La République, une dynamique confisquée

vendredi 16 avril 2021.
 

La référence républicaine, connotée positivement dans la mémoire nationale, est désormais monopolisée par des discours en forme de rappel à l’ordre. Premier volet de notre série sur les formes et l’histoire d’un rapt conservateur qui a rendu invisibles d’autres conceptions de la République.

Fabien Escalona, Mediapart

La République a bon dos. C’est en son nom, en tout cas en invoquant ses « valeurs », que Jean-Michel Blanquer et Marlène Schiappa ont lancé une enquête pour savoir si des certificats d’allergie au chlore n’étaient pas complaisamment accordés à des jeunes filles afin de les dispenser du port du maillot de bain en collectivité. Ces deux membres du gouvernement, respectivement ministre de l’éducation nationale et ministre déléguée chargée de la citoyenneté, n’en étaient pas à leur coup d’essai.

C’est au motif de défendre le « modèle républicain » que le premier n’a pas hésité, dans la foulée de l’attentat contre Samuel Paty, à lancer une chasse aux sorcières « intersectionnelles » dans les universités, où se logeraient également, à en croire ses vénérables soutiens dans ce milieu, « les idéologies indigéniste, racialiste et “décoloniale” » (lire l’article de Lucie Delaporte pour savoir ce qu’il en est réellement). Contre le « cyber-islamisme », la seconde a annoncé la création d’une « unité de contre-discours républicain », dotée d’une mission explicite de « contre-propagande », dont le contenu et l’efficacité suscitent le doute jusque dans le gouvernement.

Sous cette mandature plus que jamais, dans le droit fil des déclarations martiales de Manuel Valls durant le quinquennat précédent, la République fait figure de totem, au sens d’une entité mythique qui exigerait le respect et la fidélité des citoyens, sous peine de mise au ban. Ce qui est invoqué à travers son nom, ce n’est généralement pas la forme institutionnelle qu’elle incarne en tant que régime, mais « l’esprit » qui est censé l’animer et susciter l’adhésion de ses membres.

Être renvoyé dans le groupe des impies ou des suspects peut survenir avec une rapidité déconcertante. Il suffit d’exprimer un désaccord ou de ne pas souscrire à la vision de la République de ses défenseurs autoproclamés. Le fait d’avoir jadis exprimé ou prouvé votre attachement à cet idéal n’allègera pas la sanction. Ainsi Jean-Luc Mélenchon, depuis sa participation à la Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019 et son appréciation positive de la « créolisation », a-t-il été cloué au pilori pour « communautarisme », voire accointance « islamo-gauchiste » – Anne Hidalgo, en pleine offensive sur le sujet, évoquant même en novembre 2020 ses « ambiguïtés ».

L’intensité avec laquelle la République est convoquée s’accompagne pourtant d’un grand flou dès qu’il s’agit de la définir. Les discours qui s’en réclament ont beau être martelés avec le ton de l’évidence, ils n’en précisent que très rarement le contenu concret, c’est-à-dire la substance censée provoquer la communion collective. Auteur d’un récent essai sur le sujet publié aux Presses de Sciences-Po, Jean Picq regrette ainsi qu’« en France, la République [soit] trop souvent réduite à un slogan, prononcé comme allant de soi, dans une logomachie qui fait perdre de vue son enjeu ».

Le caractère opaque de la référence républicaine facilite certes son utilisation à tout bout de champ. Néanmoins, elle ne saurait être réduite à un signifiant vide, qui ne servirait qu’à susciter l’adhésion à peu de frais. À droite, au gouvernement et jusqu’au sein de la gauche, son maniement s’inscrit dans des discours très orientés idéologiquement, en forme de rappels à l’ordre. Il n’est pas jusqu’à l’extrême droite, comble de l’ironie, qui ne se la soit appropriée (lire prochainement, dans cette série, l’article de Nicolas Lebourg).

Une rhétorique de combat, qui s’attaquait jadis à des puissances et des élites hostiles au régime républicain, vise désormais des minorités ou des formes de militantisme ayant le malheur de contester la hiérarchie et d’exposer les torts subis par certains groupes – des torts allant pourtant à l’encontre de ce que la loi édicte sur le papier.

Selon Chloé Gaboriaux, maîtresse de conférences à Sciences-Po Lyon, le problème réside dans la compréhension de l’universalisme censé être traduit par le modèle républicain français. « Disons les choses : il y a beaucoup de “républicains” qui n’ont pas de problème avec la diversité, tant que celle-ci ne menace pas leur position hégémonique. Lorsque certains acteurs tapent sur l’universel comme masque d’un pouvoir masculin, blanc et âgé, ils ont l’impression que l’on tape sur l’universel “tout court”, et se raidissent. »

Magali Bessone, professeure à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne, abonde dans ce sens, en regrettant une vision simpliste et décalée de la réalité, comme si la République française avait effectivement accompli tous ses idéaux. La philosophe est l’autrice d’un ouvrage qui porte sur les demandes de justice concernant les crimes coloniaux et esclavagistes. Si ces demandes, d’après Bessone, sont légitimes et exigent une réponse institutionnelle, c’est parce qu’elles ne portent pas sur un passé révolu qui ne concernerait plus les citoyens d’aujourd’hui.

