"L’opposition droite-gauche structure de longue date deux visions du monde, deux échelles de valeurs, deux attitudes face aux injustices" (Ségolène Royal)

mercredi 5 juillet 2006.
 

Discours de Soissons

Chers camarades et chers amis,

Ce qui nous réunit ce soir, ce n’est pas seulement le plaisir d’être ensemble (quoique cela compte beaucoup), la chaleur de votre accueil (dont je vous remercie du fond du cœur)et notre commune détermination à battre la droite le moment venu.

C’est aussi le fil jamais interrompu d’une histoire, notre histoire, qui - de Jaurès à Blum et aux combats d’aujourd’hui - nous oblige et nous porte.

Cette histoire est indissociable des plus grandes pages de l’histoire de France et de conquêtes sociales pour lesquelles il fallut durement batailler.

C’est un héritage dont je suis fière.

Un héritage qui doit continuer de nous inspirer pour qu’à notre tour, dans le monde d’aujourd’hui et avec les valeurs qui sont les nôtres, nous ayons, comme nos grands prédécesseurs ont su le faire, suffisamment de lucidité et d’imagination pour réinventer dans notre siècle les transformations et les protections nécessaires au bien de tous. A commencer par les plus fragiles, les plus assaillis par les difficultés, les plus exposés à la dureté du temps présent.

Comme ces salariés de Saint Germain Emballage auxquels j’ai rendu visite tout à l’heure et qui se battent pour la survie de leur entreprise et de leurs emplois.

Vous avez peut-être remarqué que certains, ça et là, nous resservent la vieille chanson de l’abolition du clivage entre la droite et la gauche. Une opposition dépassée, disent-ils.

Je la crois au contraire plus pertinente que jamais.

Elle vient de loin et structure de longue date deux visions du monde, deux échelles de valeurs, deux attitudes face au désordre des choses et aux injustices qu’il charrie.

Notre camp, à nous, est celui de la modernité socialiste, celle qui prépare l’avenir et affirme, dans l’univers mondialisé qui est désormais le nôtre, le rôle irremplaçable de la puissance publique.

Car, pour nous, l’Etat doit être le garant d’un ordre juste dont jamais le marché livré à lui-même ne fut ni ne sera porteur.

Notre modernité socialiste comprend l’économie mais croit en la prééminence de la responsabilité politique et choisit la solidarité des uns avec les autres plutôt que la lutte de tous contre tous.

Au règne destructeur du seul profit à court terme, notre modernité socialiste oppose la nécessité d’investissements industriellement productifs et socialement rentables dans l’éducation, la recherche et l’innovation car il en va des emplois de demain.

Notre modernité socialiste est en phase avec son temps et fidèle à ses valeurs alors que la droite emprunte de plus en plus aux vieux discours du 19ème siècle sur la paresse des pauvres, la moralisation des assistés et la menace des classes dangereuses. L’archaïsme, mes chers amis, est bien de leur côté.

Car, comme l’écrivait Jean Jaurès : « le socialisme n’est pas une momie enveloppée de bandelettes doctrinales. Nous avons des idées directrices mais nous sommes un parti vivant, nous poursuivons notre œuvre de justice non dans le vide mais au travers des réalités multiples et diverses de la société présente ».

Certains, à droite, s’avisent parfois que, sur fond de chômage de masse et de précarité généralisée, faire tout de go l’éloge de l’ultra-libéralisme et de l’Etat minimal, ça ne passe pas.

L’un sort de son chapeau un « patriotisme économique » de façade pour justifier un meccano sans projet industriel et tenter de privatiser au passage Gaz de France quelques mois après que le gouvernement ait solennellement promis de n’en rien faire : on est loin, très loin, du volontarisme industriel dont la France et l’Europe ont aujourd’hui besoin.

D’un autre, n° 2 du gouvernement, on laisse entendre qu’il se « gauchise » parce qu’il semble découvrir que la pauvreté salariée, en France, ça existe.

La vérité, ce n’est pas qu’il se « gauchise », c’est qu’il se bushise !

Il donne à pieds joints dans ce « conservatisme compassionnel » cher à la droite américaine alors qu’il est, comme membre du gouvernement et comme chef de l’UMP, directement responsable de la souffrance qu’il décrit.

Voilà que ceux qui, depuis des années, détruisent la valeur travail, prétendent aujourd’hui la défendre.

