Le Japon deux ans après : Inquiétude sur la thyroïde des enfants de Fukushima

lundi 4 mars 2013.
 

Les premiers résultats d’une étude menée par l’université médicale de la préfecture sont préoccupants. Un premier cas de cancer a été identifié en septembre. Mais la confusion règne encore.

par Marie Linton

ANOMALIES. Panique chez les parents à Fukushima. 40% des quelque 100.000 enfants qui ont subi une échographie depuis octobre 2011 présentent des anomalies de la thyroïde [1], cette glande dont la sécrétion hormonale contribue à la croissance et au métabolisme énergétique. Parmi eux, 501 ont des nodules (de taille supérieure à 5 mm) ou des kystes (au-delà de 20 mm) suffisamment inquiétants pour requérir des examens complémentaires : prise de sang, test d’urine et éventuellement cytoponction (prélèvement de cellules dans la thyroïde au moyen d’une fine aiguille). Mais seulement 109 de ces 501 enfants ont effectivement passé cette série de tests qui a permis de détecter un premier cas de cancer de la thyroïde chez une adolescente de 16 ans en septembre dernier.

L’université médicale de Fukushima dirige cette vaste étude épidémiologique auprès des 360.000 enfants de la préfecture âgés de moins de 18 ans au moment de l’accident nucléaire. Ces derniers sont examinés directement soit à l’université soit dans leur ville par des centres agréés par l’université. Tous doivent passer une échographie de la thyroïde tous les deux ans jusqu’à leur vingtième anniversaire, puis tous les cinq ans. En avril 2014, tous les enfants seront censés avoir passé un premier examen.

Les habitants ont en tête le précédent de Tchernobyl

Les premiers résultats, et notamment ce chiffre de 40% de lésions thyroïdiennes, ont semé la confusion dans la préfecture de Fukushima. Angoissés, les parents se pressent dans les cliniques privées pour faire passer des contre-examens à leur progéniture. L’hôpital privé de la ville-préfecture d’Azuma a ainsi exploré les thyroïdes de 400 enfants depuis août dernier, dont une partie avait déjà subi les tests officiels.

DOUBLE-CONFIRMATION. « 99% du temps, nous aboutissons aux mêmes conclusions que l’université médicale, précise le docteur Ikuo Higuchi qui réalise les échographies. Mais les parents veulent une double confirmation. » Les habitants ont en tête le précédent de Tchernobyl : 8000 cas de cancers de la thyroïde diagnostiqués à ce jour dans les territoires les plus contaminés [2].

L’iode radioactif émis lors d’une catastrophe nucléaire a tendance à se fixer sur la thyroïde quand elle est inhalée ou ingérée. Elle irradie alors cette glande hormonale située à la base du cou pendant toute la durée de vie des éléments radioactifs (l’iode 131 a une demi-vie de 8 jours). Les enfants et les nourrissons dont la thyroïde est en pleine croissance sont particulièrement sensibles à cette contamination et, donc, plus susceptibles de développer des cancers.

POINT-ZÉRO. Mais que signifie ce chiffre de 40% d’anomalies ? Le nombre de cancers de la thyroïde va-t-il flamber à Fukushima comme à Tchernobyl ? Les chercheurs en endocrinologie ou en radioprotection ont encore du mal à se prononcer. « Il ne faut pas tirer de conclusions hasardeuses de ce premier examen, explique le docteur Abraham Behar, président de l’association des médecins français pour la prévention de la guerre nucléaire. Il sert simplement de ‘point zéro’ qui va permettre de voir comment la situation évolue. »

RÉUNION. Parti en tournée dans la préfecture pour calmer les parents, le professeur Shinichi Suzuki, le monsieur « thyroïde » de l’université médicale de Fukushima, explique que la radioactivité ne peut pas être incriminée à ce stade car des nodules et des kystes apparaissent naturellement dans la population. « Il est impossible de voir les effets de la radioactivité si tôt, assure-t-il avant une réunion d’information à Minamisoma, à 25 kilomètres de la centrale accidentée. Les cancers de la thyroïde sont les premiers à survenir. Or, même à Tchernobyl, il avait fallu attendre quatre ou cinq ans pour voir ce genre de cancers apparaître chez les enfants ».

