61% des jeunes Français prêts à participer à un nouveau Mai 1968

mardi 8 avril 2014.
 

A) Frustrée, la jeunesse française rêve d’en découdre (Le Monde)

A l’automne 2013, les jeunes de 18 à 34 ans étaient conviés par France Télévisions à répondre à un long questionnaire en ligne sur eux-mêmes et leur génération. 210 000 se sont pris au jeu de cette opération « Génération quoi ? ». Leurs 21 millions de réponses fournissent un matériau de recherche exceptionnel pour les deux sociologues de la jeunesse Cécile Van de Velde et Camille Peugny, maîtres de conférences respectivement à l’EHESS et à l’université Paris-VIII, qui ont contribué à concevoir le questionnaire. Ils en tirent aujourd’hui pour Le Monde les principaux enseignements, en se focalisant sur la tranche d’âge des 18-25 ans, centrale pour l’analyse.

◾La vie en noir

Interrogés sur leur devenir personnel, les jeunes répondants sont près des deux tiers à se déclarer plutôt ou très optimistes. En revanche, le regard qu’ils portent sur le destin de leur génération est extrêmement sombre. Vingt ans n’est pas le plus bel âge de la vie, pensent-ils majoritairement (à 51 %). Les mots-clés librement choisis pour définir leur génération sont édifiants : « sacrifiée », « perdue ». Et encore (après « Y », « Internet », « connectée »), « désabusée », « désenchantée », « galère »… « Autant ‘‘sacrifiée” est un terme qui a pu être induit par le discours des médias, analysent Cécile Van de Velde et Camille Peugny, autant ‘‘perdue” semble un choix spontané. » Donc révélateur.

Seuls 25 % des 18-25 ans ont la conviction que leur vie sera meilleure que celle de leurs parents. Ils sont 45 % à imaginer qu’elle sera pire, 29 % qu’elle sera semblable. Près d’un tiers (33 %) sont persuadés qu’ils ne connaîtront jamais autre chose que la crise. Quant à la vie de leurs propres enfants, 43 % pensent qu’elle sera encore pire que la leur. A toutes ces questions, les jeunes femmes répondent de façon encore plus pessimiste que leurs congénères masculins. « Ces pourcentages sont très élevés, sachant que les jeunes sont, dans la plupart des enquêtes, plus optimistes que leurs aînés. Ils le sont d’ailleurs dans cette enquête concernant leur avenir personnel, remarque M. Peugny. Ce qui apparaît ici, c’est le poids du discours de crise dans lequel nous baignons désormais, et le sentiment d’être pris dans une spirale du déclassement. »

Deux pondérations à apporter, selon lui, néanmoins. Les participants peuvent avoir été tentés de « surjouer un discours noir et cynique, ce qui est une manière de conjurer le sort ». Surtout, cette génération est fortement clivée en fonction des parcours et des statuts, précaires ou non. Ce n’est pas une mais des jeunesses qui se dessinent. En passant des étudiants ou salariés en CDI aux chômeurs-intérimaires-inactifs, le pessimisme gagne 20 points. L’expérience du chômage affecte fortement la projection dans l’avenir.

◾Un besoin de reconnaissance

« Les 18-25 ans qui ont participé font voler en éclats le mythe d’une société méritocratique » : voilà le second enseignement majeur de l’enquête, à entendre les deux sociologues. Près des trois quarts (70 %) d’entre eux ont le sentiment que la société française ne leur donne pas les moyens de montrer ce dont ils sont capables. « C’est massif, et en forte progression. En 2006, ils étaient 53 % dans ce cas. »

Les jeunes se montrent très sévères sur le fonctionnement du système éducatif à la française. Récompense-t-il le mérite ? Non, à 61 %. Donne-t-il sa chance à tous ? Non, à 61 %. Logiquement, plus le statut du jeune est précaire, plus son opinion est négative. Des réponses lourdes de rancoeurs dans une société « où formation initiale et diplôme exercent une si forte emprise sur les parcours de vie ».

D’autant que dans la sphère professionnelle non plus, les jeunes n’ont pas l’impression que leurs mérites et efforts soient récompensés. 60 % des répondants ne se croient pas payés, par exemple, à la hauteur de leurs qualifications.