Et voilà qu’on propose aux salariés, pour récupérer un peu de pouvoir d’achat, d’accumuler les heures supplémentaires, défiscalisées de surcroît.

Je pense, moi, que les salariés doivent être correctement rémunérés dans le cadre de la durée légale du travail parce qu’ils ont droit à une vie professionnelle et personnelle équilibrée, avec du temps pour eux et pour leur famille, avec des salaires qui permettent de vivre dignement et de faire des projets d’avenir, avec des conditions de logement convenables qui ne rendent pas plus difficile la scolarité des enfants.

La droite constate qu’il y a de plus en plus de travailleurs pauvres (qui sont d’ailleurs, à 80%, des travailleuses pauvres) : à qui la faute ?

Ce discours qui consiste à se laver les mains de ses responsabilités et à faire comme si on était dans l’opposition alors qu’on est au pouvoir ne berne personne. Il attise, chez nos concitoyens, une exaspération qui s’exprime par des insurrections à répétition dans les urnes.

Nous avons, nous socialistes, une autre conception de la droiture dans l’exercice des responsabilités politiques. Et nous savons que les Français attendent qu’on leur rende des comptes, pas qu’on leur raconte des histoires à dormir debout.

Plus sérieusement, je voudrais, chers amis, vous remercier d’avoir placé notre rencontre d’aujourd’hui sous le double signe de la mémoire des Jaurès, père et fils, et de ce Front Populaire dont nous célébrons en ce moment le 70ème anniversaire. L’histoire, bien sûr, ne se répète jamais terme à terme mais pour nous, dont l’identité socialiste s’inscrit dans la durée, elle comporte des enseignements d’une grande actualité.

C’est de cela que, ce soir, je voudrais vous dire quelques mots.

J’ai été émue de découvrir grâce à vous ce que fut la courte vie de Louis Jaurès qui n’avait pas 16 ans quand son père fut assassiné, à peine 17 quand il fit le choix de devancer l’appel et de s’engager chez les dragons pour défendre la patrie en danger, et pas encore 20 ans quand l’offensive allemande le faucha à Pernant, jeune aspirant d’un régiment de chasseurs à pied.

Comme lui, toute une génération fut broyée dans cette guerre effroyablement meurtrière. La première guerre mondiale n’épargna aucune famille et, dans votre région, pas un pouce d’un territoire labouré d’obus, d’offensives et de contre-offensives où chaque kilomètre franchi par un camp ou par l’autre coûtait, des deux côtés, des dizaines de milliers de morts.

Envahie, la France puisa en elle la force de résister, puis de desserrer l’emprise, puis de se libérer et de réintégrer dans la nation l’Alsace et la Lorraine.

Elle le fit avec l’aide de ses alliés.

Malgré les erreurs d’appréciation répétées de certains de ses plus hauts galonnés.

Grâce à la volonté et à la clairvoyance de quelques responsables, civils et militaires, appelés à la rescousse.

Grâce aussi et peut-être surtout, au bout du compte, au courage d’un peuple mobilisé. Grâce à l’héroïsme ordinaire de ces Français de toutes catégories sociales qui n’aimaient pas forcément la guerre, et encore moins après l’avoir vécue, mais savaient qu’il est, dans la vie d’une nation, des moments où il faut faire son devoir et défendre le pays menacé.

Les lettres des Poilus de Verdun permettent, à plus d’un siècle de distance, de mieux comprendre l’état d’esprit et le terrible quotidien de nos compatriotes de l’époque. Des journaux écrit par des soldats sont aujourd’hui accessibles, comme celui de l’instituteur Charles Barberon, sympathisant socialiste, dans le manuscrit duquel on trouvera une coupure de presse évoquant la mort de Louis Jaurès. Ces textes témoignent souvent d’un patriotisme fervent mais sans haine pour le soldat allemand dont on sait qu’il endure les mêmes souffrances dans une guerre qu’il n’a pas choisie. Il y flotte quelque chose de fraternel, comme une estime mutuelle bien éloignée du nationalisme obtus plus en vogue à l’arrière qu’au front.

Un mot, si vous me le permettez, des mutins de 1917 car ils ont, eux aussi, droit à une place dans notre mémoire.

Ils n’étaient pas moins patriotes que les autres mais exténués de souffrances, révoltés que des offensives mal pensées aient coûté en vain tant de vies humaines, dégoûtés que l’ordinaire du soldat indiffère à ce point des hiérarchies encore pétries d’esprit aristocratique. Ce n’étaient pas des capitulards ou des traîtres mais des Français sous l’uniforme qui auraient voulu un peu moins de morts inutiles, un peu plus de considération et de respect.

