Survivant de l’extermination des juifs de Pologne, l’historien israélien rappelle la gauche à son devoir : défendre les valeurs humanistes des Lumières. Et en premier lieu, la justice.
Il fallait un historien israélien pour jeter un regard neuf sur le fascisme français. Zeev Sternhell, survivant de l’extermination des juifs de Pologne (né en 1935 dans le ghetto de Przemysl, conduit en URSS, puis en France après la guerre), a endossé ce rôle, suscitant une intense polémique lorsqu’il a publié pour la première fois Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, en 1983 (1). En opposition avec la théorie des droites de René Rémond, il cherche des concordances dans les incarnations de cette droite révolutionnaire et anti-Lumières (2). Ses travaux révèlent une précision, une cohérence qui permet d’appréhender certaines périodes noires de l’histoire, comme le régime de Vichy, pour ce qu’elles sont : des conséquences liées à des causes politiques antérieures. Une lecture du passé pour écrire l’avenir ? Professeur de sciences politiques à l’université hébraïque de Jérusalem, membre fondateur de Shalom Akhchav (La Paix maintenant), l’historien travaille au compromis de paix avec les Palestiniens, écrivant régulièrement dans le quotidien de gauche Haaretz contre l’implantation d’enclaves israéliennes en territoire occupé. Ce qui lui vaut l’hostilité des milieux ultranationalistes. Comme un écho. G. M.
(1) Il a publié une nouvelle édition, fortement enrichie, en 2012. Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Gallimard, « Folio histoire », 1 073 pages, 14,50 euros.
(2) Les Anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, Gallimard, « Folio histoire », 2010, 944 pages, 12,10 euros.
Aux côtés des trois courants identifiés par René Rémond (droites légitimiste, bonapartiste et orléaniste), vous en identifiez un quatrième, la droite révolutionnaire. Comment naît-elle ?
Zeev Sternhell. Les trois droites identifiées par René Rémond appartiennent à un XIXe siècle qui, selon moi, se termine dans les années 1880. Une extraordinaire révolution technologique, scientifique et intellectuelle se déroule alors, des nouvelles réalités sociales et politiques émergent. Les vingt dernières années du XIXe siècle constituent en réalité les premières années du XXe siècle : avec le boulangisme et l’affaire Dreyfus éclate la première grande crise de la démocratie et de l’ordre libéral. C’est alors que se forge une grande coalition des révoltés, à la fois contre le libéralisme bourgeois, démocratique et souvent conservateur de la IIIe République, et contre le marxisme : ce processus prend alors des dimensions qui seront capitales pour l’avenir. Cette droite populaire, parfois prolétarienne mais violemment antimarxiste, sécrète un nationalisme de la terre et des morts, de la terre et du sang.
Quel est son corpus idéologique ?
Zeev Sternhell. Elle répond à des besoins intellectuels, sociaux, psychologiques, que le bonapartisme, produit de la société préindustrielle, n’entrevoyait même pas. Dans ses concepts comme dans ses méthodes, elle n’est pas conservatrice, c’est une droite de combat qui lance un appel au peuple contre la démocratie et les acquis des Lumières françaises. Le peuple contre la démocratie : jamais jusqu’alors on n’avait vu quelque chose de pareil. Le XIXe siècle était bien mort et enterré. Les grands de cette droite nouvelle sont Barrès, Maurras, Drumont, des blanquistes et des communards unis dans le nationalisme, des syndicalistes « jaunes », mais aussi des syndicalistes révolutionnaires, les hommes de la Guerre sociale, du Mouvement socialiste ou de Terre libre… Qu’ils aient été un jour guesdistes, membres de la gauche républicaine passés au boulangisme ou à l’antisémitisme, qu’il se fût agi de communards comme Rochefort, de socialistes comme Hervé, Lagardelle ou Sorel, plus tard de Déat et Doriot, ces « transfuges » finiront par abandonner tout ce en quoi ils avaient cru. Tout, sauf la volonté de casser, coûte que coûte, la démocratie et les principes des Lumières.
Dans l’Humanité Dimanche, en janvier dernier, vous disiez que « les idées de la droite révolutionnaire font partie intégrante de la culture politique de l’Europe ». Est-ce le même mouvement qui est à l’œuvre dans tous les pays d’Europe ?
Zeev Sternhell. Entre tous ces mouvements nationaux d’extrême droite qui prolifèrent en Europe, depuis la Finlande et la Norvège, en passant par les « marches » est-allemandes jusqu’à la Hongrie, existe une parenté idéologique. Cette droite à la fois antilibérale – j’utilise le terme libéral dans son sens noble –, anti-Lumières et antisocialiste (je ne parle pas de marxisme honni et haï de tous côtés par ignorance encore plus que par horreur du stalinisme) affiche un souci majeur : assurer la préservation du patrimoine national, culturel et religieux en prêchant l’imperméabilité des cultures.
