Table ronde : Peut-on abolir 
la prostitution  ?

dimanche 24 novembre 2013.
 

Le 27 novembre prochain, l’Assemblée nationale doit discuter d’une proposition de loi issue d’un long travail parlementaire et déposée par 
la députée PS Maud Olivier. Elle vise à «  renforcer la lutte contre 
le système prostitutionnel  ». Table ronde avec Natacha Henry, essayiste (1). Cécile Lhuillier, coordinatrice droits sociaux/accès aux soins pour Act Up Paris. Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du nid.

Dans l’exposé des motifs est affirmée la volonté de «  responsabiliser les clients  ». L’«  interdiction d’achat d’un acte sexuel  » est posée et y contrevenir exposera le client à une amende. Alternative à cette peine, un «  stage de sensibilisation  » qui permettra aux clients de découvrir «  la réalité du phénomène de la traite des êtres humains  » et du proxénétisme. Treize des vingt et un articles du texte sont consacrés à la «  protection des victimes de la prostitution  »  : abrogation du délit de racolage, création d’un «  parcours de sortie  » de la prostitution… Des associations affirment que ce texte va provoquer une précarisation accrue des prostituées et prostitués et lui reprochent son aspect moral. Pour d’autres, il ne s’agit que d’un premier pas.

L’appel des 343 salauds défend «  le droit de vendre librement ses charmes  ». Comment réagissez-vous 
à cette affirmation  ?

Natacha Henry Reprenons plutôt leur épouvantable titre  : «  Touche pas à ma pute  ». Horrible détournement de deux slogans de progrès, « Touche pas à mon pote », et l’appel des 343, en 1971, et la lutte pour le droit à l’avortement. C’est le seul qui compte, et pas ce torchon grotesque. Ensuite, «  vendre librement ses charmes  ». Notez l’anachronisme de cette expression. Vendre ses charmes  ? Elle prouve leur incompétence sur le sujet. Soyons clairs  : une personne prostituée est obligée de fournir des prestations intimes à autant d’acheteurs que possible. Et puis, ils mentent  : ce qu’ils veulent, ce n’est pas défendre qui que ce soit. C’est garantir leur propre impunité. Les principaux signataires de cette pétition sont célèbres pour leur cynisme, sûrement pas pour la noblesse de leur cœur. Je suis épatée par leur retard. En France, une partie des intellectuels médiatiques n’a toujours pas saisi le sens du féminisme  ! On l’a vu dans le soutien à Dominique Strauss-Kahn contre Nafissatou Diallo, à Roman Polanski quand il a été arrêté parce qu’il était accusé du viol d’une mineure de treize ans.

Cécile Lhuillier Comme activistes de la lutte contre le sida, nous nous positionnons sur la question du travail sexuel sous l’angle de la santé publique en général, de la lutte contre le sida en particulier. Avant tout, nous regrettons que ce type de buzz média sans aucun intérêt soit plus relayé que l’expertise des associations de terrain et/ou de santé qui prônent une décriminalisation du travail sexuel et l’abandon de toute mesure répressive à l’encontre des prostitué(e)s et de leurs client(e)s. Ensuite, il n’est pas question de vendre quoi que ce soit, son corps ou ses charmes, on parle de prestations sexuelles tarifées. Lorsqu’on vend quelque chose, une fois la transaction réalisée, on en est privé, ce n’est pas le cas du travail sexuel. Ce n’est pas ce «  manifeste  » racoleur et antiféministe qui nous a appris qu’une partie des prostitué(e)s exerce librement, et doit en conséquence pouvoir continuer à exercer dans de bonnes conditions, et en toute sécurité. Nous demandons simplement que les travailleur(se)s du sexe aient accès au droit commun, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Grégoire Théry Soyons sérieux  ! Les «  343 salauds  » ne défendent ni les personnes prostituées ni le droit de vendre ses charmes, mais bien le droit d’acheter un acte sexuel. Ce n’est pas la même chose, ils sont du côté des dominants. Ils font pour cela référence aux 343 femmes qui s’étaient battues pour le droit à disposer de leur corps. Les 343 salauds se battent, eux, pour le droit à disposer du corps de celles et ceux dont ils exploitent la précarité et la vulnérabilité pour leur imposer un acte sexuel par l’argent. Devoir enchaîner des rapports sexuels avec des inconnus à longueur de journée pour payer son loyer, sa dette auprès des passeurs ou l’éducation de ses enfants, c’est tout sauf le droit de disposer de son corps. Ce sont les abolitionnistes du système prostitueur qui se battent pour la libération sexuelle, en promouvant une sexualité libérée des injonctions morales, des violences et du marché  !