Pour l’autrice, ces crimes continuent de peser à l’ère contemporaine, en « affectant la structure même, juridique, politique et sociale, de la République ». L’enjeu ne consiste donc pas à punir ou dédommager qui que ce soit a posteriori, mais à débarrasser ces structures de ce qui les rattache encore à une histoire de dominations. « Il est souhaitable de tendre vers l’universel, ou plutôt un “commun”, mais on ne peut pas faire comme s’il était donné d’emblée, comme si des gens ne s’y sentaient pas écrasés. » Une façon de prendre au sérieux l’idée que « par essence, la République n’est pas statique, elle est dynamique », ainsi que l’écrit Jean Picq dans son dernier essai.

C’est aussi ce qu’exprime Olivier Christin, directeur du Centre européen des études républicaines. Cet historien estime que les récentes mobilisations féministes et LGBT, tout comme celles qui visent les violences policières et les mécanismes de racisation à l’œuvre dans la société, n’ont aucune raison d’être congédiées au nom de la République. « Celle-ci porte la promesse d’une liberté qu’il s’agit de faire progresser. Elle met en place des libertés et des procédures de justice et de reconnaissance, qui nourrissent de nouvelles demandes de reconnaissance. C’est de cette façon que les luttes se sont enchaînées pour le suffrage universel, les droits sociaux, l’école laïque, la presse, etc. Heureusement, en République, personne n’est en mesure de dire “stop”. »

Pourtant, c’est bien en empruntant le lexique républicain que nombre de ces luttes sont aujourd’hui délégitimées et amalgamées à des entreprises identitaires et fanatiques dont il ne s’agit pas de nier l’existence. Une grande confusion en résulte, qui conforte au passage le statu quo.

Sarah Mazouz, sociologue au CNRS, remarque en effet que « la République est désormais largement utilisée comme un label normatif qui permet de ne rien faire bouger, d’évacuer les questionnements concrets sur la façon de réaliser la promesse d’égalité dans la réalité vécue ». Lestée d’une charge affective et mémorielle, « la notion aide à rendre acceptable un discours nationaliste, en faisant passer des gestes d’exclusion pour des gestes progressistes. C’est du même ordre que l’instrumentalisation de l’objectif d’égalité hommes/femmes pour tordre la laïcité dans un sens illibéral ».

La chercheuse pointe l’ironie d’une situation où « le gouvernement met la République à toutes les sauces, tout en menaçant de détricoter toutes les lois qui ont permis l’enracinement de la IIIe République contre l’Ordre moral [une politique conservatrice de quasi-Restauration, menée entre 1873 et 1875 – ndlr] ». De fait, les premières années de ce régime ont abouti à l’adoption de libertés fondamentales cruciales pour le caractère démocratique du régime, et aujourd’hui encore intégrées dans le bloc de constitutionnalité de l’État de droit français. Or, le dernier projet de loi sur le séparatisme a suscité des inquiétudes quant à la modification de plusieurs textes fondateurs.

Pour être équitable, le phénomène de détournement de l’idée républicaine est loin d’être imputable au seul gouvernement actuel. S’il n’a pas toujours pris la même allure confuse, il enfonce ses racines plusieurs décennies en amont. On peut s’en apercevoir en creux, en se plongeant dans diverses publications ayant établi un diagnostic très proche de celui des chercheurs cités plus haut.

Il y a dix ans, l’enseignante Béatrice Durand consacrait par exemple un essai à ce qu’elle identifiait comme La Nouvelle Idéologie française (Stock, 2010). L’autrice en voyait la traduction dans une vision nostalgique et autoritaire de l’école, et surtout une méfiance maladive envers tout affichage visible ou revendiqué d’une appartenance particulière. Un peu plus tôt en 2006, le journaliste Denis Sieffert se désolait d’une « appropriation » de la République par « une tendance qui veut pour elle toute la République, [dont] elle donne une définition fermée », servant en fait à véhiculer des angoisses identitaires. Dès la fin des années 1990, Hugues Jallon et Pierre Mounier décrivaient quant à eux un esprit de « croisade », mis au service d’une conception « patrimoniale » de la République, de grandes références abstraites en décalage avec les mouvements sensibles de la société.

À travers quelles étapes s’est donc accompli ce travestissement d’un repli conservateur sous le masque du républicanisme ? Au demeurant, avons-nous vraiment affaire à un détournement de l’idée républicaine ? Ou bien celle-ci contient-elle en son sein les germes d’une interprétation unitariste, potentiellement génératrice d’exclusion, de ce que devrait être la République ? Les articles qui suivront offrent des pistes de réponses à ces questions.

En remontant le temps, nous verrons notamment que l’histoire française a été dominée par des formes de républicanisme ayant favorisé la confusion entre égalité et homogénéité. Ce geste a été reconduit à l’ère contemporaine, en réaction au pluralisme ethnique et religieux de plus en plus évident – et dérangeant pour certains – de la société.

Fabien Escalona 19 mars 2021


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