Face au capitalisme en crise qui peut choisir l’issue du fascisme, récupérer l’internationalisme, réinventer l’Europe

jeudi 12 septembre 2013.
 

Face au capitalisme globalisé en crise (système représentatif et néolibéral) et à la lumière du mouvement des Indignés, Juan Carlos Monedero, universitaire espagnol, plaide pour des ripostes communes au Nord et au Sud.

Insatiable commentateur de l’actualité sociale et politique, 
du mouvement des idées, il collabore au programme télévisé alternatif la Tuerka. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont le Retour de l’Europe, de la Perestroïka au traité de Maastricht, en 1992, ou plus récemment Nous dormions, nous nous sommes réveillés  : 
le 15M et la réinvention 
de la démocratie. Pertinent, et critique, il dérange, 
et agace parfois, mais 
il a toujours le mérite d’inviter à la réflexion.

Le 15 mai 2011, des milliers de jeunes Espagnols ont envahi les places publiques contre la crise économique. 
Ce mouvement dit du 15M, 
ou encore des Indignés, a été comparé 
au printemps arabe où des révoltes populaires ont balayé les dictateurs en Tunisie 
ou en Égypte. Où en est-on aujourd’hui 
de cette irruption citoyenne  ?

Juan Carlos Monedero. Le 15M n’était pas une réponse mais une question. Un questionnement de la démocratie représentative qui a cessé d’être au service de l’expression de la volonté des citoyens. Un questionnement aussi du modèle néolibéral qui casse le contrat social établi dans l’après-guerre selon lequel les êtres humains ne sont pas des marchandises. Le développement de la crise a eu pour conséquence une augmentation de l’exploitation des pays européens afin de maintenir les taux de profit. Ce transfert vers le Nord s’explique. Dans les années 1970, l’échappatoire à la crise a reposé sur le développement de l’exploitation des pays du Sud, à travers la dette comme en Amérique latine, en pillant également la nature, et en différant à plus tard les problèmes à travers la création de déficit public. Ces trois points ne fonctionnant plus comme des leviers de construction de profit, le modèle néolibéral est revenu en Europe. Lorsque la crise éclate, les classes moyennes voient leur situation se prolétariser. Ce sont elles qui vont inaugurer un nouveau cycle de protestations. Elles se retrouvent dans la rue avec les travailleurs précaires avec une nouvelle donne  : le mouvement des Indignés. Le 15M s’est engouffré dans la brèche et l’a agrandie. En posant des questions, il a élevé le niveau de conscience de la citoyenneté critique.

Nous dormions, nous nous sommes réveillés 
est le titre de votre ouvrage consacré au 15M. En quoi constitue-t-il une rupture  ?

Juan Carlos Monedero. Le 15M est une secousse, une grande conversation. Le mouvement interroge la démocratie représentative qui démontre qu’elle n’a rien à offrir. Il questionne les partis politiques. La jeunesse ne se voit pas représentée par la monarchie. Elle se sent très éloignée des élites. Les gens se rendent compte que les outils politiques traditionnels ne fonctionnent plus. Les analyses de sciences politiques n’ont pas varié depuis les années 1970. Ce qui a changé c’est qu’il n’est plus possible de maintenir cette union sacrée de développement capitaliste et de démocratie représentative. C’est la critique du modèle keynésien selon lequel l’un doit financer l’autre. Dans cette configuration, la soumission se met en marche, notamment celle des pays d’Amérique latine, d’Afrique, avec une exploitation incroyable de la nature et une explosion de l’endettement. Ces trente dernières années, la majorité des peuples en Europe n’ont pas réagi mais les élites, oui. C’est la grande différence avec l’Amérique latine, où les peuples ont commencé à lutter contre le modèle néolibéral. En revanche, en Europe, la citoyenneté n’a pas protesté. Les élites, elles, se sont reconstituées. D’où l’augmentation des inégalités avec les privatisations des services publics, la perte des droits sociaux. En Espagne, il y a six millions de chômeurs, et les élites sont chaque jour plus riches. C’est dans ce contexte qu’éclate le 15M parce que les partis politiques sont incapables de réagir. Parce qu’ils s’adaptent aux intérêts de la minorité, avec le bipartisme. Jusqu’à ce que les gens et le 15M disent  : «  Ça suffit  !  »

Il y a tout de même une évolution substantielle entre le premier slogan des Indignés, «  Ils ne nous représentent pas  », en référence aux deux grands partis politiques, et l’actuel rejet du régime monarchique.

