Les hôpitaux en quête de rentabilité : à quel prix ? (par le professeur André Grimaldi)

vendredi 7 juin 2013.
 

Les hôpitaux publics coûtent cher à la collectivité, puisqu’elle y consacre chaque année 34 % des dépenses de santé financées par la Sécurité sociale, soit 59 milliards, auxquels il faut ajouter 19 milliards, soit 11 % des dépenses pour les cliniques commerciales.

Malgré les restructurations et les fermetures de lits (entre 1995 et 2008 environ 400 opérations de recomposition ont été réalisées dans les hôpitaux publics et 80 000 lits y ont été fermés), le nombre d’hôpitaux en déficit (environ 40%) ne diminue pas. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, 1°) les cliniques commerciales ne sont guère mieux loties avec 30% d’établissements en déficit malgré une restructuration du secteur plus importante, 2°) il ne s’agit pas prioritairement des petits hôpitaux, mais des plus grands comme l’Assistance Publique (AP) de Paris, l’AP de Marseille, les Hôpitaux Civils de Lyon. Les agences de notation ont dégradé en août 2012 le triple A de vingt CHU . Suite à la faillite de DEXIA, principal banquier des hôpitaux, ceux-ci ont besoin de 2 milliards d’euros pour le financement de nouveaux investissements, et plus d’un milliard pour leur trésorerie à court terme. Devant ce constat, la question se pose : faut-il réviser la politique de privatisation rampante suivie depuis près de 10 ans, ou au contraire faut-il en accélérer l’application pour la mener à son terme ?

Un diagnostic erroné : l’hôpital entreprise

A la fin du siècle dernier, s’est développé le concept de « médecine industrielle ». Ce concept a été défendu par des économistes de santé, comme Claude Le Pen et par des médecins ultra-spécialisés comme le chirurgien Guy Vallancien. Selon ce concept, grâce aux progrès des sciences et des techniques médicales, la médecine reposerait de moins en moins sur le colloque singulier, l’examen clinique et l’expérience des professionnels, Elle se réduirait de plus en plus à l’application de procédures standardisées élaborées à partir des données de « la médecine basée sur les faits démontrés ». Le « médecin artisan » devait céder la place au « médecin ingénieur », censé soigner un patient comme on répare une voiture ou opérer un malade comme on pilote un avion. Grâce aux progrès de la génétique, de l’imagerie, de l’immunologie, des thérapies génique et cellulaire, de la robotique, de l’informatique, on allait bientôt pouvoir tout prévoir, tout voir et si ce n’est tout prévenir, du moins tout réparer ou tout remplacer. Et cerise sur le gâteau, grâce à la télé-médecine, on n’aurait plus besoin de toucher le malade. Triomphe de la science, mort de la médecine hippocratique. Ni regrets, ni larmes ! Une seule solution, s’adapter grâce au « management d’entreprise ». Cette vision scientiste, positiviste s’est fracassée sur la réalité. L’insuline inhalée qui allait délivrer les patients diabétiques des piqures quotidiennes d’insuline, a été retirée du marché car elle provoquait des cancers bronchiques. Le puissant coupe-faim « régulateur métabolique », le Rimonabant, qui allait permettre de combattre l’épidémie d’obésité et ses conséquences cardiovasculaires et métaboliques, a été retiré du marché en raison du risque de dépression et de suicide qu’il provoquait, etc ….

Quelle est en ce début 2013 la réalité de cette « médecine industrielle » ? Certes une partie de la radiologie, de la chirurgie, en particulier la chirurgie cardiaque et de la médecine instrumentale dite « interventionnelle », tend à correspondre à ce concept. A chaque fois que c’est réellement le cas, le médecin pourrait et devrait être remplacé par un technicien. Mais la réalité est toute autre. Cette « médecine industrielle » reste très minoritaire et n’est pas appelée à devenir un modèle. On peut par simplification reconnaître aujourd’hui trois types de médecine :

- la médecine du quotidien, des petites affections bénignes et des blessures ou traumatismes sans gravité. Elle relève pour l’essentiel de la « médecine de cabinet », dont une partie pourrait être réalisée par des paramédicaux.

- la médecine des maladies aigues graves et des gestes techniques complexes, comme celle requise par les accidents vasculaires, cardiaques ou neurologiques, les greffes d’organes, la réanimation, la chirurgie lourde, le traitement des cancers... Elle nécessite des plateaux techniques modernes et des équipes spécialisées, et elle suppose la constitution de véritables chaînes de soins structurées. Seule une petite part de cette médecine de haute technicité répond au concept de « médecine industrielle », même si c’est l’objectif ou le rêve de certains chirurgiens.