Pour savoir si l’accident nucléaire est en cause, il faudrait comparer le taux de nodules et de kystes détectés chez les enfants de Fukushima à d’autres non exposés. Les enfants présentent entre 1 et 1,5% d’anomalies quand on les détecte par palpation [3], bien davantage quand ils subissent une échographie. Cependant, ces comparaisons sont plus délicates qu’il n’y paraît.

NAGASAKI. On pensait par exemple que l’étude conduite à Nagasaki, au Japon, en 2001, sur les thyroïdes de 250 enfants, allait servir de maître étalon. Même si elle avait été coécrite par le professeur Yamashita, vice-président controversé de l’université médicale de Fukushima [4]. A l’époque, les échographies montraient que seulement 1,6% des enfants présentaient des anomalies à la thyroïde, bien moins qu’à Fukushima, donc [5].

Les progrès technologiques : un argument-choc pour réfuter toute comparaison

Le problème, souligne le professeur Suzuki, est que « seuls les nodules et les kystes de plus de 5 millimètres étaient pris en compte lors de cette étude à Nagasaki, alors qu’aujourd’hui, on est capable de repérer des lésions de moins d’un millimètre. C’est pour cela que nous avons trouvé tellement de nodules et de kystes à Fukushima ». Les progrès technologiques et la capacité à détecter des micro-défauts sont l’argument-choc des responsables de l’université médicale de Fukushima pour réfuter toute comparaison.

ARGENT. Seule solution : conduire des études auprès de groupes témoin au Japon avec le même type d’appareil (General Electric Logiq-e-Expert). Elles sont en cours : 4500 enfants doivent passer des échographies de la thyroïde à Aomori, Yamashita et Nagasaki avec les mêmes techniques que celles utilisées à Fukushima.

Pour le docteur Hisako Sakiyama, experte en radioactivité et ancienne chercheuse à l’Institut japonais des sciences radiologiques (NIRS), ces études-clé arrivent toutefois trop tard :

« J’ai demandé au professeur Yamashita pourquoi ils n’avaient pas lancé ces groupes témoin plus tôt et il a évoqué des problèmes d’argent. Je trouve cela discutable d’un point de vue scientifique. »

TAILLE. Pour évaluer la gravité de la situation, il faut aussi prendre en compte la nature des lésions trouvées dans la glande thyroïde des enfants. L’université médicale de Fukushima distingue constamment les kystes – liquides – des nodules – lésions tissulaires solides. Or, une écrasante majorité des anomalies sont des kystes (97,5 %), qui inquiètent beaucoup moins les endocrinologues que les nodules. « La fréquence observée des nodules est très faible, donc pas préoccupante en soi, explique le professeur Eric Renard, endocrinologue au CHU de Montpellier. Les kystes purs sont en effet très rarement cancéreux alors que les nodules peuvent l’être. C’est surtout l’augmentation de taille d’un nodule à quelques mois d’intervalle qui le rend suspect, ou sa dureté à la palpation. » D’où l’intérêt d’un suivi régulier des enfants de Fukushima.

MIXTES. Certains kystes peuvent toutefois se montrer insidieux. « Le diagnostic strict de kyste pur est difficile à établir, admet le professeur Eric Renard. Beaucoup de ‘kystes’, surtout s’ils sont gros, sont en fait des nodules mixtes liquido-solides à prédominance liquide. Il est donc prudent d’appliquer la règle de suivi des gros ‘kystes’ à l’identique des nodules solides. » C’est la raison pour laquelle l’université médicale de Fukushima a prévu des examens complémentaires pour les cinq enfants détectés avec des kystes de plus de 20 millimètres de diamètre.

Moins fréquents chez les enfants que chez les adultes, les nodules sont aussi potentiellement plus dangereux. « Parmi ces nodules, la fréquence des cancers est plus importante chez l’enfant que chez l’adulte, poursuit le professeur Eric Renard. On estime que le taux de nodules cancéreux est d’environ 20% chez l’enfant contre moins de 10% chez l’adulte quand ils mesurent plus d’un centimètre. »

PRONOSTIC. A ce jour, 167 des 100.000 enfants examinés présentent un ou des nodules de plus d’un centimètre et cinq ont des kystes suspects de plus de 20 mm. En considérant que 20% de ces nodules et kystes suspects peuvent être cancéreux, on aboutirait à environ 34 cas potentiels de cancers de la thyroïde, soit 340 cas potentiels pour un million. Un chiffre très élevé au regard du nombre généralement constaté de cancers de la thyroïde chez l’enfant : entre 0,5 et 2 cas par million d’enfants de moins de 15 ans [6].