On leur répondit par le Conseil de Guerre et la peine capitale, pour l’exemple : c’est la part sombre d’une guerre qu’en France comme en Allemagne on promettait « éclair » et qui dura au point de faire des millions de victimes, militaires et civiles.

Egaux devant la mitraille, beaucoup de soldats n’avaient, dans le civil, pas les mêmes droits politiques : je veux parler des troupes qu’on appelait « coloniales » et qui versèrent « l’impôt du sang » sans jouir de sa contrepartie citoyenne. Et sans que, quelques générations plus tard, un peu de la reconnaissance qui leur était due adoucisse le sort des immigrés et de leurs enfants français.

Leurs noms ne furent pas jugés dignes de figurer sur nos monuments aux morts et dans nos cimetières militaires.

Le mémorial des combattants musulmans morts pour la France répare partiellement cette injustice à Douaumont. Evoquant la mémoire de Louis Jaurès, tombé au combat, comment ne pas y associer celle de tous les garçons nés ici ou venus d’ailleurs ?

La France sera d’autant plus à l’aise avec elle-même, consciente de sa diversité et de son unité, qu’elle mesurera à quel point, dès le début du siècle dernier, ils étaient de toutes les origines et de toutes les couleurs ceux qui l’ont défendue en temps de guerre et reconstruite en temps de paix.

La droite nationaliste qui arma le bras de son assassin fit de Jaurès tout ce qu’il n’était pas : un anti-patriote dont le combat pour la paix valait, à leurs yeux, trahison de l’intérêt national. Quelle insulte pour celui qui, jamais, ne transigea avec le devoir de défense mais eut, avant beaucoup, le courage de dire haut et fort que l’intérêt des peuples allemand et français n’était pas dans l’affrontement fratricide. Car il ne prenait pas les questions de défense à la légère. Un siècle après Valmy, il pensait que la défense nationale devait être l’affaire de la Nation tout entière et que « l’armée nouvelle » qu’il appelait de ses vœux devait être l’émanation de tous les citoyens.

Il croyait, lui, et nous croyons avec lui, « qu’un peu d’internationalisme éloigne de la patrie » mais que « beaucoup y ramène ». Patriotisme bien compris, qui est l’ennemi du chauvinisme va t’en guerre, et internationalisme bien compris, qui repose non sur la négation des nations mais sur la solidarité des peuples.

Jaurès voulait passionnément la paix mais il voyait, avec lucidité, l’Europe courir à la guerre. Dans le dernier discours qu’il prononça à Lyon Vaise, le 25 juillet 1914, il le dit sans ambage : ce qui se profile, « c’est l’Europe en enfer, c’est le monde en enfer ». « Je dis ces choses, ajoutait-il, avec une sorte de désespoir » car « la nuée de l’orage est déjà sur nous ».

6 jours plus tard, 3 jours avant le début des hostilités, il est assassiné au café du Croissant à Paris. Sa voix se tait.

Ni d’un côté ni de l’autre de la frontière, la social-démocratie n’a pu faire obstacle au déchaînement des excitations guerrières et à l’enchainement des alliances.

Fait rare en son temps, Jaurès avait pointé les responsabilités partagées qui conduiront à la première guerre mondiale et notamment cela : colonialiste et ayant récemment annexé le Maroc, la France était moralement désarmée pour reprocher à l’Autriche et à l’Allemagne leurs politiques d’annexion. Place, dès lors à l’esprit de revanche et de déprédation.

Juste avant sa mort, Jaurès notait avec tristesse : « on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France ! ».

De Jean, s’attachant de toutes ses forces à empêcher la guerre qui vient, à Louis, s’y engageant de son propre chef, je tiens à souligner ici plus que la filiation : la cohérence. Car la haine de la guerre et l’amour de la patrie était, pour le père, indissociables. De même que l’esprit de défense et l’esprit de fraternité. Eviter les massacres de masse et le choc meurtrier des nationalismes égoïstes, oui. Se dérober à son devoir et capituler devant la loi du plus fort, jamais.

Il faut savoir terminer une guerre : le traité de Versailles contribua à créer les conditions de la suivante. Leçon de l’histoire : c’est toujours le pire qui naît de l’humiliation des vaincus par les vainqueurs. Le nazisme eut d’autres causes mais il eut aussi celle-la. Cela vaut aussi, de nos jours. La « der des der » ne fut pas la dernière.

