Pourquoi y a-t-il toujours autant de SDF en France  ?

dimanche 30 décembre 2012.
 

Table ronde avec :

- Julien Damon, sociologue, professeur associé à Sciences po.
- Patrick Doutreligne, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre.
- Mireille Schurch, sénatrice communiste de l’Allier.

Rappel des faits

En France, plus de 3,6 millions de personnes sont mal logées ou vivent dans la rue. Et le plan antipauvreté annoncé par le gouvernement paraît bien insuffisant pour permettre à tous de vivre décemment chez soi.

Il manque 900 000 logements en France. Une situation qui concerne 3,6 millions de personnes mal logées ou dans la rue. Sans compter plus de 5 millions en situation de fragilité à court ou moyen terme dans leur logement. Il y a une dizaine de jours, le gouvernement annonçait dans son plan antipauvreté la construction de 150 000 logements sociaux par an et la création de 8 000 places d’hébergement supplémentaires. Sauf qu’un tiers de ces constructions seront des logements intermédiaires et seule la moitié des places d’hébergement sera attribuée aux SDF. Avec la crise, le chômage en hausse et la vie qui augmente, le nombre de personnes SDF risque encore d’augmenter. Une ambition politique forte contre l’exclusion s’impose.

Que pensez-vous des mesures contre l’exclusion, annoncées par le gouvernement lors 
du plan quinquennal de lutte contre la pauvreté  ? 
Sont-elles suffisantes  ?

Patrick Doutreligne. On se réjouit qu’il y ait une inflexion positive au moins dans le discours du gouvernement, car, il y a quelques années, on parlait des pauvres, des chômeurs, des SDF comme si c’était de leur faute. Aujourd’hui, l’État reconnaît que la responsabilité n’est pas à imputer aux personnes mais à la société qui exclut. En revanche, les mesures et les objectifs proposés contre l’exclusion manquent d’ambition. Certes, on ne parle plus d’assistanat, mais d’aides et de soutiens, toutefois ce qui est indispensable, c’est de construire des logements, et en particulier des logements accessibles aux plus modestes. Il en manque 900 000 en France. Or, l’État ne se dote pas des moyens adaptés pour sortir de la crise  : au même moment où il annonce la construction de 150 000 logements sociaux par an, il précise que près de 50 000 d’entre eux seront plutôt des logements intermédiaires, puis il déclare la hausse de 7 à 10 % de la TVA… Tous les reproches que les socialistes faisaient au gouvernement précédent sur ce point, ils les reproduisent à l’identique quand ils sont au pouvoir. C’est extrêmement décevant. Et même préoccupant, car les espoirs qui ont fait naître le changement de majorité devaient permettre une vision plus ambitieuse d’une sortie de crise.

Mireille Schurch. C’est un premier pas, pour autant cela n’est pas suffisant et on voit bien que, dans ce domaine comme dans d’autres, le gouvernement se désarme lui-même par la politique d’austérité qu’il met en œuvre. Il faut être beaucoup plus ambitieux sur les mesures d’urgence. La revalorisation du RSA – qui sera d’ailleurs à la charge des départements – constitue une avancée, mais tant que celui-ci entraînera la suppression des annexes, il continuera à ne pas remplir sa mission. Il en est de même pour la politique d’insertion qui ne peut passer seulement par l’emploi mais aussi par l’accompagnement des personnes isolées, indispensable pour retrouver une certaine estime de soi. Le président a annoncé un élargissement de la CMU, mais il faut également prendre les mesures pour que l’ensemble des médecins soignent ces patients sans discrimination. Toutefois, il est impératif d’engager une politique structurelle sur l’emploi, qui rompt avec la logique actuelle de subvention des emplois précaires et peu rémunérateurs. Du fait des exonérations générales de cotisations (dites Fillon), les employeurs ont, pour réduire leur part de financement de la Sécurité sociale, tout intérêt à favoriser les emplois à temps partiel, voire très partiel, et sous-rémunérés. C’est une incitation légale et financière à créer des cohortes entières de travailleurs pauvres. En termes de logement, le rehaussement de la TVA à 10 % va avoir une incidence non seulement sur la construction de logements sociaux, mais également sur la construction de logements d’hébergement d’urgence, pourquoi poursuivre dans cette voie  ? Dans le même ordre d’idée, le recul sur la taxation des bureaux vacants, dans le cadre de la loi de finances, n’est pas compréhensible.