La « professionnalisation » des prostituées, instituée en 2002 en Allemagne, est aujourd’hui remise en cause. Est-ce, selon vous, une voie envisageable  ?

Cécile Lhuillier Act Up-Paris n’est en aucun cas réglementariste puisque cela impliquerait une réglementation spécifique et un contrôle social des travailleurs(se)s du sexe. Comme dit, nous exigeons que les prostitué(e)s aient accès au droit commun, ce qui conditionne leur accès aux soins, à la prévention et au dépistage. Nous exigeons, comme l’ensemble des associations de santé (Médecins du monde, Planning familial), de santé communautaire (Cabiria, Grisélidis…) et de lutte contre le sida (Aides, Élus locaux contre le sida…), la décriminalisation du travail sexuel  : l’abrogation du délit de racolage public et l’abandon du projet de pénalisation des client(e)s. Notre volonté n’est certainement pas que les prostitué(e)s soient soumis(e)s à un patron, et qu’elles/ils perdent de fait le contrôle de leurs tarifs, de leurs pratiques, de leurs conditions de travail.

Grégoire Théry On dit que la prostitution a été légalisée en Allemagne en 2002. C’est faux. La prostitution n’y était pas illégale. L’Allemagne a dépénalisé le proxénétisme et donné un statut d’entrepreneurs du sexe aux tenanciers des bordels. Ceux-ci retirent à la commune une licence d’exploitation, comme on retirerait une licence d’exploitation pour vendre du tabac ou de l’alcool. Le bilan après dix ans, et ce n’est pas une surprise pour le Mouvement du nid qui le dénonce depuis longtemps, est dramatique  : la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains ont explosé. Il y a, en Allemagne, jusqu’à 400 000 personnes prostituées d’après les autorités. Les personnes prostituées, de plus en plus nombreuses, sont toujours recrutées parmi les plus vulnérables et exploitées au péril de leur vie. La police allemande déplore son incapacité croissante à lutter contre les proxénètes qui, parce qu’ils sont des entrepreneurs reconnus, ne peuvent plus faire l’objet de la même surveillance.

Natacha Henry La moyenne des 400 000 prostituées en Allemagne, elle est née en 1995, en Roumanie. Elle est coincée, enfermée dans un système qui ronge son intégrité, qui a tué sa liberté. Heureusement qu’ils reviennent sur ce système. C’est au bénéfice des proxénètes que ces entreprises ont été autorisées. Les femmes là-dedans rêvent que ça s’arrête. On va rétorquer  : il faut bien répondre à la misère sexuelle des hommes seuls ou mal casés. Et la misère sexuelle de ces femmes, n’est-elle pas autrement plus grave  ? En France, la loi Marthe Richard du 13 avril 1946 a fermé les maisons closes. Il ne faut jamais revenir dessus. Vous imaginez le carnet de rendez-vous  ? Mardi 9 h 30, M. A, fellation  ; 10 h 00, M. B, fellation  ; 10 h 30, M. C, pénétration  ; 11 h 30 M. D, fellation… Et ainsi de suite. C’est de l’abattage. Comme l’entend le projet de loi, la prostitution, c’est une violence. Mais les signataires de «  Touche pas à ma pute  », comme ils sont riches, ils vont dire qu’ils paient des «  escorts  », trois fois le Smic en une soirée, et que cette femme (ou homme) choisit qui et quand. C’est à la fois du folklore et du marché noir, sans aucune crédibilité politique.

Le projet de loi représente une « régression sociale » selon certaines associations. Qu’en pensez-vous  ?

Natacha Henry Réjouissons-nous car, après la Suède, la France veut abolir l’esclavage sexuel. D’autres pays étudient la question. Ce projet de loi ne tombe pas du ciel  : il arrive après plus d’un siècle de réflexion abolitionniste, la fermeture des maisons closes en 1946, la ratification en 1960 de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui de l’ONU. Plus récemment, des voix se sont élevées contre la prostitution lors des événements sportifs. Mais comme toujours, les conservateurs s’agitent. C’est leur tradition, comme la nôtre est de faire avancer l’égalité. En tout cas, c’est un moment historique dont nous serons fières et fiers.

