Gramsci, un penseur politique pour le XXIe siècle  ?

dimanche 28 avril 2013.
 

1) Rappel des faits

Trois quarts de siècle après la mort d’Antonio Gramsci (1891-1937), la pensée du philosophe cofondateur du Parti communiste italien (PCI) demeure d’une éclairante modernité pour imaginer une alternative à la crise du capitalisme. Deux journées d’études lui sont consacrées vendredi et samedi, à Paris.

« Nous devons empêcher 
ce cerveau de fonctionner 
pendant vingt ans. » Lorsque, 
le 4 juin 1928, le procureur 
fasciste Isgro condamne 
le secrétaire du Parti 
communiste italien (PCI) 
Antonio Gramsci à cette 
peine de prison, il n’imagine 
pas que les œuvres majeures 
du philosophe traverseront 
bien plus de décennies. 
Les thèses que Gramsci 
développe dans ses Cahiers 
de prison sont une somme 
de réflexions novatrices 
sur la politique, la culture 
et l’éducation.

Après la 
révolution russe de 1917 et fort de son expérience acquise 
dans les années 1920 dans 
les luttes ouvrières de Turin 
et à la tête du PCI, il construit et pense une stratégie révolutionnaire pour un pays capitaliste développé. Un apport qui demeure d’une grande actualité pour penser une alternative à la crise du capitalisme. Les concepts qu’il a forgés permettent d’interpréter la modernité politique. Ainsi, la notion d’hégémonie souligne l’importance de la bataille permanente des idées, véritable «  guerre de positions  », car elle est la condition de la conquête et de l’exercice du pouvoir.

2) Des enseignements précieux pour la gauche

Par Domenico Losurdo, Professeur de Philosophie à l’université d’Urbino, en Italie.

On sait que Gramsci salue l’octobre bolchevique comme la « révolution contre Le Capital » : démentant la lecture mécaniciste de l’œuvre de Marx, la révolution avait eu lieu dans un pays n’appartenant pas aux pays capitalistes les plus avancés. On sait moins que le refus du doctrinarisme caractérise aussi la vision gramscienne de la construction de l’« ordre nouveau » : des enseignements précieux en dérivent pour une gauche qui voudrait comprendre les processus en acte dans des pays comme la Chine, le Vietnam et Cuba.

Revenons à l’article cité. Quelles seront les conséquences de la victoire des bolcheviques dans un pays arriéré et épuisé par la guerre ? « Ce sera, au début, le collectivisme de la misère, de la souffrance ». C’était un stade inévitable mais qui devait être dépassé « le plus rapidement possible ». Le socialisme ne coïncidait pas avec « l’ascétisme général » et le « grossier égalitarisme » critiqués par le Manifeste du parti communiste. Loin de se réduire à la répartition égalitaire de la misère, le socialisme exigeait le développement des forces productives. C’est pour obtenir ce résultat que Lénine introduit la Nouvelle Politique Economique.

La NEP est immédiatement lue par les populistes comme synonyme de restauration du capitalisme. Ce n’est pas l’avis de Gramsci qui observe en 1926 : la réalité de l’URSS nous place devant un phénomène « jamais vu dans l’histoire » ; une classe politiquement « dominante » se trouve « placée dans des conditions de vie inférieures au niveau de vie de couches et d’éléments déterminés de la classe dominée et assujettie ». Les masses populaires qui continuent à mener une vie épuisante sont désorientées par le spectacle du « nepman couvert de fourrures et disposant de tous les biens terrestres ». Pourtant ceci ne doit pas constituer un motif de scandale : le prolétariat ne peut ni conquérir ni garder le pouvoir s’il n’est pas capable de sacrifier « ces intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de sa classe ». Ceux qui dénoncent la NEP comme synonyme de retour au capitalisme ont le tort d’identifier couche économiquement privilégiée et classe politiquement dominante.

Le règlement de comptes avec le populisme nostalgique d’un monde encore en deçà de la grande industrie continue dans les Cahiers de prison : il y a dans l’« américanisme et fordisme » quelque chose qui, une fois détaché du système capitaliste d’exploitation, peut jouer un rôle positif dans les pays socialistes mêmes. Pour eux aussi -lit-on dans le Manifeste- l’introduction d’« industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe » est « une question de vie et de mort ».

Nous pouvons alors comprendre les difficultés des pays d’orientation socialiste. Ils sont appelés à lutter contre non pas une mais deux inégalités : celle en vigueur à l’intérieur du pays, l’autre qui garantit la prééminence économique, technologique (et militaire) des pays capitalistes avancés. La lutte contre les deux inégalités ne peut pas avancer à la même cadence.

Gramsci est l’auteur qui plus que tout autre a insisté sur le caractère complexe et contradictoire du processus de construction de l’ « ordre nouveau » : regarder ce processus avec suffisance et se laisser séduire par le « chant du cygne » de l’Ancien régime (qui peut parfois avoir une « splendeur admirable »), revient à délégitimer toute révolution.