Julien Damon. Les annonces publiées après cette conférence consistent en des promesses d’augmentation des moyens. Il en va d’une centaine de millions d’euros en plus et de quelque 8 000 places d’hébergement supplémentaires. Les opérateurs des politiques de prise en charge des SDF pourront se satisfaire de telles annonces, mais ils ne s’en féliciteront pas. En réalité, depuis plus de vingt ans, c’est la même ritournelle  : des moyens et des places en plus. Chaque année et chaque plan sont accompagnés également par une rhétorique affirmant que, cette fois-ci, on va vraiment changer de braquet ou de logique. On annonce la fin de l’hébergement d’urgence hivernal et la mise en œuvre d’une politique plus structurée. Il n’en est rien. La dynamique est toujours la même  : on tente de résoudre un problème qui, en réalité, est un concentré de tous les problèmes sociaux. Pour ma part, je ne saurais dire si les mesures une nouvelle fois annoncées sont suffisantes ou insuffisantes. La prise en charge des SDF souffre d’une imprécision des objectifs et d’une gouvernance devenue bien trop compliquée pour y comprendre quoi que ce soit.

Quelles mesures permettraient, 
selon vous, de sortir les SDF 
de la rue à long terme  ?

Julien Damon. Je plaide pour quatre mesures structurelles. Tout d’abord, je pense qu’il faut décentraliser la politique de prise en charge des SDF. L’État est très présent alors qu’il n’est pas forcément le plus efficace. Là où ailleurs dans le monde, on observe des résultats positifs, c’est au niveau des villes. Je pense qu’il faut confier aux villes la responsabilité et les moyens de la prise en charge des SDF. Ensuite, je pense que l’État, dans un espace européen ouvert, est en réalité dépassé par le sujet. Pour gérer efficacement la question des SDF, qui a de plus en plus à voir avec les questions sensibles des sans-papiers ou des Roms, il faut une intégration européenne renforcée. C’est au niveau de l’Union qu’il faut agir. À défaut, il faut fermer les frontières. Je crois, en outre, qu’il faut un nouvel équilibre et un nouveau modèle pour le logement social. Celui-ci est formaté pour des salariés à faible revenu. Il faut l’adapter à des publics autour du RSA. Et cela n’a rien de simple. Il y a là un débat fondamental. Enfin, je pense qu’être efficace en direction des sans-abri, comme pour toutes les personnes en difficulté, cela passe par une réforme de l’organisation du travail social. Celui-ci ne saurait demeurer aussi dispersé. En deux mots, il faut de la simplification et de la rationalisation.

Patrick Doutreligne. Aider des personnes à la rue pour qu’elles puissent se réinsérer dans la société est difficile et compliqué, car il ne suffit pas de les reloger ou de les héberger. Ce qui nous paraît indispensable, c’est d’agir en amont, en se demandant comment éviter que des gens se retrouvent à la rue. On connaît globalement les causes  : l’exclusion du logement, le chômage, une séparation de couple, les sorties d’hôpitaux psychiatriques ou de structures de l’aide à l’enfance. Nous attendions donc beaucoup plus de mesures gouvernementales qui travaillent ce problème en amont. Puis, on sait bien qu’il manque des places d’hébergement, donc l’annonce de la création de 8 000 places supplémentaires est certes positive mais largement insuffisante. On continue d’écoper un bateau qui coule avec un verre d’eau…

Mireille Schurch. Les politiques ponctuelles, dites d’urgence sociale, et la multiplication des acteurs publics ou privés ne pourront permettre de répondre à cette question sur le long terme. Il faut changer de logiciel et renoncer aux politiques d’austérité. Ainsi, dans un premier temps, il faut que le droit au logement inscrit dans la loi et dans la Constitution s’applique enfin. Il y a aujourd’hui 20 000 cas de droit au logement opposable (Dalo), auxquels aucune proposition de relogement n’a été faite, et 265 000 recours Dalo déposés au 30 juin 2012. L’interdiction des expulsions sans relogement pour les personnes qui ne sont pas en capacité de se loger ainsi que le renforcement des crédits du fonds de compensation pour les propriétaires sont des impératifs. C’est le sens de différentes propositions de loi que les sénateurs de mon groupe ont déposées lors de la dernière législature. Il faut aussi sanctionner de manière aggravée les communes qui ne respectent pas la loi SRU et l’obligation de construction de logements sociaux, et développer une politique de logement public ambitieuse. Il y a aujourd’hui 1,3 million de demandeurs. Dans ce sens, le projet de loi de mobilisation en faveur du foncier, qui a été adopté il y a quelques jours, est un premier pas dans la bonne direction. Puis, il est essentiel de redonner sa place et des moyens à une politique psychiatrique bien traitante qui éviterait la rupture et, par la suite, la marginalisation. Bien sûr, il faut revaloriser le travail et interdire les licenciements boursiers, comme nous l’avons proposé. Enfin, mais la liste est loin d’être exhaustive, il faut défendre le maintien des fonds dédiés du Fonds européen de développement économique régional (Feder) pour le financement de logements en direction des groupes vulnérables.