Grégoire Théry Ce n’est pas l’opinion de mon association qui rencontre et accompagne plus de 5 000 personnes prostituées dans 32 départements français. Ni des 55 associations de soutien aux personnes prostituées, de lutte contre les violences sexuelles et sexistes rassemblées au sein du Collectif Abolition 2012.

Cécile Lhuillier C’est le cas, elle représente également une catastrophe sanitaire annoncée. La proposition de loi prévoit par exemple l’octroi d’un titre de séjour précaire (six mois) aux seul(e)s prostitué(e)s qui sortiraient de la prostitution, dans une démarche attestée par quelques associations agrémentées, entendez les associations abolitionnistes, qui se verraient par ailleurs grassement rémunérées pour leur mission de contrôle. Il s’agit là encore une fois d’une ­négation de la parole des premier(ère)s concer-
né(e)s et de leur capacité à décider eux/elles-mêmes ce qui est bon ou pas pour eux/elles. En outre, après des années de coupes dans les subventions des associations menant auprès des prostitué(e)s une action sanitaire, la proposition de loi entend placer les forces de l’ordre au centre du dispositif. Or, la répression est par essence incompatible avec toute politique de réduction des risques et par extension de santé publique. Par ailleurs, les travailleur(se)s du sexe sont aujourd’hui une minorité en lutte, chacun(e) choisira son camp en son âme et conscience  : celui d’une loi répressive qui rassemblera la droite et le Parti socialiste, ou celui des premier(ère)s concerné(e)s.

La pénalisation des clients, en lieu et place de celle du racolage, est-elle la bonne solution pour faire reculer la prostitution  ?

Cécile Lhuillier Certainement pas. Le modèle suédois, vanté par les abolitionnistes, est très controversé. S’il a fait disparaître la prostitution de rue, il a accru la prostitution cachée, poussé les travailleur(se)s du sexe à exercer dans des pays frontaliers, dégradé leurs conditions de travail, et nui à leur santé. Par exemple, en France, une prostituée exerçant à domicile ne peut pas, légalement, louer un logement, ou vivre en colocation, son propriétaire et son/sa colocataire tombant alors sous le coup du délit de proxénétisme de soutien. Le délit de racolage public a accru le pouvoir des réseaux, il en sera de même pour la pénalisation des client(e)s  : quand un(e) prostitué(e) ne peut pas exercer, qui est à même de lui fournir un lieu et des clients  ? Réponse  : la criminalité organisée. Pénaliser les clients va, comme le délit de racolage public, isoler les travailleur(se)s du sexe, les éloigner des actions associatives et des structures de dépistage, de prévention, de soins. Si cette loi est votée, l’idéologie l’aura emporté sur le pragmatisme, la morale sur la santé publique. Il s’agit tout simplement d’obscurantisme.

Grégoire Théry Ce n’est pas LA bonne solution, mais une des solutions incontournables  ! Seule une politique globale engageant la société auprès des personnes prostituées et contre le système prostitueur est à même de faire reculer ce bastion des violences et des inégalités que constitue la prostitution. À ce titre, la proposition de loi prévoit la possibilité d’octroyer un titre de séjour aux victimes étrangères du proxénétisme même si elles ne sont pas en mesure de dénoncer leurs exploiteurs, la suppression du délit de racolage, un accès facilité à la réparation des préjudices subis par les victimes et un parcours de sortie pour accompagner les personnes désireuses de s’extraire de l’enfermement professionnel. Quant à la pénalisation de l’achat d’un acte sexuel, c’est surtout la mesure la plus protectrice des personnes qui demeureront dans la prostitution. Les personnes prostituées nous le disent  : c’est lorsqu’elles montent dans la voiture du client, lorsqu’elles ouvrent la porte de leur appartement ou lorsqu’elles entrent dans la chambre d’hôtel que le danger se fait le plus fort. Or, pour la première fois, la loi va partiellement inverser ce rapport de forces. Le client qui voudra imposer un acte sexuel sans préservatif, ou qui voudra imposer un acte sexuel que la personne refuse sera sous la menace d’une condamnation par le simple fait de solliciter un rapport tarifé. Ainsi, les personnes prostituées seront pour la première fois libres d’accepter une passe à laquelle elles consentent et ainsi de ne pas dénoncer le client mais aussi de refuser tout client qui ne respecterait pas leurs conditions en menaçant de le dénoncer.

(1) Marthe Richard, l’aventurière des maisons closes, Éditions Punctum, 2006, 249 pages, 18,50 euros.

Entretiens croisés réalisés par Dany Stive, L’Humanité


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