- et puis il y a le grand défi de notre temps, représenté par le développement des maladies chroniques touchant en France plus de 15 millions de personnes, et dont le nombre va grandissant avec le vieillissement de la population. Le concept approprié est ici celui de « médecine intégrée », biomédicale, psychosociale et pédagogique. Le malade et/ou son entourage participe directement au traitement. Un objectif essentiel est donc celui de l’éducation thérapeutique du patient pour lui permettre de gérer au mieux son traitement.

L’observance est le problème majeur puisqu’elle n’est en moyenne que de 50 %, expliquant en grande partie le taux élevé de rechutes, de récidives et de complications. Ainsi, nous dépensons en France 15 milliards par an pour le traitement du diabète, mais 50 % de ces dépenses sont utilisées par seulement 10 % des patients, ayant les complications graves de la maladie. La prévention est donc ici le maître mot. On est très, très loin de la « médecine industrielle »

A ces trois médecines, correspondent trois types de relations entre médecin et malade et entre médecin et paramédicaux. Ce n’est ni le même rapport au temps ni le même rapport à l’environnement. Ces trois médecines devraient relever chacune d’une forme d’organisation et d’un mode de financement spécifique. Hélas, la pensée unique selon laquelle « la médecine devient inexorablement industrielle » a été à la base de l’ensemble des réformes de notre système de santé : médecine standardisable, procédurale, quantifiable, tarifiable, et donc marchandisable. Diagnostic erroné, traitement inadapté, résultats décevants et si rien ne change, pronostic sombre !

La santé et le marché

Les dépenses de santé, dans la mesure où il s’agit d’un « bien supérieur », augmentent plus vite que la richesse nationale. Elles doivent donc être régulées. La régulation par le respect par les professionnels de la règle éthique « du juste soin au moindre coût » et par la vertu des citoyens économes des deniers public, est certes indispensable mais elle est à l’évidence tout à fait insuffisante. Il faut donc recourir soit à la régulation publique, soit à la régulation par le marché. La régulation publique vise à fixer l’enveloppe budgétaire globale que la collectivité veut consacrer à la santé, et à assurer l’égalité d’accès aux soins des citoyens. Elle fait craindre le rationnement, comme en Angleterre. La régulation par le marché laisse à chacun, considéré comme un « consommateur de soins », une part importante des coûts, qu’il les assume directement ou indirectement par l’intermédiaire d’une assurance privée. L’Etat ne prend plus en charge que les personnes non solvables sur le marché : les très pauvres, les très vieux, ou les très graves. La régulation par le marché fait craindre l’accroissement des inégalités, comme aux USA. Son argument est la concurrence. La concurrence n’est-elle pas le moyen d’obtenir la qualité au moindre coût, comme chacun peut l’expérimenter lorsqu’il cherche à acheter une voiture ou tout banalement lorsqu’il fait ses courses ? Mais, en matière de santé, ce raisonnement se révèle totalement faux, pour la bonne raison que le malade n’a pas choisi d’être malade. C’est évident lorsqu’il s’agit d’une urgence, mais même en dehors de l’urgence, un malade n’est pas un « consommateur éclairé ». Même s’il s’est informé sur Internet, même s’il a pris plusieurs avis et même s’il est lui-même médecin ! Un malade, ou quelqu’un qui se croit malade, est d’abord une personne angoissée, c’est-à-dire influençable voire manipulable. Il recherche certes une compétence mais d’abord et avant tout une confiance.

C’est pourquoi les médecins prêtent serment de ne pas abuser de la confiance des patients, et s’engagent à respecter un code de déontologie. Et c’est pourquoi lorsqu’une personne est hospitalisée, on lui demande de donner le nom d’une « personne de confiance ». En matière de santé, la concurrence n’est pas un facteur de diminution des coûts, mais au contraire d’augmentation des coûts car le « client » inévitablement pense que, plus c’est cher mieux c’est. Et s’il ne le pense pas pour lui, du moins le pense-t-il pour ses enfants ou pour ses parents car, comme chacun le sait, la santé n’a pas de prix pour les individus même si elle a un coût pour la société