Dans cette enquête transparaît donc, selon Cécile Van de Velde, « une génération consciente, lucide, désillusionnée, selon laquelle les instruments de mobilité sociale ne fonctionnent pas ». « Les jeunes se sentent abandonnés par la société. Ils ne sont pas aux commandes de leur vie, ils subissent. Sont frustrés de ne pas pouvoir faire leurs preuves, montrer qui ils sont. » Pour réussir dans la vie, la moitié des répondants pense donc ne pouvoir compter que sur soi-même. « Les jeunes sont individualistes, libéraux, par dépit plus que par essence. » Puisque très majoritairement (77 %), ils estiment également que dans la vie, on ne peut pas s’en sortir sans solidarité.

◾La valeur travail

Les jeunes valorisent d’autant plus le travail qu’il leur échappe, un quart d’entre eux connaissant le chômage. Seule une toute petite frange le rejette, envisageant de vivoter en marge du système. 81 % des répondants disent que le travail est important dans leur vie. Et pas seulement pour gagner de l’argent. La moitié déclare que travailler sert avant tout à s’épanouir. « Qu’ils soient soucieux de l’équilibre vie privée-vie professionnelle ne veut pas dire que la valeur travail se perd », commente Camille Peugny, pour qui rien n’est plus faux que les clichés sur une « génération feignasse » : « Impossible de faire une conférence sur les jeunes sans qu’un manager assure qu’à peine arrivés en entreprise, les jeunes ne s’intéressent qu’à leurs RTT. Platon déjà évoquait la décadence de la jeunesse, c’est un discours vieux comme le monde, lié au cycle de l’âge, à la difficulté à concevoir le changement apporté par les jeunes. »

A la question « Actuellement, es-tu épanoui dans ton travail ? », 62 % des 18-25 ans ont acquiescé. Mais la statistique chute à 43 % pour les intérimaires… L’enquête Génération quoi ? fournit le plus grand échantillon d’intérimaires jamais réuni (8 000 répondants dans cette situation), et leur « souffrance » saute aux yeux des sociologues. « Il faut sortir du discours sur l’intérim choisi. Ces jeunes veulent travailler davantage, ils ont le sentiment insupportable que leur destin est aux mains des autres, que leur sort dépend d’un coup de téléphone, ce qui interdit toute projection dans l’avenir. »

◾La tentation du départ

« T’installer à l’étranger, ça te tente ? » Evidemment oui, cela tente les trois quarts des participants à l’enquête. Inhérente à la jeunesse, cette envie d’aller voir ailleurs est plus que jamais valorisée dans la société. Mais 24 % des jeunes se sont reconnus dans une expression volontairement rageuse, hargneuse, qui leur était suggérée : « Dès que je peux, je me barre. » « Une réponse aux portes fermées pour tous les jeunes dans l’impasse, chômeurs, petits contrats, stagiaires… », à en croire les sociologues.

◾Famille, je t’aime

Toutes les questions portant sur les relations au sein de la famille suscitent des réponses unanimement positives. La famille apparaît plus que jamais comme la valeur refuge. S’ils doivent qualifier leurs relations avec les parents, 27 % des jeunes les décrivent comme « idéales », 53 % comme « cool », seuls 10 % les jugent « moyennes » ou « hypertendues ». Les parents, assurent-ils, sont fiers de leur parcours (89 %), les soutiennent dans leurs choix (91 %). Pour Camille Peugny, « les parents ont intériorisé le fait que la situation des jeunes est extrêmement difficile. Les quadras et quinquagénaires ont eux-mêmes connu la crise. Fini, les réflexions désagréables. Les deux générations sont solidaires dans la crise. Moralement et matériellement. »

Une bonne moitié des jeunes (53 %), même actifs, dit recevoir des aides parentales. Dans les familles, l’inquiétude est partagée. « Est-ce que tes parents sont angoissés par ton avenir ? » 63 % pensent que oui. Les réponses positives montent logiquement à 80 % pour les jeunes chômeurs ou inactifs. Mais atteignent tout de même 63 % chez les étudiants, et encore 47 % chez les jeunes en CDI. Même ce sésame recherché par tous ne parvient pas à apaiser l’anxiété familiale. « Cela rejoint les enquêtes sur les angoisses scolaires, la pression du diplôme, poursuit M. Peugny. Et cela montre que les parents sont parfois un brin schizophrènes : ce sont les mêmes qui, dans leurs fonctions en entreprise, ne sont guère pressés d’intégrer les jeunes dont ils ont une image peu flatteuse. »

◾La politique, ils n’y croient plus

Vis-à-vis d’elle, la défiance est énorme. Près de la moitié (46 %) des répondants n’ont pas du tout confiance dans les femmes et hommes politiques. Certes, ils sont encore plus nombreux à se méfier des institutions religieuses (60 %) Et presque aussi sceptiques à l’égard des médias (40 % de non-confiance) que des politiques.