Il fallut deux guerre mondiales dévastatrices et l’écrasement du nazisme pour que l’idée de bâtir enfin une Europe de la paix, longtemps espérée, jamais advenue, devienne enfin réalité.

Pour ma génération, née dans la paix européenne, et plus encore pour les suivantes, cela semble aller de soi.

Mais il fallut aux fondateurs de l’audace, du courage et la capacité de voir au-delà des ressentiments accumulés pour tenir ferme le cap de la réconciliation et imaginer un espace de solidarité là où, des siècles durant, on s’était affronté.

François Mitterrand a souligné, lors d’un hommage rendu à Castres, sa ville natale, combien Jaurès était pétri de cette espérance européenne. Il rappela ces mots prononcés en 1910 à Francfort, devant 25.000 personnes : « ce serait la plus grande joie de ma vie que de vivre le jour où l’Allemagne démocratique, l’Angleterre démocratique et la France démocratique se tendront la main pour la réconciliation éternelle et la paix dans le monde ». François Mitterrand ajoutait (c’était en 1988, avant la chute du Mur) : « pour ceux d’entre nous, et j’en suis, qui ont fait le choix de l’Europe, tout est dit » et le mouvement irrésistible qui rapproche aujourd’hui « l’est et l’ouest de l’Europe dans la même construction historique » s’enracine, pour nous socialistes, dans la pensée visionnaire de Jaurès.

Un demi-siècle après l’impulsion initiale, il nous faut, pour que l’Europe réponde aux aspirations des peuples qui la composent, une idée aussi forte que le fut en son temps, sur les ruines encore fumantes d’un continent dévasté, celle de l’Europe de la paix. Car la paix est acquise entre nos différents pays. La démocratie est, globalement, notre commune référence. Le marché s’unifie. Mais nous sentons bien que, sans souffle nouveau, sans une ambition sociale partagée et sans un projet politique à la mesure du monde d’aujourd’hui, l’Europe reste au milieu du gué, un peu bancale et trop peu enthousiasmante alors qu’elle nous est plus que jamais nécessaire.

Etre, de nos jours, fidèle à l’ample vision de Jaurès et à la ferme volonté de François Mitterrand, c’est reprendre en y associant plus directement les Français le chantier d’une Europe par la preuve, capable de joindre ses forces pour faire reculer le chômage, pour permettre et préparer l’avenir, pour parler d’une voix forte dans le tumulte du monde, pour mettre ses actes en conformité avec les valeurs qu’elle proclame.

Telle est la tâche qui, si les Français nous choisissent, incombera à la gauche.

Les jeunes Français de 19 ans ne risquent plus de mourir, comme Louis Jaurès, sur les champs de bataille. Mais combien désespèrent de trouver leur place dans le monde du travail et un sens à leur vie ? Combien ont le sentiment de mourir à petit feu, de vivoter chichement ou de survivre à bas prix sans pouvoir empoigner leur avenir ?

Les armes se sont tues mais ce que Jaurès appelait « la bataille entre le droit et le privilège » continue et même s’intensifie à nouveau face aux inégalités qui se creusent, aux discriminations qui persistent et aux précarités qui s’étendent.

Il dénonçait jadis « l’injustice qui, du père au fils, passe avec le sang ». Autrement dit : la pauvreté héréditaire et l’immobilité des conditions. Elle n’a pas disparu et tendrait même à se renforcer.

Mais, dans les familles d’aujourd’hui, la hantise est aussi que la vie des enfants soit plus dure et plus incertaine que celle des parents. Que revienne le temps de ce que Jaurès appelait « la perpétuelle incertitude de la vie et la perpétuelle dépendance ».

Lutteur infatigable, que disait-il à ceux de son temps, aux mineurs de Carmaux, aux ouvriers de la verrerie d’Albi, aux militants socialistes et à tous les Français ?

Qu’il faut « subordonner les lois brutales de la concurrence aux lois supérieures de la vie ».

Qu’on ne peut consentir « à un système de métal qui traite des millions d’hommes comme une matière première » et l’emploi « comme une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré ».

Que « le travail devrait être une fonction et une joie » alors qu’il n’est bien souvent « qu’une servitude et une souffrance », qu’il devrait être « le combat de tous les hommes unis contre les choses, contre les fatalités de la nature et les misères de la vie » alors qu’il est « le combat des hommes entre eux », fondé « sur l’oppression des faibles et toutes les violences de la concurrence illimitée ».

