Victor Hugo et l’ordre républicain comme mensonge et injustice

lundi 8 juillet 2013.
 

La lutte pour l’amnistie des communards fut, avant l’affaire Dreyfus, le premier grand combat de la gauche dans les premières années 
de la IIIe République. Victor Hugo 
en a été le fer de lance. Pouvez-vous éclairer le contexte et la position 
de ses protagonistes  ?

Henri Pena-Ruiz Il faut repartir de l’itinéraire de Victor Hugo. Jeune homme, Victor Hugo était monarchiste et, en même temps, admirateur de Bonaparte, le soldat défenseur, sur les champs de bataille, de la Révolution de 1789. En février 1848, au moment de la Révolution qui vit naître la IIe République, c’est en républicain qu’il se rallie au régime. Bientôt, sa position s’infléchit quand celui-ci tarde à faire des réformes en faveur des plus démunis. Le peuple attend à juste titre que ce régime républicain ne soit pas uniquement le régime de la bourgeoisie et de l’alliance de la bourgeoisie et de ceux qui, parmi les anciens aristocrates libéraux, se sont ralliés à la République. En juin 1848, la révolte éclate et les journées populaires sont réprimées avec beaucoup de violence. Victor Hugo assiste à cela avec des sentiments très partagés. Une formidable prise de conscience s’effectue en lui, conscientisation qui ne le quittera plus.

Victor Hugo a adossé ses interventions à la maxime 
« pour le droit, contre la loi ». 
Quels en sont les enjeux ?

Henri Pena-Ruiz Quand il se rallie à la 
République, Victor Hugo adhère à l’ordre républicain, c’est-à-dire à l’idée que la loi, codification du droit, doit être respectée. Il est légaliste. Pour lui, en République, il faut respecter l’ordre républicain, conquête de l’esprit progressiste. Après les journées de juin 1848, il souligne que, s’il est normal de réprimer ceux qui troublent cet ordre républicain, c’est avec une restriction majeure. Cette foule de démunis qui réclament le paradis avec le gourdin de l’enfer, selon sa poétique révolutionnaire, Victor Hugo souligne qu’elle a, à la fois, tort et raison. L’ordre républicain dans son formalisme est légitime mais s’il laisse de côté la question sociale qui engendre la violence et les souffrances de ceux qui se révoltent, cet ordre perd de sa légitimité, c’est-à-dire que la loi, appliquée dans sa rigueur, peut enfreindre le droit. Il a cette formule  : «  Il est des jours où ceux qui ont raison se donnent tort.  » Victor Hugo souligne ainsi que l’ordre républicain, avec son formalisme, peut devenir une sorte de mensonge lorsqu’il se fait aveugle à la question sociale.

Agnès Spiquel En 1875, Hugo publie, en préface au premier volume d’Actes et Paroles, le recueil de ses articles et discours qui retrace son itinéraire politique, un long texte où il affirme l’existence d’un droit supérieur à la loi, au nom duquel l’homme peut se retourner contre la loi. C’est ce droit qui dit le juste, y compris contre la légalité républicaine. S’agissant des communards, Hugo ne dit pas qu’ils ont eu raison en tout, mais il rappelle qu’être le plus fort n’implique pas qu’on ait la vraie justice de son côté et que, surtout après une guerre civile, il faut savoir effacer les culpabilités, c’est-à-dire prononcer l’amnistie, et pas seulement accorder des grâces. Selon lui, la République se défigure quand elle réprime violemment. Il est hanté par les involutions de chacune des trois Républiques en France, la Terreur de 1793, la répression de juin 1848, la Semaine sanglante de 1871, où des gouvernements républicains, travaillés par la grande peur des possédants, se sont retournés contre leur propre peuple alors perçu comme populace. Le refus de l’amnistie est une manière, pour les gouvernants, de prolonger la répression violente au lieu de s’interroger sur leurs responsabilités. Pour Hugo, qui ne pense pas en termes de lutte des classes, l’amnistie pleine et entière conditionne la cohésion sociale en France. Elle signifierait une alliance retrouvée avec la classe ouvrière, alliance indispensable, selon lui, pour que la IIIe République puisse affermir ses fondements.