Mais pour la moitié des 18-25 ans, c’est tout vu, les politiques sont « tous corrompus ». Ces derniers ont bien encore du pouvoir (64 % des réponses), mais l’utilisent mal, puisqu’ils laissent la finance diriger le monde (90 %). La charge est violente, aux yeux des deux sociologues : « Les jeunes expriment une demande d’Etat, en souhaitant par exemple que leur période de formation soit financée. Ils pensent que les politiques, s’ils en avaient le courage, pourraient avoir une influence sur leur vie. Mais qu’ils ont laissé la finance prendre le pouvoir. Il y a du mépris dans ce regard des jeunes. Ils n’y croient plus. »

Chez eux, jeunes diplômés en tête, le sentiment que droite et gauche se valent semble encore plus fort que dans l’ensemble de la population. « Ils font l’expérience de la désillusion politique. C’est la première fois qu’ils vivent la gauche au pouvoir. Et ils ont le sentiment que rien ne change pour eux. » Voilà qui poussera massivement à l’abstention, anticipent les chercheurs. « Ce sont des gens informés, qui ne se fichent pas de la politique, qui ont des habitudes participatives liées à l’usage des réseaux sociaux. Mais l’offre politique ne répond pas à leurs attentes. La démocratie ne s’adresse pas à eux. Ils n’iront pas voter mais ce sera une abstention politique, réfléchie, presque militante. »

S’ils critiquent au plus haut point la politique traditionnelle, les 18-25 ans s’engagent plus volontiers dans un militantisme de terrain : manifestations, associations, solidarités locales… Leur altruisme semble plus marqué que celui du reste de la population. 80 %, par exemple, seraient favorables à un service civique obligatoire. Autre valeur classique de la jeunesse, la tolérance demeure forte (70 % estiment que l’immigration est une source d’enrichissement culturel) mais semble s’éroder. « A l’image de ce qui se passe dans l’ensemble de la société, une grosse minorité campe sur des positions autoritaires et xénophobes. Une véritable bombe à retardement, craint Mme Van de Velde. Ce sont les jeunes invisibles, dans des vies d’impasse, perdants de la mondialisation. Beaucoup de ruraux et de périurbains, en difficulté, déclassés. Ils sont souvent tentés par le Front national. » Un tiers des répondants envisagent que des emplois puissent être réservés aux Français.

Pascale Krémer

B) Que faire du potentiel de révolte des jeunes  ? (L’Humanité)

Table ronde avec Nordine Idir, secrétaire général du Mouvement jeunes communistes de France. Sarah Leclerc-croci, présidente de la Jeunesse ouvrière chrétienne. et Michel Vakaloulis, philosophe et politologue (1).

Rappel des faits Le 26 février dernier, l’enquête 
sur Internet Génération quoi  ?, menée par France Télévisions 
et qui avait attiré plus de 
210 000 réponses de jeunes de 18 à 34 ans, livrait ses révélations. Si le poids de la crise se révèle écrasant, l’étude révèle, de manière moins attendue, 
un «  fort potentiel de révolte  ».

Le pessimisme imprègne 
les réponses des jeunes. 
La situation pèse lourdement sur leurs épaules  : un tiers d’entre eux sont persuadés qu’ils ne connaîtront 
pas la fin de la crise. L’expérience du chômage marque les esprits et assombrit l’avenir. Ils sont 43 % à penser que la vie de leurs propres enfants sera plus difficile que la leur. Pour réussir dans la vie, ils ne comptent que sur eux-mêmes, mais 77 % estiment que sans solidarité on ne peut s’en sortir. La surprise vient du sentiment de révolte qui les habite. À la question  : «  Est-ce que tu participerais à un mouvement de révolte type mai 1968 demain ou dans les prochains mois  ?  » 61 % répondent par l’affirmative. Il suffirait d’une étincelle…

La crise frappe durement 
la jeunesse… Le peu 
de confiance en l’avenir montré par l’enquête Génération, quoi  ? peut-il faire craindre une résignation chez les jeunes  ?