Il disait aussi que, dans l’ordre politique, « la nation est souveraine car elle a brisé toutes les oligarchies du passé » mais que, dans l’ordre économique, elle leur reste soumise et que le citoyen « ce roi de l’ordre politique, peut être jeté dans la rue » du jour au lendemain. Voilà pourquoi, ajoutait-il, il est temps que « la République soit affirmée dans l’atelier » ( nous dirions aujourd’hui : la démocratie sociale).

Il disait encore que la France ne peut se satisfaire d’être un pays « où les uns sont esclaves de leur fortune et les autres esclaves de leur pauvreté ».

Il disait aussi que « le pays de France ne saurait se passer longtemps d’idéal » et que, sans ce besoin d’idéal qui est au cœur du peuple français, « les nouvelles générations seraient comme mortes ».

Il disait également que « la peur resserre et l’espérance dilate », façon de dire que, dans une nation qui n’a pas confiance en elle, chacun tend à se méfier de l’autre et à se replier sur soi cependant que le ressentiment et parfois la haine prennent le pas sur l’hospitalité et la solidarité.

Il n’avait pas peur de dire, comme Blum plus tard, que le socialisme est aussi une morale pour laquelle « l’individu est la mesure de toute chose » : les institutions ne valent que dans la mesure où elles servent le désir de progression et d’émancipation de chacun.

Jeune élu du Tarn, il affirmait que « la démocratie française n’est pas fatiguée du mouvement, elle est fatiguée d’immobilité », que « la démocratie des champs et des villes est fatiguée de l’incohérence et de l’impuissance » des gouvernants.

Voilà ce qui, pour moi, constitue l’actualité et la modernité de Jaurès, le grand aîné qui sut si bien exprimer et mettre en pratique ce socialisme républicain, généreux, ferme mais jamais sectaire, auquel il recommandait ardemment de ne jamais s’isoler dans le perfectionnisme puriste mais « de se commettre avec la société d’aujourd’hui » pour la transformer et y inscrire des droits nouveaux liant inséparablement la justice et la liberté.

C’est aux socialistes de son temps, aux militants politiques et syndicaux de la fin du 19è et du début du 20è siècle que nous devons le premier socle de nos droits sociaux. Tout dut être arraché, par des grèves et par des manifestations parfois durement réprimées.

C’est à eux que nous devons aussi des libertés sans lesquelles nous n’imaginons pas la République : le droit de former des associations, garanti par la loi de 1901, et la laïcité, avec la grande loi de séparation des Eglises et de l’Etat, votée en 1905 avec le soutien actif de Jaurès qui veilla à équilibrer la liberté de conscience et la liberté de culte.

Avec le Front Populaire, c’est un autre grand et beau combat de la gauche que nous célébrons aujourd’hui.

L’exposition réalisée par le Parti Socialiste, présentée à Chaudun, en retrace les grandes étapes.

70 ans, cela peut paraître lointain aux plus jeunes et pourtant, si l’on y regarde de près, le message du Front Populaire fait toujours écho à nombre de nos préoccupations actuelles.

Les socialistes sont fiers de leur passé mais nous ne sommes pas des maniaques de la commémoration pour la commémoration. S’il nous paraît important et utile de revenir, dans le contexte qui est le nôtre, sur ce grand moment fondateur de l’histoire sociale de la France, c’est qu’un fil relie très directement les espérances d’hier à celles d’aujourd’hui.

Il en va, sur ce plan, des peuples comme des individus : l’héritage assumé et la transmission réussie aident à faire du neuf et à créer à son tour.

Bien sûr, le monde a changé.

Bien sûr, quelques révolutions technologiques, industrielles et culturelles sont passées par là.

Bien sûr, bien des problèmes nouveaux sont apparus depuis.

Mais la droite se trompe, à moins qu’elle ne mente sciemment, quand elle tient le Front Populaire tantôt pour une folie passagère tantôt pour une antiquité poussiéreuse.

Pour nous, à gauche, c’est un patrimoine vivant, un repère sur la route, une fierté partagée. C’est aussi, contre la tendance à l’aplatissement du temps et à la dictature de l’instant présent, une profondeur de champ et une perspective historique plus que jamais nécessaires si nous voulons comprendre et orienter les mutations que nous vivons.