Il en va de même lorsque les assureurs privés proposent différents contrats, fonction de l’âge et des risques à couvrir … Une anecdote illustre parfaitement cette asymétrie relationnelle entre le patient et le médecin, qui caractérise « l’économie de la santé ». Il m’est arrivé de rencontrer avec des collègues, un ancien Premier Ministre de la France. Celui-ci, après nous avoir écouté, nous fit remarquer que la médecine devenait un « business international ». Il estimait « qu’ il y aurait bientôt des hôpitaux 5 étoiles, 4 étoiles, 3 étoiles, comme il y a des hôpitaux 5 étoiles, 4 étoiles, 3 étoiles. La jet society arrivera dans ses jets privés et sera transportée dans des suites des hôpitaux 5 étoiles ». A ce moment là, le Professeur Vernant, hématologue à la Pitié – Salpêtrière, coupa le Premier Ministre et lui dit : « cela existe déjà en France, cela ne marche pas ». « Où çà ? » interrogea le Premier Ministre. « A l’hôpital Américain de Neuilly » répondit le Professeur Vernant. A ce moment là, le Premier Ministre pâlit et nous confia : « Ah bon, je dois m’y faire opérer dans 15 jours ». Le Professeur Vernant ajouta : « S’il y a bien un endroit où je ne me ferai pas opérer, c’est là ! ». Le Premier Ministre inquiet, nous révéla alors ses problèmes médicaux et nous demanda si nous n’avions pas un collègue qui pourrait s’occuper de lui. Ainsi, vous pouvez être un ancien Premier Ministre de la France, ou un chanteur très célèbre ou la première fortune de France, et n’être pas en mesure de choisir de façon éclairée le meilleur soin et le meilleur professionnel. C’est d’ailleurs pourquoi Gilles Johanet, alors Directeur des Assurances Générales de France (AGF) avait proposé en 2006 de créer une assurance d’excellence, réservée aux chefs d’entreprises, pour 12 000 euros par an. Cette assurance leur aurait donné le droit à un accès dans les meilleurs délais à des praticiens de haut niveau, sélectionnés par un comité scientifique. En cas de problème, les assurés auraient bénéficié bien sûr du service juridique des AGF. Etonnamment les syndicats des médecins libéraux ne trouvèrent alors rien à redire à ce projet de luxe, qui prévoyait un conventionnement sélectif, alors qu’ils s’insurgent à juste titre aujourd’hui contre le même projet de conventionnement sélectif par les mutuelles (c’est que le revenu prévu pour les médecins n’était pas le même dans les 2 cas).

Hôpital entreprise

Bien que le concept de « médecine industrielle » soit pour l’essentiel erroné, bien que la concurrence ne permette pas de réguler les coûts de santé, c’est bien le projet d’un « hôpital entreprise » concurrentiel qui a inspiré les réformes hospitalières. Pour ce faire, on a adopté en 2004 puis généralisé en 2008 la tarification à l’activité. Il a fallu définir des groupes dits « homogènes de séjour », rassemblant un certain nombre de pathologies correspondant à des durées optimales d’hospitalisation (entre une borne minimale et une borne maximale) et à des actes techniques déterminés. Bien sûr, on s’est très vite aperçu que ces groupes dits « homogènes » étaient en fait hétérogènes, mettant dans le même sac la hernie discale et la tumeur du rachis, la sinusite chronique et le cancer ORL. En 8 ans, on est donc passé de 700 à 2 500 groupes homogènes de séjour. En 2010, on s’est aperçu qu’on avait oublié de prendre en compte la précarité et la gravité des pathologies. On a donc modifié à nouveau, en conséquence, le système. Puis, on a distingué le motif d’hospitalisation, du diagnostic principal, des diagnostics dits secondaires et des co-morbidités. Bref, depuis 2004 on a connu 12 échelles tarifaires. Cette instabilité tarifaire a d’ailleurs été critiquée par la Cour des Comptes. Quoi qu’il en soit la T2A s’est imposée, fournissant aujourd’hui 75 % des recettes hospitalières

Quels sont ses avantages ? Ils sont au nombre de 3 :

1°) la T2A finance correctement des gestes techniques de gravité moyenne, standardisés, programmés, c’est-à-dire 80 % de l’activité des cliniques commerciales et 30 % de l’activité des hôpitaux publics

2°) elle pousse à l’activité, ce qui est nécessaire lorsqu’il y a des listes d’attente comme cela était le cas en Angleterre, mais cette qualité se transforme en perversion lorsqu’il n’y a pas de liste d’attente. Elle conduit alors les hôpitaux à augmenter artificiellement les hospitalisations non justifiées, ou à fragmenter les séjours. Cet effet inflationniste bien connu, explique en grande partie l’augmentation de l’activité des hôpitaux de 2 à 3% par an depuis la mise en place de la T2A, comme s’il y avait une catastrophe sanitaire chaque année !

3°) la T2A a un caractère objectif, permettant de gommer les disparités de financement injustifiées qui pouvaient aller de 1 à 3 avec la dotation globale.