Sarah Leclerc-Croci. L’enquête montre que les jeunes sont plutôt optimistes pour leur propre avenir et plutôt pessimistes pour l’avenir des jeunes en France. Une enquête de la JOC menée en 2011 auprès de 6 000 jeunes de 13 à 30 ans avait révélé les mêmes constats. Les jeunes ne sont pas résignés par rapport à leur propre avenir. Simplement, comme ils ont le sentiment de ne pas être accompagnés ou considérés, ils cherchent à s’en sortir par eux-mêmes. Ça n’est pas de l’individualisme, c’est de la logique. Ils entrevoient une issue pour eux-mêmes, qui est souvent de l’ordre de la débrouille, mais ont plus de mal à envisager un changement global de la société. Si on leur montre qu’agir avec d’autres est possible, ils sont prêts à s’engager pour le faire  !

Nordine Idir. Un certain nombre de forces sociales et politiques, dont celles au gouvernement, tentent d’alimenter une démobilisation. Il y a des besoins, des envies de changement mais qui se fracassent sur le mur des réalités du marché de la finance, que l’actuelle majorité était censée combattre. Il ne faut pas craindre une résignation quand plus de la moitié des jeunes (61 %) disent qu’ils sont prêts à participer à un mouvement social d’ampleur pour leurs droits. Il y a plutôt une difficulté à rassembler, montrer le chemin des possibles. L’accélération de mesures d’austérité est si violente qu’elle ne facilite pas l’espoir autour de solutions alternatives. Mais cette enquête énonce aussi des éléments rassurants pour tous les progressistes  : une grande majorité est fière de son travail et une part encore plus grande désigne la finance comme ennemi. Charge à nous de matérialiser ces aspirations, ces défis. Parmi ceux-là, il y a le besoin d’articuler les aspirations individuelles et collectives car les jeunes sont confiants à titre personnel et inquiets sur un devenir commun.

Michel Vakaloulis. La crise atteint la jeune génération à double titre. Matériellement, par la précarisation du travail et des conditions de vie qui multiplie les fractures, les désaffiliations, les inégalités de toutes sortes. Si les jeunes sont aux avant-postes des transformations sociales, ils constituent aussi une catégorie extrêmement fragilisée et éclatée. Symboliquement, par la redoutable difficulté de maîtriser leur devenir adulte et de se projeter à long terme. D’où un sentiment d’impuissance et de perte de sens qui contraste avec les potentialités d’accomplissement de soi et d’innovation qu’ils espèrent pouvoir incarner. Ils sont ainsi impliqués dans une guerre de l’imaginaire entre le souhaitable et le possible. Une guerre terriblement efficace pour rabattre leurs prétentions au strict minimum au nom du réalisme économique, mais toujours en excès sur ses propres résultats provisoires à mesure que leurs aspirations légitimes à la liberté et à la dignité restent irrépressibles. La jeunesse semble ainsi «  balancer  » entre un regard désenchanté sur un monde cynique qui ne la fait plus rêver et une révolte souvent espérée mais constamment repoussée dans un futur indéterminé, faute d’alternative crédible. Toutefois, elle n’est pas résignée, ni défaitiste, mais proactive pour surmonter les obstacles et s’affirmer avec force convictions.

La méfiance vis-à-vis des institutions, des partis, des syndicats est-elle un frein à l’engagement, à l’action  ? Quels sont les atouts de la jeunesse  ?