Dans cette lutte, Victor Hugo a combiné intervention personnelle, littéraire et parlementaire. Ce dernier combat semble avoir été comme refoulé de la mémoire républicaine. Pourquoi, selon vous  ?

Agnès Spiquel Dans cette longue lutte pour l’amnistie, Hugo, avec des amis comme Louis Blanc, met tout son poids, le prestige politique de ses années d’exil, entre 1851 et 1870, où il s’est opposé à Napoléon III, et l’impact de sa parole poétique. Un seul exemple, emprunté à l’Art d’être grand-père, de 1877. Le célèbre Jeanne était au pain sec… On s’attendrit sur la charmante scène de famille, en occultant le vocabulaire politique récurrent. Or, c’est bien l’amnistie que l’aïeul réclame pour la petite Jeanne désobéissante. Il y risque lui-même une condamnation mais il y gagne la confiance et l’amour de l’enfant, in-fans, celui qui ne parle pas, tout comme le peuple encore condamné au silence dans une IIIe République alors si mal affermie. Dérangée par la radicalité du militant Hugo, la gauche a préféré ériger l’écrivain en débonnaire grand-père de la République, quand elle n’en a pas fait, comme la droite, un poète vaticinateur.

La question de l’amnistie sociale resurgit aujourd’hui au sujet de celle des syndicalistes et des militants condamnés récemment dans le cadre de leurs mobilisations. Quels liens souligner entre cette question 
et le combat de Victor Hugo  ?

Jean-Louis Robert Ce qui frappe, malgré presque cent cinquante ans d’écart, c’est la proximité des discours des partisans de l’ordre, des conservateurs attachés à leurs privilèges sociaux. La dénonciation de la racaille, des voyous, exprime la même rage qu’ils ressentent devant les transgressions populaires, du jet d’œuf à l’insurrection. S’il y avait une culture de gauche commune devant ces questions de l’amnistie, malgré les graves divergences que j’ai évoquées, ce serait l’expression d’un humanisme conscient que les classes populaires subissent des injustices et une domination qui ne trouvent, lorsque la situation devient terrible, pas d’issue autre que de sortir du cadre légal. L’amnistie totale s’impose alors.

Henri Pena-Ruiz Dans les deux cas, il y a deux problèmes. L’un porte sur l’hypocrisie sociale qui consiste à fermer les yeux sur le fait qu’on applique aux plus démunis la rigueur qu’on n’applique pas aux plus favorisés. L’autre problème est lié à ce qui est l’essence d’une décision de justice, le fait que la loi, générale et universelle, est toujours appliquée de manière singulière au sens où chaque cas est unique, le rôle du juge étant justement d’apprécier comment le cas singulier tombe sous le coup de la loi. Sur les deux versants, l’invocation abstraite, depuis les représentants du Medef jusqu’à Manuel Valls, de la normativité de la loi contre la loi d’amnistie pour les syndicalistes, soit pour la combattre, soit pour en réduire le champ d’application, est scandaleuse. Elle est d’une hypocrisie sans nom d’abord parce qu’elle frappe sélectivement. Elle n’est pas juste au niveau de l’essence même de l’acte judiciaire en ce qu’elle pousse la puissance exécutive à se dessaisir de son pouvoir d’appréciation. Cela rejoint l’oubli de l’extraordinaire combat de Victor Hugo en faveur de l’amnistie des communards. Comme le soulignait Marx, l’idéologie dominante tend à être l’idéologie des classes dominantes. Une république qui, au lieu de devenir une république populaire, laïque et sociale comme en rêvaient Jaurès et Victor Hugo, une république qui reste profondément attachée au formalisme de l’État de droit sans poser la question sociale, forcément, filtre de manière orientée idéologiquement les grands moments de son histoire.

Entretiens croisés réalisés par Jérôme Skalski


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