Qui sont les héritiers de cette droite révolutionnaire ?
Zeev Sternhell. Des mouvements comme le FPÖ et le BZÖ de Jorg Haider (mort en 2008) en Autriche et l’Union démocratique du centre en Suisse, les deux mouvements parmi les plus connus. Le Vlaams Belang en Belgique (Flandre), le Parti du progrès en Norvège et le FN français représentent facilement 20 % de l’électorat. En Finlande, un des pays le plus heureux à la surface du globe, l’extrême droite a effectué au cours de ces dernières années un grand saut en avant. Quant à la Hongrie, elle semble retourner aux années 1930. En Grande-Bretagne, où certains prédisent une islamisation rapide qui pourrait en arriver vers 2050 jusqu’à la moitié de la population, n’était-ce le système électoral en vigueur, l’extrême droite serait bien représentée au Parlement.
Qu’en est-il de l’extrême droite notabilisée qu’est le Front national ? On retrouve dans le discours de Marine Le Pen, en contradiction apparente avec celui de son père, ce refus à la fois du libéralisme et du marxisme (avec la reprise du vieux slogan « ni droite ni gauche »), caractéristique du préfascisme des années 1910, puis du fascisme des années 1920 et 1930.
Zeev Sternhell. Le corpus idéologique du FN est fondamentalement nourri des mêmes principes, bien que le langage soit nettement plus modéré et l’image de marque plus policée. L’odeur vichyssoise, l’antisémitisme classique tout comme la vulgarité poujadiste et « Algérie française » de Le Pen père ont pu disparaître, la démocratie et le suffrage universel ne sont plus mis en cause, mais pour l’essentiel ce corpus représente toujours une troisième voie entre le libéralisme des Lumières françaises et le marxisme, ou plutôt contre le libéralisme et le marxisme. Au début du XXe siècle, cette démarche avait déjà débouché sur cette grande nouveauté de son temps que constituait une révolution politique et culturelle mais qui ne touchait ni à l’économie ni à la société.
En quoi le culte de l’oubli que vous associez à la volonté de dépasser l’horreur de la Seconde Guerre mondiale a-t-il pu contribuer à voir l’extrême droite perdurer et se développer ?
Zeev Sternhell. Le culte de l’oubli a profité à la droite dans son ensemble depuis les premiers jours de la Libération. Cependant, c’est aux éléments fascistes et fascisants que l’oubli permit une réintégration éclair dans la vie publique. Raymond Aron prêchait l’oubli, en appelant à Renan, qui y voyait une grande vertu politique : dans ses Mémoires, il s’excuse auprès d’Alfred Fabre-Luce, qui avait vu en Hitler « Jupiter » et l’hitlérisme « moins comme une doctrine que comme un âge d’une nation ou peut-être de l’univers ». Il ne reprocha jamais à son ami Bertrand de Jouvenel d’avoir écrit Après la défaite, un livre reconnaissant la supériorité intellectuelle et morale de l’Allemagne nazie. Aron trouvait également ignoble l’ostracisme dont était victime dans son pays Carl Schmitt, « l’avocat de la couronne du IIIe Reich », le plus important intellectuel fasciste en Europe et nazi déclaré.
Les concordances que vous établissez entre les différents mouvements des années 1930-1940 (PPF, Action française…) existent-elles toujours entre un parti établi comme le Front national et des mouvements comme Troisième Voie, les Identitaires, etc. ?
Zeev Sternhell. En gros, oui, il existe un dénominateur commun, celui de la défense de l’identité nationale, ethnique, historique, culturelle et religieuse.
Dans Ni droite ni gauche, vous mettez en lumière la montée en puissance, en quelques mois de 1940, de la pensée vichyste, non pas – comme expliqué par d’autres historiens – comme un simple opportunisme historique, mais comme le jaillissement d’un courant politique, intellectuel et culturel sous-jacent dans la société.
