s’en rendre compte (parmi les cinq élus, on trouve une professeur de secondaire, un scientifique, etc., ndlr).

L’Espagne vit une période très particulière : abdication de Juan Carlos, mort d’Adolfo Suarez, qui fut l’un des piliers de la « transition », effondrement dans les urnes des deux grands partis politiques traditionnels, le parti populaire (PP) et le parti socialiste (PSOE) sur fond de crise économique et sociale… Qu’en pensez-vous ?

C’est une crise de régime. La crise économique a provoqué une crise politique, qui a débouché sur une crise de régime. À présent, le régime né en 1978 se trouve dans une situation de décadence avancée. Les partis politiques qui se sont construits pendant la période discutable de la « transition », qui fonctionnent par dynasties, n’ont cessé d’alterner au pouvoir.

La monarchie, qui s’est construite comme le rempart contre un coup d’État des militaires, finit par être associée à la corruption et à l’impunité. Sans parler d’organisations syndicales et patronales, qui ont conclu accords et compromis, pour valider les grands axes d’une politique d’austérité. Aujourd’hui, une partie de ce régime commence à s’effriter. Nous, en à peine quatre mois d’existence, avons récolté 1,2 million de voix aux élections…

La monarchie espagnole est aux abois ?

On a vu le parti populaire (droite, au pouvoir, ndlr) et les socialistes du PSOE négocier ces derniers jours le processus d’abdication du roi, au profit de son fils. Cela s’est fait sans aucune consultation des citoyens, à toute vitesse, en forçant une majorité parlementaire – avec une discipline de vote très stricte, y compris côté socialistes. Et tout cela a été annoncé juste avant le début de la coupe du monde de football, pour terminer en un acte de proclamation sans présence de chefs d’État et de gouvernement d’autres pays… C’est la preuve qu’ils sont morts de trouille. Ils ont voulu le faire par la petite porte, dans l’empressement. Ils se rendent compte qu’ils sont en train de perdre, petit à petit, le pouvoir.

Des reconfigurations de la gauche sont à l’œuvre en Espagne, sous l’effet de la crise. Quel regard portez-vous sur la situation française, où la gauche semble plus que jamais mal en point ?

L’axe fondamental pour appréhender la situation politique n’est plus l’axe gauche-droite. Je suis de gauche, mais l’échiquier politique a changé. Le déclic en Espagne a été le mouvement du « 15-M » (en référence au 15 mai 2011, date du surgissement des « Indignés », ndlr). L’alternative se définit désormais entre la démocratie et l’oligarchie, entre ceux d’en haut et ceux d’en bas, entre une caste de privilégiés qui a accès aux ressources du pouvoir et une majorité sociale. L’enjeu, pour nous, c’est de convertir cette majorité sociale en majorité politique et électorale.

Nous voulons dire des choses simples : on est contre la corruption, contre l’absence d’un vrai contrôle démocratique sur l’économie, pour que les riches paient des impôts. On pense qu’il est possible de construire une majorité sur ces sujets, pour changer les règles du jeu. C’est ce qu’il se passe depuis 15 ans en Amérique latine : la contestation du libéralisme ne s’est pas tant faite sur une base idéologique que sur des thématiques nationales-populaires. Ce schéma peut aussi fonctionner en Europe. Le pouvoir n’a pas peur de l’unité des gauches, mais de l’unité populaire.

Et vous l’imaginez en France aussi ?

Cela se passe en France ! Mais le problème, c’est que c’est l’extrême droite qui occupe ce terrain. Le succès électoral de Marine Le Pen ne veut pas dire que la France déborde de fascistes. Madame Le Pen, d’extrême droite, s’est montrée suffisamment habile pour contester à d’autres acteurs politiques ce terrain qui, à l’origine, ne lui appartient pas. En Italie, cet espace a été occupé par Beppe Grillo (le fondateur du Mouvement cinq étoiles, M5S, ndlr) – qui n’est pas non plus un de nos alliés. En Grèce, c’est Syriza. À nos yeux, si la gauche n’assume pas une option populaire, elle ne gagnera pas.

Ludovic Lamant - Mediapart.fr


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