Je l’ai dit récemment, on s’en est offusqué, eh bien je le maintiens :

de l’insécurité sociale au désordre de nos institutions en passant par la montée des inconduites dont l’exemple vient de haut, la crise politique et morale qui affecte aujourd’hui le pays n’est pas sans rappeler la décomposition des années 30 avec ses scandales affairistes, l’arrogance à courte vue de certains milieux patronaux, son parlementarisme impuissant, sa légitimité républicaine contestée et ses vertiges autoritaires.

Je pourrais aujourd’hui reprendre mot pour mot les paroles de Léon Blum en 1934 : « l’atmosphère nationale doit être assainie et renouvelée » dans un contexte, disait-il, « où les causes du trouble sont le chômage, la souffrance présente, l’inquiétude du lendemain, l’appréhension lourde qu’inspirent les évènements extérieurs ». Avec une grande clairvoyance, il faisait le lien entre le désordre économique, l’injustice sociale, la détérioration des vertus publiques et les risques d’effondrement démocratique.

Contre les ligues factieuses, la gauche dans ses différentes composantes se retrouva au coude à coude dans la rue puis, portée par la dynamique unitaire, gagna les élections.

Les femmes n’avaient pas encore le droit de vote mais Blum en nomma trois dans son gouvernement : c’était une grande première. Pas encore la parité, que nous réaliserons en 2007 si les Français choisissent la gauche, mais déjà la reconnaissance d’une certaine égalité de compétences.

En matière sociale, la France était très en retard.

Le puissant mouvement de grèves qui se développa dans la foulée de la victoire électorale et prit la forme, inédite, des occupations d’usines, exprimait un immense espoir de dignité et de vie meilleure.

La France du travail releva la tête.

Certains, à l’époque, s’indignèrent des bals improvisés dans les ateliers, dans les cours d’usines, dans les grands magasins. Comme si, pour être respectable, il fallait que le combat soit triste ! Comme le plaisir et la fête devaient être bannis de l’engagement militant ! Joyeuse, la lutte le fut.

Pour la première fois, avec les accords de Matignon, le gouvernement arbitra une grande négociation entre patrons et syndicats.

C’est ainsi que furent arrachés à un patronat majoritairement rétif à toute évolution des conquêtes sociales majeures (les 40 heures, des augmentations de salaires significatives, les congés payés, les conventions collectives, les délégués du personnel...). On peut y voir les prémisses de l’Etat-Providence à la française né de la Libération.

Hier comme aujourd’hui, les privilégiés crièrent à l’assassinat de la France : l’économie n’y survivrait pas, le peuple allait se vautrer dans la paresse.

Je le dis aux plus jeunes : la haine de classe, en ce temps-là, s’exprimait sans fard dans le camp de ceux qui traitaient les travailleurs de « salopards à casquette » et firent de Léon Blum la cible permanente d’attaques antisémites d’une violence inimaginable. Le langage s’est policé, le fond pas toujours.

A chaque nouvelle avancée sociale réalisée par la gauche, on entend les mêmes refrains. Souvenez-vous de 1981 et des cris d’orfraie de la droite, à côté desquels ses attaques actuelles contre le projet des socialistes et l’inepte bataille de chiffres où elle voudrait nous entraîner semblent d’une timidité exquise.

Car, de 1936 à 2006, ce qu’ils ne parviennent pas à comprendre, c’est qu’avec la gauche, le pays se modernise et s’humanise tandis qu’avec la droite, il s’archaïse et se brutalise.

Les 40 heures firent scandale dans les milieux patronaux et pourtant, à la même époque, le New Deal de Roosevelt les encourageait, de nombreuses branches de l’industrie américaine les adoptant sans dommage.

Les congés payés firent, eux aussi, scandale. En 1936, 600.000 ouvriers purent, pour la première fois, partir en vacances puis 1.800.000 en 1937. Ce droit qui nous semble aujourd’hui naturel se heurta à des résistances qu’on n’imagine pas. Une campagne de presse agressive s’indigna (je cite) « du viol du paysage français par l’ogresse laïque », de l’invasion de « la chienlit » et de « la tourbe salissant nos plages ». La haute administration, choquée, traîna les pieds. Face à Léo Lagrange qui demandait une réduction de 40% pour les billets de congés payés, un responsable de la SNCF eut cette réponse de technocrate hautain : « ce n’est pas ferroviaire »...

Le gouvernement tient bon et poussa les feux.