Michel Vakaloulis. Le sentiment d’abandon ressenti par les jeunes face à leur avenir est la clé pour comprendre leur défiance vis-à-vis de toute forme de représentation institutionnelle. En général, ces institutions apparaissent verrouillées, introverties, éloignées des préoccupations de la nouvelle génération. Elles méconnaissent les problématiques des jeunes et tendent souvent à les traiter comme des clients, des salariés au rabais, des récepteurs passifs de politiques qui les touchent sans jamais les impliquer réellement. Des mini-adultes influençables et manipulables, plutôt que des citoyens responsables et autonomes. Elles sont surtout incapables de composer avec l’individualisme expressif des jeunes abreuvés de culture numérique et de communication ouverte et horizontale. Dans ces conditions, les jeunes se détournent des organisations indifférentes à leurs aspirations et à leurs besoins de réflexivité et de créativité. Ils les considèrent comme parties prenantes du problème et non pas de la solution. Ils «  zappent  » à leur tour ceux qui les oublient, les ignorent, les classent dans des catégories préétablies et fallacieuses. Au contraire, ils sont prêts à s’investir quand ils ont l’impression d’être écoutés pour ce qu’ils disent (et non pas pour ce que les autres aimeraient entendre), valorisés pour ce qu’ils sont (et non pas pour ce à quoi les autres les destinent), reconnus pour ce qu’ils font (et non pas pour ce que les autres veulent qu’ils fassent). Et surtout, ils peuvent mettre en avant leurs atouts pour s’engager directement sans passer par la case d’une adhésion formelle. Ils disposent pour cela des ressources expertes liées à leur éducation, des qualités relationnelles et communicationnelles, des modes d’action pragmatiques et efficaces. Comme le montre le dernier baromètre organisé par l’Ifop et France Bénévolat, la progression globale de jeunes bénévoles (15-35 ans) sur la période 2011-2013 est de 32 %. La percée du bénévolat direct (distinct du bénévolat associatif) est encore plus spectaculaire. Ces résultats battent en brèche l’idée de repli sur soi et de désengagement. Malgré la crise, les «  stimulants de solidarité  » de la jeunesse se portent bien.

Noridne Idir. Le président de la République avait soulevé un espoir dans la jeunesse, qui s’était fortement mobilisée pour en finir avec dix ans de droite. Il avait annoncé, le soir de son élection, que la jeunesse vivrait mieux à la fin de son mandat qu’en 2012. À quasiment mi-chemin, le constat est amer. On nous propose une priorité jeunesse qui ne sort pas des sentiers de la précarité, de la formation au rabais. Où est la perspective de droit commun qui avait rassemblé largement nos organisations de jeunesse  ? Cette crise de confiance vient de politiques et d’institutions inefficaces et inadaptées aux réalités d’aujourd’hui. Trente ans de politiques néolibérales de marchandisation de l’éducation, de casse du droit du travail laissent des traces. Les jeunes, et au-delà l’ensemble des citoyens, ne sont pas considérés comme des acteurs de leur parcours. Pour ce qui est des organisations associatives, syndicales, politiques, je crois qu’elles font face à cette méfiance et qu’elles peuvent la briser assez facilement, une fois qu’elles montrent leur utilité concrète. Notre génération est combative et elle a d’ailleurs un atout assez paradoxal  : elle engendre une peur chez les gouvernants.

Sarah Leclerc-Croci. En 2011, l’enquête de la JOC révélait que 75 % des jeunes se sentaient considérés comme des chiffres ou des objets par les hommes politiques, les institutions, voire les employeurs. Benoît, 25 ans, apprenti, témoigne  : «  Je me sens moins considéré que le camion que je conduis.  » Pourtant, les jeunes n’ont pas délaissé l’engagement pour autant  ! L’enquête Génération quoi  ? le montre bien d’ailleurs, les jeunes sont prêts à s’engager. Nous le voyons bien avec ceux qui nous rejoignent à la JOC et qui, par ailleurs, sont engagés dans des partis ou des syndicats. Le frein à l’engagement et à l’action n’est pas le manque de volonté des jeunes. La difficulté réside plutôt dans le manque de connaissance et d’information, par manque de dialogue entre eux et les acteurs syndicaux ou politiques. Tout l’enjeu est dans le travail en commun entre les jeunes et ces différents acteurs pour permettre, par exemple, aux jeunes qui ont envie de se syndiquer d’aller concrètement jusqu’à la syndicalisation. Concernant les atouts, nous pensons évidemment que les jeunes en ont. Mais il ne s’agit pas de faire du «  jeunisme  ». Chaque génération a des atouts et il est important que chacune d’elles les reconnaisse. Le dialogue intergénérationnel est essentiel pour cela, mais il doit se faire sur le respect et la connaissance de chaque individu pour ce qu’il est. Nous ne voulons pas une concurrence entre les générations  : si nous voulons nous en sortir, il faut redonner une place à chacun dans un collectif. Aujourd’hui, dans la société, la mise en concurrence des uns et des autres, en particulier des jeunes vis-à-vis des anciens, empêche ce collectif d’exister.

