Red Wedge : petit coin de paradis rouge 
dans l’enfer thatchérien

samedi 7 mars 2020.
 

Mouvement méconnu de l’histoire britannique récente, le Red Wedge a testé 
des formes 
de collaboration nouvelles 
entre artistes 
et politiques.

1985 Toute l’Angleterre est occupée par les conservateurs. Toute  ? Non  ! Car un petit groupe d’artistes résiste encore au thatchérisme. Nous sommes fin novembre. Billy Bragg, Paul Weller (guitariste de The Jam) et Jimmy Sommerville (chanteur de The Communards) décident d’enfoncer un coin rouge («  red wedge  ») dans l’Angleterre thatchérienne. Un clin d’œil au tableau de 1919 du peintre soviétique constructiviste El Lissitzky, Battez les blancs avec le triangle rouge, qui colle bien aux ambitions du Labour Party, qu’ils soutiennent  : battre les «  tories  » de Margaret Thatcher aux élections générales de 1987.

Dans le courant des années 1960, un vent de contestation souffle sur la culture anglaise  : Mick Jagger s’oppose à la guerre du Vietnam, John Lennon dénonce la présence anglaise en Irlande du Nord… Mais leurs actions manquent de cohérence, de moyens, et malgré le soutien du public, ils sont seuls à s’engager. Une première tentative de rassemblement de cette «  gauche radicale  » verra le jour en août 1976. En réaction aux propos d’Eric Clapton, qui avait appelé, saoul sur scène, à voter pour l’ancien ministre conservateur Enoch Powell sous peine de voir une Angleterre «  surpeuplée  » devenir «  une colonie noire  », le photographe Red Saunders, le designer Roger Huddle et les Muldoon, du groupe Kartoon Klowns, créent Rock Against Racism (RAR). Leur but  : «  Faire connaître la musique noire à un jeune public blanc et sensibiliser ces derniers à l’antiracisme et à la lutte contre le National Front (le FN anglais–NDLR). » (1)

Ils «  organisent, au printemps et à l’automne 1978, deux concerts avec l’Antinazi League afin de lutter contre la vague d’agressions racistes qui se propageait  », rappelait, lors du colloque 2013 sur l’histoire sociale du rock, le chercheur Jeremy Tranmer. Pour le baptême de RAR, sous haute tension, The Clash, Steelpulse, The Buzzcocks, et au moins 80 000 personnes seront présents. «  Tant que les nazis existent, nous devons les défier  », martelait encore Roger Huddle dans Socialist Review, en juin 2004. Malheureusement, malgré sa détermination et les 100 000 spectateurs pour Elvis Costello au Brockwell Park, le mouvement sera de courte durée. Tant pis, «  the job is done  »  : le National Front n’a pas percé aux élections de 1979 et a même enregistré «  un échec dont il ne s’est jamais remis  », rappelle Tranmer, qui souligne encore cette première  : un «  mouvement de masse  » porté par l’extrême gauche. Un succès plus que relatif, puisqu’il a vu la victoire des conservateurs.

L’accession de Margaret Thatcher au 10, Downing Street n’a pas pour autant sonné le glas de la mobilisation artistique. Les parrains de RAR ont continué, tout au long des années 1980, de faire vivre ses valeurs, y compris «  contre le désespoir qui dominait la musique punk  ». En 1984, Billy Bragg, qui vient de sortir son premier album, ressent le «  besoin  » de mettre sa musique «  au service des idées que nous défendions  ». «  C’est Margaret Thatcher qui a fait de moi un socialiste  », dira-t-il plus tard. De fait, il existe «  une continuité entre la lutte contre le NF et la lutte anti-Thatcher  », note Jeremy Tranmer. L’inflexible Dame de fer, refusant de négocier avec les mineurs, impose au pays la plus longue grève de son histoire. Bragg deviendra une icône du mouvement ouvrier en récoltant, aux côtés de Paul Weller (qui enregistre Soul Deep avec The Style Council, en 1984, au profit des mineurs) et du groupe New Order, des fonds pour soutenir la cause. D’autres (Crass, The Exploited, The The…) se mobiliseront contre l’apartheid en Afrique du Sud ou contre le nucléaire, et tous se retrouveront pour deux grands concerts à Londres, en 1984 et 1985, pour mobiliser contre le chômage des jeunes. Les fondations du Red Wedge sont posées.

Après 1985, les «  wedgers  » grimpent dans la caravane du Labour Party, qui sillonne l’Angleterre au soutien de la «  working class  ». 
La «  première campagne rock’n’roll de l’histoire britannique  », selon les tabloïds anglais, passe par les docks de Liverpool, les mines du Yorkshire, le cœur de Londres… Jeunes, d’origines modestes, issus eux-mêmes de régions en crise, les chanteurs du 
Labour Tour (Billy Bragg, Lloyd Cole, les FineYoung Cannibals, le guitariste de Queen, Brian May…) rencontrent un public intoxiqué des années durant par le libéralisme. Même si certaines mesures travaillistes «  ne sont pas à la hauteur  », «  les jeunes basculent et le Labour devient leur parti  », note Jeremy Tranmer. Cela ne suffira pas à remporter les élections de 1987, et Thatcher restera au pouvoir. Mais le mouvement a participé de la politisation de toute une génération  : «  Vous ne pouviez pas rester assis sur la clôture en observant ce que l’on faisait au pays  : démantèlement des syndicats, chômage, ruptures communautaires, confiait Paul Weller dans 
The Guardian, en avril 2013. 
Alors vous descendiez d’un côté ou de l’autre.  »

(1) à droite de la droite. Droites radicales en France et en Grande-Bretagne au XXe siècle, de Philippe Vervaecke, aux Presses universitaires du Septentrion, 2012.

Grégory Marin


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message