Thaïlande : crise à répétition depuis le coup d’Etat de 2006 (11 articles)

jeudi 5 décembre 2013.
 

Élections en Thaïlande ce 3 juillet 2011 : un désaveu cinglant de l’oligarchie régnante

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3) La crise à Bangkok, symptôme des fractures de la société thaïlandaise

La situation surréaliste qui prévaut à Bangkok depuis une semaine – paralysie gouvernementale à la suite de l’occupation de plusieurs ministères par des manifestants, qui ont même pénétré, mardi 3 décembre, dans le complexe abritant les bureaux de la première ministre, Yingluck Shinawatra – est le reflet politique d’une crise profonde qui met aux prises deux Thaïlande et illustre la « fracture sociale » polarisant les forces antagonistes d’un royaume de plus en plus divisé.

Ce que veulent les manifestants, emmenés par Suthep Thaugsuban, vice-premier ministre dans le précédent gouvernement, est aussi simple que radical : la démission de Yingluck Shinawatra. Celle-ci est accusée de présider à un gouvernement corrompu dont les décisions sont téléguidées par la bête noire des opposants, Thaksin Shinawatra, son frère aîné qui fut lui-même chef du gouvernement entre 2001 et 2006 avant d’être renversé par un coup d’Etat militaire. Depuis son exil de Dubaï, où il s’est réfugié pour échapper à des accusations de corruption, l’ancien homme fort du pays dirigerait en sous-main les affaires, au point d’être qualifié par ses adversaires d’être un premier ministre de fait.

« JAUNES » CONTRE « ROUGES »

La crise actuelle se cristallise autour de l’antagonisme entre, d’un côté, les « jaunes », partisans farouches de la monarchie, élites conservatrices et classes moyennes urbaines et, de l’autre, les « rouges », représentant la voix des plus pauvres et des paysans qui soutiennent le gouvernement, et surtout Thaksin.

Quand il était au pouvoir, ce capitaliste flamboyant, à la tête d’une fortune colossale, avait appliqué des politiques sociales destinées à l’élévation du niveau de vie des paysans les plus démunis, notamment dans les provinces du nord-est, les plus pauvres du pays. Pour ces derniers, auxquels Thaksin avait notamment accordé des subventions à des fins de développement des villages ou la quasi-gratuité des frais de santé, il reste un héros. Les chiffres de la Banque mondiale montrent que le revenu moyen des ménages du nord-est du pays a augmenté de 46 % durant l’ère Thaksin.

Mais c’est une véritable crise à répétition qui perdure depuis le coup d’Etat de 2006 : peu après le putsch, la nomination de deux gouvernements pro-Thaksin successifs, parvenus au pouvoir à la suite d’alliances parlementaires, avaient provoqué l’émergence de leurs adversaires « jaunes » qui allèrent, en 2008, jusqu’à occuper un temps les deux aéroports de Bangkok. Pour, déjà, contraindre les premiers ministres de l’époque à la démission, l’un après l’autre.

En 2010, alors qu’un gouvernement anti-Thaksin avait fini par être nommé, ce fut au tour des « chemises rouges », dont la force de frappe venait toujours des campagnes, d’occuper pendant deux mois le centre d’affaires de Bangkok pour exiger le retour de Thaksin et la démission du premier ministre d’alors. Ces « rouges » incarnent un mouvement « parapluie » aux factions diverses abritant d’anciens communistes, des paysans et des sociaux-démocrates libéraux. Le mouvement fut noyé dans le sang, après que l’armée eut reçu l’ordre de disperser les manifestants à coups de fusil. Plus de 90 personnes furent tuées.

Depuis, un nouveau gouvernement dirigé par la soeur de Thaksin, Yingluck Shinawatra, a été élu haut la main à l’été 2011. C’est à elle, désormais, de faire face à la fronde des opposants. Il y a ainsi comme un sentiment de déjà-vu dans la politique thaïlandaise, qui semble confirmer l’adage selon lequel on prend les mêmes et on recommence.

Si l’impasse politique est totale, c’est parce qu’elle s’enracine dans l’animosité entre les élites urbaines et les masses paysannes, les couches inférieures urbanisées et la classe moyenne des villes. Cette dernière, montée en puissance au cours de la période du miracle économique thaïlandais, dans les années 1980 et 1990, penche plutôt pour un statu quo politique dont le roi serait la figure tutélaire.

Elle s’inquiète de voir les paysans vouloir, au travers de l’émergence du mouvement « rouge », faire entendre bruyamment leur voix après avoir longtemps courbé l’échine, ployés par le respect dû à l’ordre monarchique et à l’autorité traditionnelle. Même si Yingluck Shinawatra a multiplié, depuis son élection, les compromis et concessions à l’égard de l’alliance entre le Palais royal et l’armée, qui régente depuis des lustres les affaires du royaume, la première ministre incarne ce mouvement qui est aujourd’hui du côté du manche.

CERTAINS HABITANTS SONT PASSÉS À CÔTÉ DU DÉVELOPPEMENT

Les déséquilibres sociaux et économiques expliquent la rancœur de ces habitants des provinces qui ont le sentiment d’être passés à côté du développement : le gouvernement alloue 70 % de son budget à Bangkok et ses environs. Le Nord-Est, dont la population représente un tiers des 70 millions de Thaïlandais, n’en reçoit que 6 %.

« La Thaïlande est encore sous la domination d’un nationalisme monarchique. Beaucoup pensent que la vertu du roi est de guider la démocratie. La montée en puissance des gens des campagnes, devenus une force politique, est ainsi perçue comme une menace à l’autorité morale des “gens honnêtes” », observait l’historien Thongchai Winichakul, cité dans Thaïlande, aux origines d’une crise, publié en 2010 par l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (Irasec).