Ce fut, de toutes les conquêtes du Font Populaire, la plus durable, celle que Blum appelait « l’embellie » et dont il était le plus fier.

Car les congés payés, ce n’était pas seulement deux semaines de vacances pour ceux qui n’en avaient jamais pris. C’était une invitation à parcourir le pays, à découvrir la mer ou la montagne, à élargir son horizon. C’était toute une politique de démocratisation des loisirs et de la culture avec les auberges de jeunesse, le théâtre populaire et ses spectacles de grande qualité qui partaient à la rencontre du public, les bibliobus sillonnant la France pour rendre accessibles à tous les joies de la lecture, l’essor des associations, un vaste programme d’éducation populaire mis en place par un gouvernement de gauche convaincu, comme le disait Blum, que « tout doit faire sentir qu’en France, la condition humaine est relevée ».

Tout fut réalisé très vite.

En 80 jours, 24 projets de loi furent élaborés par le gouvernement et votés par l’Assemblée. Le gouvernement de Front Populaire ne dura qu’un an.

Toutes les réformes engagées n’allèrent pas à leur terme : l’inflation grignota les augmentations de salaires, les 40 heures furent inégalement appliquées mais ce gouvernement qui disposa de si peu de temps a profondément marqué l’imaginaire national.

C’est avec son inspiration que renoua, après les années de guerre, l’œuvre fondatrice et réformatrice de la Libération.

Le Front Populaire se voulait réparation des injustices passées et « ouverture d’un pays à son peuple ». Il fut plus que réparateur : audacieusement anticipateur.

Dans les années qui suivirent, les nantis se vengèrent de la grand peur qu’il leur avait causée. Pétain appela la France à expier dans la servilité, la contrition puis la collaboration ce court moment où l’avenir sembla à nouveau désirable.

On retrouve aujourd’hui des accents comparables dans la bouche de ceux qui imputent à mai 68 et à mai 81 un supposé laxisme et une paresse imaginaire qui seraient à l’origine de tous nos maux.

Le passéisme, décidément, est le péché héréditaire d’une droite faussement moderne qui comprend peu et apprend encore moins.

Etre fidèle à l’inspiration novatrice et solidaire du Front Populaire, ce n’est pas plaquer mécaniquement sur une France qui a beaucoup changé des façons de faire, forcément datées. C’est revenir au fond des choses : à cette demande de respect si puissamment portée par les grèves d’alors, à la légitimité du besoin de disposer d’un temps pour soi et pour les siens, ce qui suppose que, progrès de productivité aidant, la réduction du temps de travail va dans le sens de l’histoire. C’est porter, dans le temps qui est le nôtre, une aussi forte ambition de transformation et, osons le mot, d’émancipation.

Le Front Populaire a jeté les bases d’un droit aux vacances dont, pour des raisons non plus légales mais strictement financières, 4 Français sur 10 seront exclus cet été et, parmi eux, un ouvrier sur deux. Un jeune sur 4 de 15 à 24 ans et 3 mineurs sur 10 regarderont les autres partir sans pouvoir en faire autant. Depuis les années 50, les Français partaient de plus en plus nombreux. Depuis quelques années, leur nombre régresse sous l’effet d’une paupérisation accrue. C’est, pour l’équilibre des familles et pour les jeunes ainsi assignés à résidence, une injustice de plus et une source de frustrations qui contribuent à miner le sentiment d’appartenir à un monde commun, à égalité de droits et de devoirs. Ce n’est pas acceptable.

De même qu’il n’est pas acceptable que, dans la France de 2006, beaucoup ne puissent vivre dignement de leur travail, se loger correctement, parfois même manger à leur faim et faire, comme tout le monde, des projets d’avenir.

Etre fidèle à l’inspiration novatrice du Front Populaire, reprise et élargie à la Libération, c’est inventer et mettre en place, face aux risques économiques et sociaux d’aujourd’hui, les nouvelles règles et les nouvelles sécurités dont le pays fragilisé, fragmenté et inquiet a besoin pour reprendre confiance en lui et libérer ses énergies. C’est avoir la même audace que celles des précurseurs puis des fondateurs de notre système de Sécurité sociale. C’est passer de droits liés au statut de salarié à des droits inédits, attachés à la personne et transférables d’une entreprise à l’autre, qui sécurisent les transitions professionnelles en garantissant les ressources et les formations qui permettront à chacun de rebondir ou de se reconvertir sans tomber dans le trou noir du chômage de longue durée.

