Au ciné ce soir... « Le Joli Mai »

mardi 29 octobre 2013.
 

Gros plan en contre plongée sur les toits inclinés de Paris, couleur bleu gris de plomb. Une femme gravit les barreaux des échelles de secours, sur les hauteurs d’un imposant bâtiment, prétexte à travelling panoramique sur la capitale : Val de Grâce, Porte Dorée, Pointe du jour, La Défense et son Centre des nouvelles industries et technologies, premier bâtiment de l’ouest parisien. « Est-ce là la plus belle ville du monde » ? questionne Yves Montand, dont la voix chaude porte le texte de Chris Marker. « Paris est cette ville où l’on voudrait arriver sans mémoire ».

Ainsi commence Le Joli Mai, monté en deux parties. On est en mai 62, ça a un petit air d’inventaire à la manière du Je me souviens de Pérec, et vu des toits, Paris ressemble à une fourmilière.

La vie comme elle va

La première partie, intitulée Prière sur la Tour Eiffel - référence au poème de Giraudoux datant de 23 - montre le houspillement de la ville. Trois journalistes partent à la rencontre des gens ordinaires, dans la rue, et les invitent à parler de leurs conditions de vie : commerçants, employés, ouvriers, mères de famille et militaires, racontent leurs aspirations et leurs attentes, leurs espoirs, formant une mosaïque de points de vue. Les enquêteurs ne posent aucune question piège, ils tracent le portrait sociologique d’une France en mutation.

Un bougnat dans son arrière boutique, la très populaire rue Mouffetard, l’arrivée de la télévision, le vendeur aveugle des gueules cassées au coin de la rue, le marchand de costumes tergal et laine à soixante-cinq nouveaux francs avec son naturel, les inventeurs en tous genres, les chemins de fer du Nord, la foire aux poètes, les vexations d’un travailleur émigré à la recherche d’un emploi, les logements insalubres dans et hors-les murs, entre pauvreté et promiscuité, font partie du tableau.

En 62, un habitant sur vingt n’a pas l’électricité et un sur douze est sans eau. Entre la cour d’Aubervilliers qui a l’âge de ses habitants et son unique point d’eau extérieur, au relogement de la famille Langlois et de leurs huit enfants - plus une nièce adoptée à la mort des parents -, le « on est chez soi, ici » en dit long sur les barres de béton qu’on commence à construire. « Il y avait place pour le bonheur ici, et là on ne sait pas »… dit la dame aux fleurs, née à la campagne.

Deux architectes débattent de leur métier au coin de la rue de la Glacière, et de leurs utopies, leur référence s’appelle Célesteville où chacun vit à sa manière dans la maison qu’il s’invente. Deux jeunes commis à la Bourse de Paris, monde d’homme et d’agitation, dessinent les échelons de leur plan de carrière, de chef de service à patron. John Glenn fait le tour de la terre et Pierrot le taxi peint des tableaux dans son atelier où les pneus s’entassent. Les fiancés font des projets d’avenir. « Est-ce qu’il y a des choses qui vous intéressent ? Ce qui se passe dans le monde » ? L’idée neuve du bonheur contredit la solitude.

13 février 62, et après

La seconde partie nous plonge dans l’histoire collective, avec la chronologie des horreurs sur fond de guerre d’Algérie et risque de guerre civile, en France. 13 février 62, on enterre les victimes de la répression policière de Charonne qui manifestaient contre le fascisme et la guerre, en réponse aux attentats de l’OAS. Des centaines de milliers de personnes accompagnent les morts : « Place de la République, on aurait pu entendre un oiseau chanter. Restaient des fleurs sur la chaussée ».

« Qu’avez-vous retiré de ce mois de mai » questionnent les journalistes ? « Rien, tout va », répondent certains. « Les grands projets ? Me marier, avoir des enfants, un logement, être heureux », et, d’une seule et même voix, trois soeurs de la petite bourgeoisie, égrennent leurs certitudes comme des précieuses ridicules : « Les femmes qui votent ? C’est déplacé ! La femme ne regarde pas la politique ! Elle n’a pas le sens critique » ! Graffitis et pancartes informent : défense d’afficher, OAS assassin, sonnette de nuit pour les sacrements ou chien méchant. Le procès du Général Salan se tient dans un palais de justice survolté.

« Plastiquer, ça vous dit quoi ? Garder l’Algérie française ? » « Nous, on n’y peut rien », répondent d’autres. « Démocratie ? On est en République… » « Ces messieurs de la haute… » et mai décline son douloureux agenda, sur fond de 2 et 4 chevaux, de panhards et 403. Quelle connerie, la guerre ! dit Prévert.

Les agents de police - les hirondelles, comme on dit - font leurs rondes à vélo, drapés dans leurs capes. Dans les gares, le service s’interrompt faute de courant. Les salaires de misère obligent à deux emplois. Beaucoup de déceptions, un avenir sans perspective, mettent l’optimisme en berne, et les questions sociales sont aux abonnés absents. Grèves et solidarités, deviennent les mots clés. Face à cette économie de pauvreté, une nouvelle civilisation, de l’automation, se dessine, pour le meilleur et pour le pire. « On ne peut plus croire à ce qu’on fait, ceux qui travaillent ne travaillent plus de leurs mains. On a perdu le prestige du travail ». Frigidaire, lave-linge et cuisinière font la une des arts ménagers, à la Foire de Paris. Les notions de travail et de non-travail, au-delà des obstacles moraux, commencent à émerger, des ingénieurs parlent de loisirs. Au Garden club on danse le madison et les concours de twist affichent complet.

Un bricoleur de talent

Le Joli Mai est un film cousu mains qui invite au vagabondage et remonte le cours de l’Histoire. Chris Marker en signe le scénario et le co-réalise avec Pierre Lhomme, (habituellement directeur de la photographie). Il s’est toujours voulu plus artisan et bricoleur que cinéaste. C’est un inventeur, un touche-à-tout et jusqu’aux nouvelles technologies qu’il a explorées. C’est un poète qui s’est lié d’amitié avec les grands comme André Bazin - qui créa Les Cahiers du Cinéma -, et Alain Resnais - avec qui il co-signe en 53 Les statues meurent aussi -, avec Costa Gavras et Kurosawa, Joris Ivens et Jorge Semprun. Son film emblématique, La Jetée, a marqué toute une génération de cinéphiles. Mais il est aussi l’auteur et réalisateur de Si j’avais quatre dromadaires (66) et Sans soleil (82), qui portent sur le voyage, et de films militants qui ont touché les consciences : Loin du Vietnam en 67, On vous parle du Brésil en 69, Cinétracts en 68, Le fond de l’air est rouge, en 77.

Dans Le Joli Mai, la voix off d’Yves Montand fait aussi le lien entre les deux parties du film, par la chanson du même nom qu’il interprète, distillée sur écran blanc : « Joli mai, tu as laissé tes songes dans Paris pour les enraciner, ton foulard sur les yeux des mensonges, et ton rouge dans la gorge de l´année ».

Sorti en une nouvelle version restaurée, sous le regard de Pierre Lhomme, le film porte en son générique même de la fraternité, nommant chaque technicien ou artiste de l’équipe : L’homme du son, l’homme de l’image, l’homme de mains, les femmes à ciseaux pour les monteuses. Travail sur la mémoire, il s’inscrit dans le contexte d’une France gaullienne, sensible et douloureuse et fait acte de militance. Et Marker y témoigne, avec ironie et tendresse, d’une société qui se cherche.

Film documentaire en noir et blanc (2h16)(1963)

Par Brigitte Remer


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