Juan Carlos Monedero. Le 15M a appris. J’ai toujours dit que son ignorance était sa sagesse. Il ne savait pas qu’il était possible de réaliser des choses déterminées  ; il n’avait pas intériorisé les présupposés du régime. Initialement très spontané, le 15M devait apprendre beaucoup mais par lui-même. Il rencontre du succès parce qu’il n’a pas de programme, pas de structure, pas de leadership. L’absence de ces trois aspects séduit au sens où le mouvement réunit et additionne toutes les revendications. Aucune ne dérange. Personne ne domine l’autre. Sur le plan de la confiance, tout est positif. Mais il avait une très grande déficience  : le manque de volonté politique, de se réaliser dans le pouvoir, et de transformer les choses. Durant les premières semaines, lors des manifestations, il obligeait à retirer les drapeaux de la République parce qu’il y voyait là une politisation. Aujourd’hui, le 15M est très lié au travail mémoriel, à la récupération de la République comme espace d’émancipation. Le 15M a compris que la première phase de prise de conscience doit laisser la place à une seconde où l’horizon est la transformation politique concrète.

Est-ce là un point de rencontre possible avec les partis politiques  ?

Juan Carlos Monedero. Les partis sont devenus les membres d’un cartel aux idéologies en soldes, où l’on ne cherche plus à dépasser le capitalisme mais à modérer ses excès, où les leaderships se substituent aux militants, où l’argent des cotisations est remplacé par les financements de l’État et les réseaux illégaux… Tout ce que rejette la citoyenneté. C’est un rejet du bipartisme mais également des partis du pouvoir comme CiU (Convergence et Union, nationalistes catalans conservateurs) ou le PNV (Parti nationaliste basque, conservateur) qui dirigent leurs régions respectives et soutiennent le gouvernement central. Il affecte aussi Izquierda Unida («  gauche unie  »), qui gouverne en Estrémadure avec le PPE (droite) et en Andalousie avec le PSOE (socialiste). Les principaux syndicats rencontrent les mêmes difficultés à représenter à la fois le vieux salariat, stable, et le «  précariat  ». Ces forces n’avancent pas d’alternatives qui émeuvent. Elles ne comprennent pas que la rupture européenne ne se résoudra pas depuis les parlements mais depuis la rue avec des actions très déterminantes.

Pour quelles raisons le mouvement 
des Indignés est-il parvenu à essaimer, notamment aux États-Unis, avec Occupy
Wall Street, alors que son expression 
est étroitement liée à l’histoire du pays, notamment aux avatars de la transition  ?

Juan Carlos Monedero. Le capitalisme global répond avec les mêmes caractéristiques partout. Lorsque l’économiste Fukuyama écrit dans les années 1990 la Fin de l’histoire, il explique que le capitalisme néolibéral et la démocratie représentative sont le modèle planétaire. Il y a certes des caractéristiques propres comme l’islamisme, mais la logique reste la même  : le modèle politique au service du néolibéralisme. Les problèmes d’un jeune chômeur de vingt-deux ans, qu’il soit en Espagne ou en Égypte, ne différent pas. La construction mentale est la même  : le désir de voyager, de connaître, de prospérer, mais cela leur est impossible. Pour cette raison les réponses d’Occupy ou des Indignés sont similaires. Les privatisations des services publics sont identiques en Bolivie ou en Espagne. Il y a des traits autochtones mais les réponses sont assez homogènes, ce qui entraîne une capacité de référence très forte.

Revenons à l’Europe. Croyez-vous que nous sommes à un tournant social et idéologique au sens où les pays du Sud, encore présentés hier comme les bons élèves de la construction européenne, sont les lieux référents
de contestation des politiques de Bruxelles  ?

Juan Carlos Monedero. L’Europe connaît un point d’inflexion en 1992 avec le traité de Maastricht, avec l’incorporation d’éléments néolibéraux. Cela va générer, y compris au sein de la social-démocratie européenne, une forte lutte. Les secteurs sociaux-démocrates plus traditionnels, en échec, vont être substitués par les suiveurs de la troisième voie de Blair, ou celle du nouveau centre de Schröder. Ce traité sacrifie l’État de droit social afin de garantir la compétitivité des entreprises européennes, les critères du déficit, la centralisation de la Banque centrale européenne… Cette néolibéralisation va casser le référent de la construction européenne, à savoir les principes forts de l’État de droit nés de l’antifascisme. Les déclarations à l’époque de Kessler du patronat français disant qu’il faut en finir avec les acquis du programme du Conseil national de la Résistance sont explicites. Aujourd’hui, en Espagne, Bruxelles est synonyme de dégradations de vie, de coupes budgétaires, de bureaucrates implacables, qui appliquent à distance, sans nous regarder dans les yeux, des mesures qui privent le développement d’une vie digne. C’est pourquoi des secteurs croissants dans nos sociétés veulent sortir de l’euro, rompre avec cette logique. Dans tous les cas, l’ensemble de la gauche européenne veut en finir avec son visage le plus visible  : la troïka (FMI, BCE, Commission). Le rêve européen est en péril.