Avec la crise, le nombre de personnes SDF ne risque-t-il pas d’augmenter  ?

Julien Damon. Le problème des SDF est un problème d’emploi. Pauvreté et errance sont également des problèmes de structure familiale et de migration. Sur le papier, il n’y a pas, a priori, de lien mécanique entre crise et nombre de sans-abri. Cependant, il faut bien noter la reprise à la hausse du phénomène dans nombre de villes à l’étranger là où il avait beaucoup diminué, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Je ne vois pas pourquoi les villes françaises seraient épargnées. L’avantage de nombre d’autres villes en Europe est de disposer d’un appareil statistique relativement efficace. Ce qui est loin d’être le cas en France. Pour savoir si le nombre de sans-abri augmente ou baisse, il faut disposer d’un système de mesure. Et ce n’est pas encore le cas, aussi surprenant que cela puisse paraître, d’où la nécessité de décentraliser. À mon avis, se fixer des objectifs très ambitieux comme «  zéro SDF  » est très valable, car cela conduit à mesurer, au moins chaque année, l’efficacité de ce que l’on fait, collectivement, et non pas de demander toujours des moyens supplémentaires. Sans réforme majeure, de toutes les manières, la prise en charge des SDF est un tonneau des Danaïdes que l’on pousse, en roulant, sur le rocher de Sisyphe.

Mireille Schurch. Il est difficile de répondre à cette question tant la crise crée un climat d’oppression, d’inquiétude, d’incertitude. Aujourd’hui, les gens vivent dans la peur du lendemain, du voisin, dans la peur de la vie. Ce n’est pas la crise qui fera plus de SDF, mais les réponses que nous apporterons. Il nous faut consolider au lieu de démanteler un modèle social qui a fait ses preuves. Il y aura sans doute plus de SDF si nous ne renonçons pas à la politique libérale qui a pourtant montré ses limites et ses dangers. Il faut renoncer à l’idéologie dominante et replacer l’humain au cœur de la société, revaloriser le travail. Ce changement, les parlementaires du Front de gauche le portent quotidiennement à travers leurs propositions de loi.

Patrick Doutreligne. S’il n’y a pas de mesures nouvelles et une ambition politique plus forte dans le plan de lutte contre la pauvreté qui sera présenté au comité interministériel de lutte contre l’exclusion, le 22 janvier prochain, on peut être sûr qu’il y aura plus de personnes sans domicile fixe demain. C’est mathématique  : il y a plus de chômeurs, plus de personnes avec moins de ressources salariales, et le coût de la vie augmente, ce qui implique plus d’expulsions de logement… Il faut prendre des mesures radicales pour inverser l’effet mécanique de la crise, du logement et de l’emploi. D’ailleurs, il y a quelques années, 500 000 ménages étaient en impayé de loyer depuis deux mois, ce chiffre a aujourd’hui dépassé plus de 600 000. Il nous faut vraiment une grande et nouvelle politique globale du logement, il faut construire, travailler sur la prévention, sur les charges locatives… Nous prônons un bouclier énergétique pour que les plus modestes aient accès à l’eau, à l’électricité, à un minimum de chauffage. Il faut aussi s’attaquer au montant des loyers qui sont devenus trop chers, ils ont augmenté de 50 % dans les dix dernières années, soit le double de l’inflation, et les prix des logements ont augmenté de plus de 100 %, soit le quadruple de l’inflation. S’il n’y a pas des mécanismes qui non seulement inversent la logique et redémarrent une dynamique forte, il y aura plus de SDF, de mal-logés et de personnes sans électricité et sans gaz, ou qui auront des difficultés à accéder au logement.

Anna Musso


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