Nouveaux réactionnaires  : qui sont-ils vraiment  ?

jeudi 30 janvier 2014.
 

Table ronde avec :
- Patrice Cohen-Séat, président d’Espaces Marx.
- Juliette Grange, philosophe à l’université de Tours (1).
- André Tosel, philosophe, professeur émérite de l’université de Nice.

Rappel des faits

Les réactionnaires et les conservatismes refont surface. Des thèses que l’on croyait dépassées ont ressurgi au sein de mouvements de rue et de contestation sociale.

Comment les démasquer et mettre en échec le piège de régression et de ségrégation qu’ils tendent  ? De nombreux mouvements prennent des formes multiples en usant de nouveaux réseaux aux pensées « hybrides » rétrogrades et anciennes (mélange de crispations sociétales, économiques et sociales, d’intégrismes religieux, de replis identitaires, racistes et nationalistes et de nouvelles xénophobies, homophobies, sexismes, néopoujadismes, etc.). Des médiatiques Éric Zemmour, Frigide Barjot aux ultra-droitiers Dieudonné, Alain Soral et Patrick Buisson, en passant par les colporteurs de la doxa individualiste-libérale et libertaire-hédoniste tels Alain Finkielkraut et Michel Onfray, ils se présentent comme des électrons libres mais promeuvent un même dessein réactionnaire cher aux puissants et au capital.

Assiste-t-on à une poussée réactionnaire ou alors 
y a-t-il une tentative de dévoyer des expressions populaires critiques  ?

Patrice Cohen-Séat Nous vivons une époque de grand désarroi idéologique et politique. Depuis quelques décennies, le monde et les sociétés sont entrés dans un mouvement de transformations très profondes. Tout change très rapidement. Cela s’accompagne d’une crise qui frappe une partie croissante de la population. Montée des inquiétudes et des souffrances d’un côté, pertes de repères de l’autre  : l’histoire a déjà montré comment ces conditions pouvaient faire grandir les peurs, les replis identitaires nationalistes ou religieux, les sauve-qui-peut individualistes, la recherche de boucs émissaires et la haine des autres. Cela crée un espace et une tolérance dangereuse pour l’expression d’idées réactionnaires qui ne sont pas si nouvelles que ça, mais qui se remanient en s’adaptant aux données actuelles. Comme toujours, certains acteurs, notamment les plus puissants, instrumentalisent ces réalités pour favoriser leurs intérêts et leurs plans. Mais le danger le plus grand est sans doute l’absence de réponses politiques progressistes crédibles aux questions qui travaillent les consciences. Dans les années 1930-1940, les mots «  socialisme  » et «  communisme  » identifiaient une alternative possible. Celle-ci, de fait, a joué un grand rôle dans les mobilisations comme dans les compromis sociaux d’après-guerre. Aujourd’hui, la «  crise de la politique  » traduit l’immense vide de projets et d’espoirs. Elle laisse le champ libre aux réponses réactionnaires.

Juliette Grange On a vu s’exprimer dans la rue avec les manifestations des opposants au mariage pour tous un ensemble d’idées qu’on peut qualifier de néoconservatrices et dont l’argumentaire est préparé depuis une décennie dans des think tanks ou laboratoires d’idées, blogs et institutions de recherche. La société elle-même n’est que marginalement réactionnaire et a évolué pour ce qui concerne les mœurs et les valeurs. En France, un ensemble d’idées vaste et dispersé était resté très minoritaire et l’apanage de groupes ayant peu d’influence dans la société. Depuis les années 2000, ces groupes jusqu’alors discrets (Ichtus, Institut Montaigne, Opus Dei) organisent une mainmise institutionnelle. Ils visent le «  grand public éclairé  » en faisant croire que les idées passéistes et réactionnaires, voire fantaisistes, sont l’objet des recherches les plus sérieuses. Ces groupes d’opinion utilisent un malaise réel pour plaquer leur discours.

André Tosel La poussée réactionnaire est incontestable. Des courants anciens trouvent une nouvelle force dans l’inquiétude provoquée par les manifestations de la plasticité humaine et par la puissance des sciences et de la technologie. Ces courants ne comprennent pas que le capitalisme néolibéral développe une éthique du risque nécessaire au profit illimité et joue les désastres comme condition d’expansion. Cette poussée s’en prend aux effets de mutation de cette plasticité sans assigner leur cause. Elle naturalise le néolibéralisme que tout à la fois elle critique et légitime en le posant comme forme naturelle de l’activité économique. Sur le plan politique, la droitisation n’est pas un simple calcul cynique des élites néolibérales pressées par le Front national. Elle naît d’une colère sourde et d’un malaise culturel diffus éprouvé par les masses populaires hétérogènes légitimement insatisfaites des réponses de la «  gauche  » à leurs problèmes de vie, de survie. La droitisation est une réponse erronée et dangereuse à une quête des repères pour conserver leur personnalité dans un monde qui se dérobe et liquide. Ces masses s’imaginent trouver un absolu de compensation dans une conception racisée devenue sujet de droits exclusifs. La droitisation est aussi une réponse stratégique des classes dirigeantes transnationales qui tentent de se reterritorialiser alors qu’elles dénationalisent l’État et bouleversent toutes les solidarités en tentant de gérer cette contradiction. Face à cela, il faut reposer la question de ce qu’il faut conserver en tant qu’acquis de civilisation, de ce qui protège l’existence de l’homme vivant, travaillant, parlant, de ce qui fait sens et référence à maintenir contre cette liquidation, sous la menace de la puissance décivilisatrice du capital.