De nos jours aussi le populisme joue un rôle négatif. Alors qu’à partir de la France, malgré la crise et la récession, se répand le culte de la « décroissance » cher à Latouche et en Italie à Grillo aussi, la gauche occidentale observe avec méfiance ou hostilité un pays comme la République populaire chinoise, issue d’une grande révolution anticoloniale et protagoniste d’un développement économique prodigieux, qui non seulement a libéré des centaines de millions de gens de la faim et de la dégradation mais commence enfin à mettre en question le monopole occidental de la technologie (et donc les bases matérielles de l’arrogance impérialiste).

Aucun doute : le populisme est loin d’être mort. Mais c’est justement pour cela que la gauche a besoin de la leçon de Gramsci.

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

Domenico Losurdo

3) Par rapport à la crise, les idées gramsciennes 
se révèlent d’une surprenante actualité

Par Francesca Izzo, professeure de philosophie à l’université l’orientale de naples, italie

Il y a plusieurs raisons pour soutenir que la pensée de Gramsci est plus que jamais vivante. Je voudrais en indiquer quelques-unes qui peuvent nous orienter dans un monde toujours plus 
interdépendant, parcouru de conflits et de guerres, mais où des millions sinon des milliards d’hommes et de femmes se sont soulevés et exigent d’être écoutés et de décider de leur vie. Dans ce cadre dessiné par des masses immenses entrées sur la scène politique, l’idée de la démocratie moderne élaborée par Gramsci est éclairante. Dans les Cahiers de prison on trouve une théorie, très riche et articulée, de ce qui est spécifique de l’époque moderne et aussi de la crise qui la ronge. Selon Gramsci, la modernité n’est pas fondée sur la scission, mais bien au contraire sur la connexion (certainement contradictoire) d’éléments retenus depuis toujours inconciliables  : la nécessité économique et la liberté politique, oikos e polis, ville et campagne, intellectuels et peuple, l’économique passionnel et le rationnel. C’est justement là que le principe démocratique trouve sa racine, une racine presque impossible à arracher, comme l’histoire du siècle passé le montre et dont le déclin de l’État- nation ne met même pas en question. Et c’est à partir de cette connexion, qui marque tout entière une époque historique, que Gramsci élabore sa théorie de l’hégémonie. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’hégémonie comme d’un concept qui touche seulement la dimension culturelle, on dirait  : superstructurelle (quelqu’un a même parlé d’une sorte de software)  ; ce qui exclut par là même chaque référence aux rapports économiques ou aux rapports de force politiques. Au contraire, pour Gramsci, il s’agit d’une conception générale du pouvoir et de la politique, qui saisit l’ensemble de la société et qui est fondée non plus sur la scission, la guerre et la domination mais sur le rapport démocratique, c’est-à-dire expansible et non resserré sur «  l’économico-corporative  », entre dirigeants et groupes dirigés  : «  la relation hégémonique  ».

Par rapport à la crise, les idées gramsciennes se révèlent d’une surprenante actualité. Selon lui, la crise du monde, sorti de la Première Guerre mondiale, est due à la contradiction toujours plus accentuée entre l’internationalisme ou mieux, comme il dit, le cosmopolitisme de la vie économique et la dimension nationale de la politique. Face à la tendance de l’époque à l’unification du genre humain, bien qu’il s’agisse d’un processus très complexe et contradictoire, il dessine la perspective d’une démocratie cosmopolitique. Par rapport au cosmopolitisme médiéval ou illuministe, la vision de Gramsci se distingue par son caractère fortement démocratique, lié d’une part à l’entrée du travail dans le circuit mondial et de l’autre au maintien d’un lien solide entre intellectuels et peuple, grâce au développement à l’échelle supranationale du parti politique.

La conception du parti politique, c’est donc l’autre raison, à mon avis, qui est à la base de l’intérêt pour les notes gramsciennes.

Comme le Prince, de Machiavel, annonçait la formation du sujet de la politique moderne, l’État, ainsi, le «  moderno principe  » annonce une forme de subjectivité politique qui se développe sur un terrain qui n’est plus seulement une démocratie à base territoriale.

Si on la regarde dans une perspective post-étatique, la théorisation de la fonction souveraine du parti politique, opérée par Gramsci, montre toute sa valeur heuristique. Le parti, comme il est décrit dans les Cahiers de prison, apparaît la forme la plus adéquate à gouverner l’élargissement supranational de la démocratie. Évidemment il s’agit de suggestions, mais elles constituent un compas de route pour s’orienter, pour ne pas confondre le passé avec le futur, ce qui est mort avec ce qui doit encore naître.