C’est prendre et tenir l’engagement de réduire de moitié l’actuel chômage de masse, comme les sociaux-démocrates ont su le faire dans le nord de l’Europe. Nous en sommes capables si nous en avons la volonté, si nous mobilisons pour cet objectif tous les moyens d’action de la puissance publique.

Etre fidèle à l’inspiration novatrice du Front Populaire, c’est regarder sans œillères ce qui ne marche pas ou plus dans notre école, entrave le travail des enseignants, fait obstacle à la motivation et à la réussite des élèves. C’est acclimater au besoin ce qui a fait ses preuves ailleurs, prendre appui sur les meilleures pratiques des établissements, généraliser les études surveillées et le soutien individualisé. C’est, sur la base d’un diagnostic partagé et en consolidant les familles les plus fragiles, conjuguer nos efforts pour que la République tienne enfin sa promesse d’instruction, d’éducation, de formation et donne à tous ses enfants le bagage qui leur permettra, plus tard, de conduire leur vie.

C’est aussi ne pas accepter qu’on impute aux 35 heures un défaut de productivité globale qui doit beaucoup plus (l’équivalent de 10 jours fériés supplémentaires par an) à la persistance, en France, d’un taux élevé d’accidents et de maladies professionnelles qui représente 3% de notre PIB. C’est là, dans ce travail qui continue de tuer et de mutiler, que gît la véritable et scandaleuse hémorragie.

C’est refuser ces discriminations qui, dans le monde du travail, frappent les femmes (majoritairement assignées aux bas salaires et au temps partiel non choisi), les seniors (réputés inemployables à partir de la cinquantaine et dont l’expérience, si précieuse, est dévalorisée), les jeunes (d’autant plus vulnérables qu’ils sont faiblement qualifiés et qu’ils n’ont pas, aux yeux des employeurs, la bonne tête, le bon nom, la bonne adresse).

C’est ne pas admettre qu’on donne aux ZEP 10 fois moins que les cadeaux fiscaux accordés aux plus aisés. C’est ne pas trouver normal que, dans notre pays, des familles s’endettent pour boucler leurs fins de mois alors que quelques patrons et hauts cadres, bardés de stocks options et de parachutes dorés, empochent en une fois plusieurs milliers d’années de SMIC et semblent évoluer sur une autre planète.

C’est, en somme, ne pas se résigner à la fatalité des injustices et surtout prendre les moyens efficaces de réduire les inégalités qui ravagent le pays.

C’est, comme disait Blum, « installer la raison et la justice là où règnent le privilège et le hasard ». Lucide, il rappelait à ses contemporains cette vérité toujours actuelle : les libertés publiques ne durent que par la confiance qu’elles inspirent, « elles sont compromises dès qu’elles ne garantissent plus la sécurité de la vie ».

Car, pour lui comme pour nous, faire reculer le désordre social et assurer « l’ordre républicain avec une tranquille fermeté », cela marchait ensemble.

Cela s’appelle l’ordre juste.

Faute de quoi, la détérioration des vertus privés et l’abaissement des vertus publiques entraînent immanquablement le pays vers le bas.

Notre pays est aujourd’hui à la croisée des chemins.

Pas simplement à la veille d’une possible alternance.

Ce que veulent les Français, ce n’est pas une fausse rupture, c’est un vrai changement. Pas un changement de personnes, un changement de politique. Pas seulement un changement d’orientation, un changement de méthode.

Et surtout, des promesses tenues et des résultats concrets dans leur vie quotidienne. Le paternalisme condescendant, l’arrogance de gouvernement, les décisions à la hussarde, élaborées sans eux et appliquées contre eux, le mensonge d’Etat, la rigidité qui empêche de corriger en marchant, l’impuissance publique qui accrédite l’idée qu’on n’a pas de prise sur grand chose : c’est à tout cela que nous devons, à gauche, opposer résolument une autre manière d’être et de faire en associant nos concitoyens aux décisions qui les concernent.

Je vous le dis avec conviction et d’expérience : c’est à l’intelligence collective qu’il faut faire appel pour enrayer le discrédit démocratique et pour apporter aux problèmes d’aujourd’hui des réponses en phase avec les attentes des Français. Jamais l’histoire ne laisse éternellement le choix. C’est pourquoi, pour gagner, il nous faudra être lucides, unis, à l’écoute des Français et très déterminés.


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