Zeev Sternhell. Bien sûr, ce ne sont pas les Taine, Renan, Barrès, Drumont, Maurras ou Thierry Maulnier, les Céline, Brasillach ou Drieu La Rochelle qui ont produit tout seuls le nationalisme de la terre et des morts et son corollaire, l’antisémitisme. Mais en fournissant la conceptualisation d’un profond besoin social, émotionnel et intellectuel, ils ont pesé sur l’histoire autant que les grands intellectuels allemands, et de ce fait portent une même responsabilité. Imagine-t-on Vichy et son œuvre de destruction de la démocratie, avec l’appui de la grande majorité des élites sans l’œuvre de destruction intellectuelle et morale menée par les maurrassiens de toutes tendances, chantant la gloire de l’Italie mussolinienne, de son régime et de son chef, et réclamant à grands cris l’instauration de la dictature en France ? Je ne pense pas que l’on puisse nier l’existence de rapports de causalité entre la crise intellectuelle du tournant du siècle, puis de la révolte des années 1930, et l’instauration de la dictature nationaliste de 1940. Cette révolution, qui, en l’espace de quelques mois, avait balayé cent cinquante ans d’histoire de France, s’était faite à la suite d’une débâcle militaire sans précédent dans l’histoire nationale, mais il n’est pas du tout impossible d’imaginer un désastre économique et social, du type de la crise de 1929, qui fournisse un contexte en partie comparable, qui jetterait les possédants et les chômeurs ensemble dans les bras d’un sauveur, homme ou femme, providentiel. Les conditions actuelles ne sont pas catastrophiques et pourtant la droite dure prospère en Europe. Cependant, le mariage gay seul ou l’immigration seule ne peuvent suffire, il faut un élément de crise aiguë et de danger immédiat, concret pour amener une explosion.
Cette droite, attachée à la nation comme identité, cible un ennemi contre lequel elle se construit : hier le juif, aujourd’hui le musulman. En quoi est-ce constitutif de leur identité ?
Zeev Sternhell. Le principe de l’imperméabilité des cultures constitue un élément fondamental de l’identité d’une nation conçue comme un organisme vivant. Cette communauté – de la terre et des morts, du sang et du sol – se conçoit toujours en danger. Une menace permanente de perte d’éléments de son identité pèse sur la nation, qui doit toujours se défendre, car tout corps vivant est par définition constamment attaqué par des éléments étrangers, et donc ennemis. Pour les nationalistes, la présence de l’ennemi de l’intérieur est une nécessité de méthode. De Barrès jusqu’aux maurrassiens, qui disaient clairement que sans l’antisémitisme, le nationalisme ne serait pas entier, et jusqu’aux lois raciales de Vichy, le virus qui attaquait le corps national était le juif. Aujourd’hui c’est l’Arabe, le musulman qui constitue l’anti-moi. Chez les nationalistes, depuis les antidreyfusards jusqu’à Vichy, la nation est une chose, la communauté des citoyens une autre : la qualité de citoyen peut aisément être conçue comme une catégorie politique et juridique artificielle, distincte de la qualité de Français.
En France, dans la première moitié du siècle passé, on pouvait parler – on n’osera plus le dire en public aujourd’hui – des « vrais » Français et des autres. La qualité de Français est une valeur absolue, celle de citoyen français une valeur relative. Les citoyens français, s’ils ne sont pas aussi des Français « historiques », peuvent dans certaines conditions être déchus de leur nationalité dans le sens politique et juridique du terme, comme cela fut le cas sous Vichy pour les juifs naturalisés. Tous les autres peuvent également, en dépit d’une appartenance ancienne à la communauté des citoyens, être relégués au ban de la société et devenir objet de discriminations comme celles prévues par les lois d’octobre 1940.
Quelle part doit prendre la gauche pour lutter contre ce repli sur soi que ces mouvements théorisent ?
Zeev Sternhell. Il faut tout d’abord revenir à la définition de la nation donnée par l’Encyclopédie de Diderot. C’est le devoir de la gauche de mener le combat pour les valeurs des Lumières, les valeurs humanistes. Si la gauche ne le fait pas, aucune autre force politique ne la remplacera. Parmi ces valeurs on compte la justice, et la justice signifie que l’on refuse l’idée que le monde tel qu’il est soit le seul possible.
Voilà en quoi consiste le véritable héritage des Lumières : les hommes, êtres rationnels et autonomes, sont capables de se construire un monde meilleur. La recherche d’un autre mode de vie ne passe pas par une fuite vers le tribalisme, vers le refus aussi bien du libéralisme que du marxisme, mais vers une société ouverte où la solidarité ne serait pas un vain mot. Déjà, au début du XXe siècle, la droite révolutionnaire et le fascisme qui suivit se levèrent contre les valeurs des Lumières, mais non pas contre le capitalisme : de nos jours le néolibéralisme et le néoconservatisme s’expriment d’une manière comparable. Si aujourd’hui nous n’avons pas encore d’alternative au capitalisme, il existe quand même un moyen de lutter contre ses maux : faire en sorte que l’État, fidèle sans concession aux valeurs des Lumières, maîtrise l’économie capitaliste et pèse sur les mécanismes des marchés.
Entretien réalisé par Grégory Marin, L’Humanité
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