Ce chiffre n’a aucune valeur de pronostic car il ne prend en compte qu’une partie des enfants de Fukushima et que le nombre de nodules de plus d’un centimètre va évoluer lors des prochains examens.

Pourquoi les Japonais n’ont pas pris de pastilles d’iode ?

L’Institut japonais des sciences radiologiques (NIRS) se veut rassurant. Contrairement aux enfants de Tchernobyl, souligne-t-il, aucun enfant de Fukushima n’a été exposé à plus de 100 mSV au niveau de la thyroïde – la dose à partir de laquelle le risque de cancers augmente avec certitude.

MESURE. L’institut s’appuie sur les mesures de radioactivité réalisées entre le 24 et le 30 mars 2011, soit deux semaines après l’accident, sur les thyroïdes de 1080 enfants de trois villes proches de la centrale nucléaire de Fukushima (Iwaki, Kawamata et Iitate). « Il est regrettable que l’’étude n’ait pas porté sur un groupe beaucoup plus large, aussi bien dans son effectif que dans sa distribution géographique, commente Jean-René Jourdain, adjoint à la direction de la protection de l’homme à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Il aurait fallu également répéter ces campagnes de mesure. »

Rassurante également, l’université médicale de Fukushima insiste sur le fait que le cancer de la thyroïde se soigne très bien par le biais d’une ablation de la glande. 94 % des malades survivent en effet au-delà de 5 ans [7]. Elle ajoute que les petits Japonais, grands consommateurs d’algues, mangent naturellement très iodé. Beaucoup plus que les enfants d’Ukraine ou de Biélorussie qui étaient sous-iodés au moment de la catastrophe de Tchernobyl. La thyroïde des enfants japonais, plus chargée en iode, aurait donc eu moins tendance à capter l’iode radioactif après les explosions à la centrale nucléaire de Fukushima.

DIRECTIVE. Reste une lacune qui ne saurait être minorée : la non-ingestion par la population de pastilles d’iode aux tout débuts de la catastrophe, au moment des rejets majeurs d’iode radioactif. Ces pastilles auraient permis de saturer la thyroïde en iode stable avant que la glande ne soit exposée à l’élément sous sa forme radioactive et qu’il ne s’y fixe. « La commission de sûreté nucléaire a recommandé à dix reprises la distribution d’iode à la population, mais cette directive n’a pas été suivie par les gouvernements locaux », rappelle Jean-René Jourdain, de l’IRSN. Cela, les parents ne l’oublient pas et leur inquiétude en est d’autant renforcée.

Marie Linton, correspondance particulière au Japon, Sciences et Avenir LINTON Marie Notes

[1] Résultats de l’étude épidémiologique conduite sur les enfants de Fukushima au 18 novembre 2012 (en japonais) : http://www.pref.fukushima.jp/imu/ke....

[2] Rapport UNSCEAR 2008 publié en 2010.

[3] Thyroid Carcinoma in Children and Adolescents—Systematic Review of the Literature. Fernanda Vaisman, Rossana Corbo et Mario Vaisman. 2011.

[4] Après l’accident nucléaire de mars 2011, le professeur Shinichi Yamashita a déclaré que la « radioactivité ne touchait pas ceux qui souriaient. »

[5] Etude menée sur les thyroïdes des enfants de Nagasaki en 2001 : http://1am.sakura.ne.jp/Nuclear/kou....

[6] Rapport annuel 2006 de l’INVS.

[7] Publication de mai 2010 sur le cancer de la thyroïde de la Haute autorité de la santé et de l’institut national du cancer. La survie relative des malades d’un cancer de la thyroïde à 5 ans, tous stades et tous types histologiques confondus, s’élève à 94 %.


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