Quel est le point commun 
qui range certains mouvements 
au sein de la réaction  ?

Juliette Grange On peut dire que les traits marquants de cette forme particulière de néoconservatisme sont les suivants. D’abord, être la justification théorique d’un lien entre l’ultralibéralisme économique et le conservatisme moral et religieux. Cette association allie réforme de l’État et retour aux valeurs morales, ultralibéralisme et traditionalisme moral et religieux, et reçoit une caution intellectuelle d’un ensemble de textes savants possédant une indéniable unité d’intentions idéologiques. C’est ensuite représenter la translation en France d’un ensemble prospère aux États-Unis sous l’ère de G.W. Bush. Dans les institutions françaises, cet ensemble est présenté comme une rupture appelée réforme, les idées et mots d’ordre subissent également une adaptation à la spécificité de l’histoire française. En particulier, le rôle de l’Église catholique est très différent en France, et elle se substitue aux Églises évangéliques des États-Unis. Et enfin, le modus operandi de ce courant idéologique n’est pas classiquement politique (parti, expression publique). Il s’agit de convertir les élites universitaires, des affaires et de la politique, ceux qui influencent la société par le haut, puis d’organiser l’expression sociale de ces convictions dans des manifestations «  spontanées  » organisées via des sites, blogs et groupes militants.

André Tosel C’est d’abord la contradiction centrale qui les structure. Il leur faut se présenter à la fois comme anciens et nouveaux. Ainsi sont inventées des configurations idéologiques hybrides chargées d’assumer la contradiction en recourant à des absolus compensatoires comme la personne libre occidentale, la nation élue et son État souverain exclusif, la région à défaut de la nation, la race, la religion vraie, la famille sacrée. Une pensée réellement transformatrice doit récuser toute acceptation de l’impératif catégorique néolibéral qui en ferait le présent indépassable, la forme d’être obligée qui prive de futur les subalternes.

Patrice Cohen-Séat Le point commun des mouvements réactionnaires est de tourner le dos aux grandes valeurs construites par le mouvement progressiste  : liberté, égalité, solidarité, démocratie, laïcité… Mais prenons garde  ! Quand je vois que certains rangent des penseurs comme Marcel Gauchet ou Alain Badiou dans la catégorie des nouveaux réacs, je me dis qu’un combat peut en cacher un autre et servir à justifier amalgames et règlements de comptes.

Qui sont les nouveaux réacs  ?

André Tosel Plutôt que de constituer une liste de noms, il est plus utile de constituer les ideaux types possibles et de les déconstruire à partir de leurs contradictions non assumées et leurs présupposés non réfléchis. Les nouveaux réacs acceptent l’économie capitaliste néolibérale mais ils en contestent les effets en matière de relativisme culturel. Ils peuvent associer une défense féroce du capitalisme en valorisant la liberté contre l’égalité, en recherchant une intégration de la personne dans des entités collectives fétichisées et organicistes. Ils récusent la laïcité au profit d’une privatisation et d’une marchandisation de la vie quotidienne, acceptables en pratique par les Églises qui se bornent à en dénoncer les excès. Ils tentent de limiter la plasticité humaine au nom d’une nature humaine fixe. Ils justifient la transformation de la démocratie en oligarchie  ; ils rêvent souvent d’une démocratie de plus en plus autoritaire. En raison de la gravité de la crise de civilisation, il faut s’attendre à ce que Marx fasse l’objet d’appropriations savantes pour en faire un défenseur des singularités en déplaçant la critique de l’exploitation vers celle de l’uniformisation et de l’égalisation capitaliste. Ces lectures tentent une synthèse entre Heidegger et Marx, voire entre Nietzsche et Marx, elles déforment la critique marxienne dans le sens d’une théorie néoaristocratique de la catastrophe nihiliste.