N’est-ce pas là un point de convergence possible entre la gauche européenne 
et les mouvements citoyens  ?

Juan Carlos Monedero. J’y vois trois opportunités. D’abord que les gens qui se disent satisfaits comprennent que les droits que l’on ne défend pas se perdent. Les luttes d’hier sont les droits d’aujourd’hui et les luttes d’aujourd’hui seront les droits de demain. Ensuite, cela permet de comprendre que les sorts de l’Espagne, de la Grèce ou de l’Italie sont liés. Nous ne trouverons pas de solution les uns sans les autres. Enfin, l’Europe peut voir qu’une partie de son bien depuis 1960 a été acquise sur le dos du Sud. Nous découvrons la prime de risque, les hommes en noir, les ajustements, le FMI… L’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie les ont subis dans toute leur brutalité. La crise ouvre une fenêtre de tir pour que nous comprenions que nos souffrances sont identiques à celles des Équatoriens ou des Guinéens. Le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos dit qu’il y a une ligne abyssale qui différencie le Nord du Sud. Au Nord, les problèmes se sont toujours réglés grâce à la régulation, au Sud, à travers la violence. Nous assistons au retour de boomerang. Nous sommes désormais des pays développés tiers-mondisés  : nous affrontons les problèmes qu’affrontaient hier les pays du Sud. Nous sommes tous face aux mêmes problèmes.

Comment créer les conditions de réponses communes face à aux problèmes communs, conséquences du modèle capitaliste  ? Comment régénérer la démocratie  ?

Juan Carlos Monedero. Il faut dépasser les regards euro-centrés. Nous devons en finir avec cette arrogance. Les pays européens doivent apprendre de l’ailleurs. Les réponses à apporter ne seront peut-être pas valables pour tous ou pour soi mais elles offriront une lumière de compréhension comme lors des derniers événements au Brésil. Les Brésiliens ont appliqué ce qu’ils nomment l’activisme de haut risque, un militantisme osé, tout en prônant la non-violence. Ce militantisme doit être capable de freiner les cercles de reproduction du capital. Car la démocratie représentative et le système capitaliste ont tout rabattu. Ils ont amoindri la force de la grève, comme on peut le voir en Grèce. Les manifestations publiques sont ignorées. Même l’abstention électorale n’émeut plus. Peu importe que le président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, soit convoqué au Parlement pour un scandale de corruption et y mente de manière éhontée. Face à cela, le militantisme doit se risquer  ; les protestations citoyennes doivent paralyser le système, interrompre la vie quotidienne. Les mécanismes de répression se mettront en ordre de marche mais la camaraderie aussi. Le Brésil, avec sa victoire contre la hausse des prix des transports, nous a rappelé que le mouvement social se travaille à la base. Il nous apprend à voir en grand. Nous avons appris aussi du monde arabe  : pour avoir un monde meilleur nous devons nous comporter en ce sens. On ne peut penser l’alternative sociale sans y contribuer concrètement au quotidien. Il faut sortir du piège «  tout ou rien  ».

N’est-ce pas là une invitation à repenser l’internationalisme  ?

Juan Carlos Monedero. Ce que nous dit l’histoire du capitalisme en crise, c’est qu’il fait du fascisme une de ses issues. Le moment actuel ressemble trop aux années 1930. Il est important que les peuples d’Europe se trouvent. D’où l’importance aussi de maintenir le contact avec la gauche allemande. Nombre de nos problèmes sont liés à la politique de l’Allemagne. Nous n’avancerons pas si nous nous confrontons de manière abstraite entre nous. Il est temps de récupérer l’internationalisme pour se retrouver, pour nous retrouver. La fenêtre de tir que j’évoquais précédemment doit nous servir à réinventer l’Europe.

Entretien réalisé par Cathy Ceïbe, L’Humanité


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