Mais en regard, la T2A a de très nombreux défauts. Elle ne prend en compte ni l’innovation, ni la prévention, ni la qualité, ni même la pertinence des soins. Elle est inadaptée aux soins complexes nécessitant une personnalisation comme cela est le cas pour les maladies rares, pour les pathologies très graves et pour les maladies chroniques. Loin de favoriser une politique de santé publique reposant sur la complémentarité et la coopération, elle favorise la concurrence. Enfin, elle ne prend pas en compte les coûts pour l’entretien des bâtiments et du matériel et pour les investissements, éminemment variables selon les établissements. Ces critiques de la T2A font aujourd’hui consensus, mais pour y répondre, certains proposent de la complexifier encore en accroissant le nombre de tarifs, en introduisant des indices dits de « qualité », en augmentant pour ce faire le personnel de l’agence déterminant les tarifs, en créant un observatoire de la T2A, en augmentant le nombre d’inspecteurs contrôleurs, et en créant dans les hôpitaux un nouveau métier : celui de codeur T2A. Personne n’a calculé le coût de la T2A elle-même, en y incorporant le temps médical, le temps de secrétariat et le temps des contrôles … Mais on sait que la France dépense 7 % du coût de santé pour la gestion du système de santé, soit près de 15 milliards d’euros, le double de la moyenne de l’OCDE. Comme quoi, dans notre pays, le mercantilisme va de pair avec le bureaucratisme.

La T2A a été ainsi appliquée en France, non pas comme une simple technique de financement parmi d’autres, mais comme une véritable politique visant à mettre en concurrence les établissements de santé quels que soient leurs statuts, leurs tailles et leurs missions , autour d’un prix de marché unique administré. Inévitablement, cette politique a bouleversé le fonctionnement des hôpitaux en leur donnant comme premier objectif : la rentabilité. Ainsi, la création de nouvelles activités médicales ne se fait plus selon des critères de santé publique, mais en fonction d’un « business plan », c’est-à-dire d’un calcul de rentabilité. C’est d’ailleurs pourquoi nombre de nouvelles constructions hospitalières ont été surdimensionnés, en particulier celles construites selon un bail emphytéotique dit de partenariat public/privé (PPP). Grâce à ces partenariats, les hôpitaux n’ont pas besoin d’emprunter, le bâtiment est construit par une banque ou par une entreprise du bâtiment qui en assure la gestion pendant 30 ans. En échange, l’établissement doit payer un loyer : 45 millions d’euros par an pendant 30 ans, pour l’Hôpital Sud Francilien ! On a donc calculé le nombre de salles d’opération nécessaires pour optimiser les recettes et payer le loyer. L’hôpital se retrouve avec 20 salles d’opération, alors que seules 10 peuvent fonctionner, d’autant que pour diminuer les dépenses, on a réduit le nombre de personnels. Il en va de même pour le bail emphytéotique du bâtiment d’Endocrinologie – Métabolisme de la Pitié–Salpêtrière où vont se regrouper 5 services. Le projet initial était centré sur la médecine ambulatoire, mais il se trouvait insuffisamment rentable pour payer le loyer d’1,5 millions d’euros par an pendant 30 ans. L’administration a donc rajouté 24 lits … Ce n’est plus l’évaluation des besoins de santé publique, mais le calcul de rentabilité qui guide le projet médical ... jusqu’à l’absurde !

La logique de « management d’entreprise » a conduit également à modifier les structures internes et les conditions de travail de l’hôpital. Les structures de soins, au premier rang desquels les services, ont été marginalisées au point de ne plus formellement exister. L’hôpital repose désormais sur des structures de gestion à la cohérence médicale incertaine et parfois franchement baroque comme le pôle de néphro-chirurgie-maternité de la Pitié. Les équipes de soins ont été en partie déstructurées. Les cadres de santé, anciennes surveillantes de proximité, qui assuraient notamment la coordination des soins, les relations avec les familles, l’organisation de la sortie du malade, ne connaissent plus aujourd’hui les patients. Elles se sont transformées en gestionnaires et en DRH planificateurs des présences du personnel, passant l’essentiel de leur temps derrière un ordinateur. On parle donc d’un nouveau métier : celui de « coordonnateur de soins » !

Les principales vertus aujourd’hui célébrées ne sont plus le travail d’équipe et la spécialisation, mais la polyvalence et la mobilité, si bien que la motivation au travail diminue et l’absentéisme augmente. Finalement, le résultat de cette politique de transformation de l’hôpital en entreprise, même si le mot ne fait plus recette, est une augmentation des coûts et une diminution de la qualité, à ce jour non mesurée. Nous sommes donc arrivés à un croisement. Le nouveau gouvernement a aboli la convergence tarifaire et a critiqué la T2A, il a dénoncé « l’hôpital entreprise », il a réaffirmé l’existence d’un service public hospitalier, mais il n’a pas encore défini une politique réellement alternative. Le pire serait de se contenter de changer les mots sans changer la réalité des choses.

André Grimaldi


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