Patrice Cohen-Séat Je le répète  : je me méfie d’une catégorie fourre-tout. Il y a toujours eu des idées réactionnaires. La vraie question est de savoir comment, dans un moment donné, elles entrent en résonance avec ce qui travaille la société en profondeur, et y occupent dès lors une place nouvelle. Il est évident que ces idées sont dangereuses et qu’il faut les combattre dans leurs figures actuelles. L’essentiel n’est pas tant de savoir qui sont les nouveaux réacs (au fond, on le sait déjà), mais comment les combattre aujourd’hui.

Juliette Grange En fait, les néoconservateurs ne sont pas des personnages médiatiques, mais plutôt des groupes, des réseaux de personnes souvent obscures pour le grand public. Ils sont présents plus dans les institutions intellectuelles que sur les écrans  : au CNRS, au Collège de France, à l’Ehess, dans les ENS de Paris et Lyon (où l’on enseigne désormais la «  théologie rationnelle  » aux futurs agrégés). On les trouve aussi dans la haute administration (Emmanuelle Mignon a plus fait pour affaiblir la laïcité au sommet de l’État qu’Éric Zemmour) et en particulier au ministère de l’Enseignement supérieur et à l’éducation. Ces idées passent ensuite sur Internet par l’intermédiaire d’une myriade de groupes et de blogs activistes.

Comment déjouer le piège de la régression et du recul de civilisation tendu par ces néoconservatismes  ?

Patrice Cohen-Séat La réponse est fondamentalement politique. S’il y a une leçon à tirer du développement de ces idées réactionnaires, c’est que les idées progressistes ne sont plus assez crédibles pour faire face aux défis qu’affrontent nos sociétés. Nous vivons une véritable crise de civilisation, qui exige de repenser un projet d’émancipation humaine. Quel sens donnons-nous aux notions de progrès, développement, croissance  ? Quels sont les besoins à satisfaire  ? Comment inventer une démocratie capable de répondre à des enjeux supranationaux de plus en plus nombreux et cruciaux  ? Que deviennent nos identités dans un monde qui se créolise, comme l’aurait dit Édouard Glissant  ? Etc. Tant que nous, progressistes, n’aurons pas de réponses cohérentes à apporter à toutes ces questions, nous serons désarmés et condamnés à des combats d’arrière-garde. Le temps est à une offensive intellectuelle et politique, les deux inséparablement. Le monde s’est métamorphosé, la gauche doit en faire autant. Elle doit le décider, ouvrir les chantiers de l’avenir, et s’ouvrir pour cela à toutes les forces sociales et intellectuelles qui lui donneront l’intelligence et l’énergie nécessaires à un nouvel essor.

Juliette Grange. Cela passe par l’affirmation à la fois politique et intellectuelle des valeurs progressistes De ce point de vue, les idéaux modernes, la laïcité, l’égalité républicaine ont été peu défendus, à gauche, par les intellectuels. Le néoconservatisme se nourrit de la faiblesse du débat politique qui répond mal aux difficultés. Les fondamentalismes religieux, les blogs identitaires, les cercles de réflexion aux intitulés neutres, mais destinés au recrutement de futurs militants, sont alimentés par le manque de référents républicains, d’un renouvellement des progressismes. Les groupes de pression issus de think tanks profitent de cette situation, pour polariser le débat sur leurs thèmes. Seule Christiane Taubira a relevé le gant.

André Tosel Ce piège doit être pris au sérieux. Cela implique une conversion du regard vers le bas de la connaissance et de la politique. Il s’agit de partir des subalternes des centres urbains, de connaître les problèmes d’en bas par le bas. Les subalternes sont les premières victimes de la politique d’apartheid incluse dans la mondialisation, et cela dans leurs activités vitales. Comment unir alors le meilleur du savoir critique disponible aux savoirs des populations en favorisant leurs approches différentes et en les mêlant  ? Comment dès ce niveau déconstruire le racisme exclusif et le nationalisme sectaire, le cosmopolitisme abstrait et le nihilisme de fin du monde  ? Cela exige une démocratie d’en bas, des profondeurs, une démocratie qui sache mobiliser la puissance du transnational dans le national et le local. Dans les villes, il faut réapprendre à habiter en commun de manière civile. C’est dans ces lieux que les préjugés naturalistes et essentialistes peuvent être défaits sur pièce avec des pratiques de transformation dont l’ancrage modeste assure l’expansivité future. C’est là que des solidarités concrètes peuvent se tisser autour de propositions de solutions, et que du peuple peut être refait comme un tissu lésé se reconstitue. Cette démocratie des profondeurs contient une charge d’insurrection civile qu’il faut libérer en déjouant le piège des guerres civiles entre subalternes que les castes dirigeantes tentent de transformer en risques porteurs de profit à leur avantage exclusif.

(1) A dirigé l’ouvrage la Guerre des idées qui vient de paraître aux éditions Golias.

Entretiens croisés réalisés par Pierre Chaillan, L’Humanité


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