Gramsci considère que la lutte pour l’hégémonie va se dérouler autour des modes de l’unification du monde  : ou elle est laissée à la spontanéité antagoniste et tendanciellement destructrice des forces du marché, ou bien elle est guidée par la politique.

Une alternative qui nous touche de près.

Francesca Izzo,

4) Un laboratoire inépuisable en temps de détresse

Par André Tosel, philosophe, Professeur émérite à l’université de Nice Sophia-Antipolis

La pensée de Gramsci conserve une actualité considérable parce qu’elle est un laboratoire, qui n’est pas fermé. Elle est un potentiel dont il faut extraire de manière critique les trésors, sans en attendre le prêt-à-penser qui permettait de résoudre les problèmes de notre époque, ce temps de détresse pour les « subalternes » du monde.

Gramsci a consacré sa vie à définir les conditions et les perspectives d’une hégémonie des masses subalternes des cités et des campagnes des nations de l’Europe orientale et occidentale, dans une période marquée par le reflux révolutionnaire et la victoire des fascismes en Europe, mais aussi par une incertitude et un scepticisme relatifs à l’entreprise révolutionnaire dans l’URSS stalinienne. Une seule question le préoccupe, celle de la sortie des masses de la subalternité économique, sociale, politique, culturelle. La compréhension de la subalternité permet de préciser les conditions requises pour libérer la capacité de subalternes à être créateurs de civilisation. Des questions lourdes surgissent et sont encore les nôtres. Les multitudes actuelles divisées, fragmentées, humiliées seront-elles capables de faire la preuve de leur capacité à inventer une économie centrée sur la satisfaction des besoins et délivrée de la valorisation capitaliste  ? Réussiront-elles à créer une politique permettant de traduire la spontanéité populaire et où la centralisation du pouvoir dans l’État et les partis dirigeants soit orientée sur la réduction de l’écart entre dirigeants et dirigés  ? Parviendront-elles à une culture fondée sur une conception du monde traduisant en son langage les avancées de la pensée, et produisant une rectification critique du sens commun des masses subalternes  ? Ne plus poser ces questions qui sont celles de l’hégémonie revient à avaliser la victoire actuelle du capitalisme néolibéral. Dans les pays capitalistes les plus développés, la défaite actuelle semble renvoyer l’hégémonie des subalternes à une utopie inconstructible, mais dans des pays émergents, notamment en Amérique du Sud, l’esquisse d’un procès de réalisation contraire se profile et Gramsci a été et demeure une référence.

Gramsci a su poser ces questions en sortant d’une perspective stratégique dominée par la logique binaire de la confrontation «  pure  » du travail et du capital. D’une part, il comprend que l’hégémonie capitaliste dans le cadre national-populaire repose sur la production d’un bloc historique intégrant une pluralité de classes sociales, politiques, culturelles auxquelles il faut réserver une place et dont il faut obtenir le consensus permanent à partir de la reproduction du mécanisme d’accumulation économique – l’hégémonie naît de l’entreprise. D’autre part, les luttes nationales-populaires doivent être nécessairement articulées dans un cadre international.

Gramsci donne une leçon de méthode majeure. Il montre qu’à chaque niveau spécifique se pose la question de la traductibilité des luttes économiques limitées en luttes politiques et idéologiques, et celle de la catharsis, de la purification et transmutation de l’élément économico-corporatif en élément éthico-politique. Le moyen de ces opérations est constitué par la production d’une «  réforme intellectuelle et morale  » qui transforme le sens commun des subalternes pour en faire des acteurs et qui sert de base à des institutions de liberté en ancrant l’État et la politique dans la vie de la société civile. Gramsci a su inclure dans cette réforme la question des intellectuels. Il a compris la division entre intellectuels de la classe dominante, fonctionnaires de ses activités spécifiques (économie, politique, droit), et ceux de la classe dominée candidate à l’hégémonie. Gramsci a su ainsi imiter et corriger l’utopie issue de Marx et reprise par le bolchevisme, celle de la thématique de la fin de l’État, des classes, de la religion, du marché en général, du droit.

Ce réalisme politique libérateur est aujourd’hui limité sous trois points de vue : tout d’abord fait problème la conception du parti un et englobant, «  le prince moderne  », supposé représenter et orienter les transformations de la société en sa totalité. Ensuite la thèse féconde selon laquelle l’hégémonie naît de l’usine est certes liée à la reconnaissance des transformations du travail mais elle défend un industrialisme fordiste disciplinaire remplacé par les contraintes subtiles du management qui capture les demandes d’autonomie individuelle et de subjectivation. Enfin, cet industrialisme n’est pas en mesure de faire face à la question écologique majeure. Il nous appartient de travailler à une théorie critique spécifique des formes, des modes de subjectivité sociale et des contradictions du capitalisme de l’époque de la mondialisation.

André Tosel, philosophe


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