De nombreux pièges – xénophobie, conflit de générations… – guettent la volonté des jeunes de changer l’ordre des choses. Quel rôle la jeunesse peut-elle jouer dans la transformation de notre société  ?

Michel Vakaloulis. Face à la déperdition des organisations traditionnelles, les mobilisations collectives de la jeunesse ouvrent de nouveaux champs de réflexion et d’expérimentation dont on ne saurait faire l’économie. D’abord, il faut repenser les formes de l’engagement pour éviter les dérives tutélaires du passé. Il s’agit de donner priorité à une nouvelle conception de l’action militante, plus réticulaire, concrète et soucieuse d’efficacité sociale. Si l’organisation est nécessaire, elle doit être un lieu d’épanouissement, d’invention et de coélaboration. Ensuite, ces mobilisations invitent à reconsidérer les nouvelles formes de solidarité qui fondent le vivre ensemble. Y compris leurs limitations, à l’instar du mouvement des Indignés, sont instructives parce qu’elles interrogent les codes sources du politique. Comment passer de l’indignation protestataire à l’action politique d’émancipation  ? Au moment où le traitement de l’immédiat l’emporte sur le projet et la stratégie, cela oblige à revisiter les fondamentaux. Enfin, les jeunes apportent aussi bien dans le travail salarié que dans l’action publique des compétences, des savoir-faire innovants, des stratégies de persuasion et d’évaluation qui peuvent enrichir et dynamiser l’entreprise, la politique, la société. Comment redéfinir les axes porteurs du politique pour mettre en valeur ce potentiel  ? L’enjeu est de taille, mais il en vaut la peine.

Sarah Leclerc-Croci. Les jeunes ne sont pas épargnés par ces pièges. La méfiance vis-à-vis des institutions et des hommes politiques a pour conséquence que certains jeunes, en particulier les plus précaires, se sentent touchés par les discours extrémistes. L’enjeu autour des élections municipales et européennes est de taille, dans ce contexte. Il est essentiel que les jeunes prennent conscience de leur rôle de citoyens. Il est essentiel également qu’ils prennent conscience que la parole qu’ils ont à porter peut avoir du poids et qu’ils reprennent confiance  : en eux et en les décideurs. C’est pourquoi les jeunes de la JOC organisent, depuis fin février des rencontres autour des élections dans le cadre d’une dynamique intitulée «  Impose ta voix  ». L’objectif de ces rencontres est de permettre aux jeunes, à travers des jeux, de comprendre les enjeux des prochaines élections. L’enjeu est également de faire se rencontrer les élus et les jeunes. Les jeunes ont des revendications, des idées d’actions de transformation sociale. Les élus peuvent porter cette parole et les aider à mettre en œuvre ces revendications et actions. Il est donc essentiel de renouer le dialogue entre eux car c’est ce travail en commun qui permettra la transformation de notre société en une société plus juste et fraternelle  !

Nordine Idir. Je pense qu’il faut sortir des assignations toutes faites autour de la jeunesse. Les tensions, les divisions traversent la jeunesse comme les autres classes d’âge de la société. Dix ans de droite dure ont laissé des traces. Je crois que la jeunesse peut avoir un rôle fondamental dans la période  : bousculer les schémas établis, en finir avec la politique «  à la papa  ». Les institutions sont à bout de souffle, les mêmes vieilles recettes régressives nous sont vendues depuis des décennies. Nous pouvons, nous devons nous affranchir de ce climat et construire ce qui fait le ciment de toutes nos contestations  : conquérir le droit commun, abattre la précarité, gagner le droit à ce que la jeunesse soit un temps de construction de soi et non pas un bizutage permanent. Une politique de jeunesse ambitieuse ne sera possible qu’en sortant des structures actuelles. C’est bien un enjeu de classe, pas simplement générationnel, car construire un ensemble de protections collectives pour les jeunes, c’est garantir des droits pour tous.

(1) Dernier ouvrage  : Précarisés pas démotivés. Les jeunes, le travail, l’engagement, Éditions de l’Atelier, 2013. Site personnel  : http://vakaloulis.wordpress.com.

Entretiens croisés réalisés 
par Dany Stive


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