Et c’est bien ce qui ressort des discours de la mouvance « jaune » ou même de l’opposition plus modérée : selon eux, la Thaïlande est « différente », et le système démocratique à l’occidentale « mal adapté » au pays. L’élection au suffrage universel ne peut que confier les rênes du pouvoir à des « opportunistes » et à des « corrompus ». D’où l’idée, vague et étrange, des chefs de file du mouvement antigouvernemental de ces dernières semaines, de faire élire un « Conseil du peuple » par les représentants des corporations, dans le but de pallier les déficiences de gouvernements élus par le suffrage populaire… Une vision paternaliste et conservatrice d’un mode de gouvernement qui a fort peu de chances de voir le jour.

D’autant que des failles commencent à lézarder l’unité de l’opposition. Certaines élites politiques et des milieux d’affaires s’inquiètent de voir se prolonger la poursuite de cette mobilisation et de cette instabilité menaçant les performances économiques de la Thaïlande.

Bruno Philip (Bangkok, correspondant)

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2) A Bangkok, le face-à-face de deux Thaïlande

Une ambiance quasi insurrectionnelle règne dans certains quartiers de Bangkok : depuis lundi 25 novembre, une partie des dizaines de milliers d’opposants au gouvernement qui avaient organisé des défilés monstres dans les vieux quartiers de la capitale en fin de semaine dernière, ont commencé, sans que la police s’y oppose, à occuper des ministères. L’un des porte-parole du mouvement, l’ancien vice-premier ministre Sutep Thaugsuban, a crié son mot d’ordre contre la première ministre, Yingluck Shinawatra : « Levez-vous ! Désobéissez ! Emparez-vous des bâtiments officiels de ce pays afin que le gouvernement ne puisse plus fonctionner ! »

Lundi, ses partisans ont investi le ministère des finances où les assaillants, qui ont pris soin de ne rien casser, font régner désormais une atmosphère de kermesse ; dans la soirée, d’autres opposants avaient occupé le ministère des affaires étrangères. Ils ont cependant évacué ce dernier mardi afin de focaliser leurs actions contre les ministères de l’intérieur, de l’agriculture, des transports, du sport et du tourisme, qu’ils ont désormais assiégés.

En Thaïlande, l’histoire ne se répète pas : elle patine. En 2008, déjà, les mêmes opposants à un gouvernement de semblable obédience avaient occupé les aéroports de la capitale thaïlandaise pour chasser les tenants du pouvoir d’alors. Ils veulent en faire de même aujourd’hui.

LA BÊTE NOIRE DE CES OPPOSANTS, C’EST THAKSIN

Le prétexte a été la tentative, par le gouvernement de Yingluck Shinawatra, de faire récemment voter à l’Assemblée une loi d’amnistie qui aurait exonéré son frère Thaksin – aujourd’hui en exil après avoir été renversé par les militaires en 2006, alors qu’il était au pouvoir – des charges de corruption pesant contre lui. Mais si la loi a bien été adoptée à l’Assemblée, elle a été récemment « retoquée » au Sénat. L’opposition n’a soudain plus eu d’autre grain à moudre que de prolonger un mouvement dont l’objectif affiché est désormais rien moins que de contraindre à la démission un gouvernement élu haut la main en 2011. Gouvernement dont Thaksin, dixit l’opposition, tire les ficelles depuis son exil de Dubaï...

La bête noire de ces opposants, emmenés par les caciques du vieux Parti démocrate, c’est donc Thaksin. L’ancien policier devenu milliardaire puis premier ministre fut autant populiste que populaire parmi les couches les plus défavorisées, notamment dans les provinces du nord-est. Ce capitaliste flamboyant pratiqua une économie libérale intégrant les contraintes de la mondialisation autant qu’une politique sociale à l’égard du monde rural qui tranchaient avec celles de ses prédécesseurs. Résultat, il se mit à dos l’establishment militaro-monarchiste qui l’accusait de tendances républicaines.

La confrontation d’aujourd’hui est ainsi le prolongement d’une situation clivée entre, pour simplifier, des Pro-Thaksin dont le soutien dans les provinces les plus pauvres est massif, et les élites urbaines de Bangkok, décidées à défendre des avantages acquis, le respect de la monarchie et un certain conservatisme idéologique au plan social.

LES RISQUES DE CONFRONTATION SONT TOUJOURS POSSIBLES

« Ce n’est pas que l’on n’aime pas Thaksin, on le hait ! », clamait une dame dans la foule des opposants mardi. Elle résumait ainsi ce que pensent beaucoup de gens, pas forcément les plus riches, à savoir que Thaksin a symbolisé à la fin de son règne une ère de corruption généralisée. Sa sœur a proclamé, mardi, que « la loi de la rue » ne devait pas être utilisée pour renverser « le règne de la loi ». Auparavant, elle avait promis que la force ne serait pas utilisée.

Les risques de confrontation entre parties rivales sont toujours possibles : alors que défilent dans Bangkok les opposants au gouvernement, les « chemises rouges », les partisans du clan Shinawatra, sont rassemblées dans un stade de la ville. Bien décidées à défendre « leur gouvernement ». En 2010, ces mêmes chemises à la couleur pourpre avaient occupé pendant deux mois le centre des affaires de Bangkok pour exiger la démission du gouvernement précédent et demander le retour de leur idole Thaksin.Cette occupation avait provoqué une sanglante répression de l’armée, qui s’était soldée par 90 morts.

La crainte serait aujourd’hui de voir se prolonger un pareil mouvement, cette fois-ci emmené par leurs adversaires, qui paralyserait durablement l’activité du pays et le fonctionnement de sa bureaucratie, si l’occupation des ministères se prolongeait.

Bruno Philip (Bangkok, correspondant ) Journaliste au Monde


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