Don Arnaud Montebourg et les moulins de la mondialisation

lundi 10 décembre 2012.
 

Les temps modernes

Reprenons depuis le début… La mondialisation n’est pas en premier lieu un mécanisme d’exacerbation de la concurrence entre Etats-nations. C’est d’abord un mécanisme d’universalisation de la concurrence entre multinationales, dorénavant actives sur l’ensemble de la planète, opérationnellement et industriellement organisées en sous-régions continentales et développant des stratégies mondiales sous l’œil vigilant des marchés financiers eux-mêmes mondialisés.

Autant dire que s’il y a encore un certain nombre de produits qui restent « locaux » (notamment dans l’agro-alimentaire, les loisirs), un nombre croissant de biens de consommation, de services industriels et de produits intermédiaires sont d’ores et déjà des marchandises dont le prix de revient et donc les prix de cession de l’amont vers l’aval de la chaîne sont des prix « monde ». Des prix dont les mécanismes de formation marquent le décloisonnement complet de la circulation des biens d’un continent à un autre.

Ce processus est très ancien mais s’est accéléré au début des années 70. Rappelons-nous par exemple le début de la crise de l’horlogerie traditionnelle en 1969 quand la marque Kelton lance le slogan « vous vous changez, changez de Kelton », impliquant que pour être « dans le vent » on ne doit plus simplement disposer d’une très classique montre plaquée or avec trotteuse mais de plusieurs montres (moins chères et moins classiques). Changer sa Kelton en fonction de son activité, du moment ou de sa tenue. La montre ne « devait » plus être le cadeau pour la communion ou pour le brevet, elle se revendiquait dorénavant comme plus « fun » et plus banale à la fois. Le marché de l’horlogerie tentait ainsi sa relance en changeant de modèle économique. Le même processus se développa peu après dans le prêt-à-porter. Les années 70 virent arriver les premières chaînes (Benetton) et certains supermarchés firent leurs premières tentatives de ventes de textile. La boutique Homme-Femme-Enfant du coin de la rue amorçait sa dégringolade.

Comment interpréter ce mouvement de fond ? Disons qu’il a été l’une des composantes de la fin des 30 glorieuses : certains marchés de masse qui avaient nourri la croissance (en l’occurrence celle des marchés nationaux et des industries nationales) devenaient matures. Dit autrement : la demande solvable était dorénavant équipée et ces marchés devenaient progressivement de simples marchés de remplacement. Sans solution, la stagnation s’annonçait pour ces branches. L’idée est alors assez simple : baisser les prix, augmenter la rotation, faire croître les volumes. Faire en sorte qu’un écolier de dix ans ait lui aussi sa montre, qu’un tee-shirt devienne progressivement le vêtement d’une simple saison, que la mode se renouvelle de plus en plus vite, bien plus que les traditionnelles saisons été/hiver, etc. Il leur fallait recomposer le mix prix/volumes, baisser les premiers pour hausser les seconds !

En un quart de siècle ce mouvement donnera naissance à des Zara ou H&M (après être passé par Kookaï, Naf-Naf, encore trop localisés) changeant leurs vitrines des dizaines de fois dans l’année, rénovant leurs produits d’appel en permanence et dont la chaine de production est totalement mondialisée. Non seulement ce changement de paradigme constitue la réponse à un marché devenu mature mais la crise, la montée de la pauvreté ainsi que l’évolution de la structure des dépenses de ménages réduisent encore les budgets habillement et permettent parallèlement la croissance du textile en grande surface alimentaire (Carrefour, Leclerc…), le discount (Tati, Fabio Lucci) ou le hard-discount sur les marchés forains – textile asiatique à 100% favorisé par le fin des quotas d’importation. A l’étape actuelle, la nouvelle offensive porte sur l’e-commerce, ce media ayant l’avantage d’abaisser fortement le coût marginal de l’article vendu. Il s’en suit de nouveaux arbitrages entre investissement dans des boutiques et ou dans le portail internet.

Il y a donc au départ un changement volontaire de modèle économique, à l’initiative des plus malins de ces secteurs, afin de prendre des parts de marché et de réaliser plus surement des profits. Mais pour abaisser les prix il faut nécessairement produire ici en Tunisie ou à l’Ile Maurice, là à Singapour ou au Bangladesh et maintenant en Chine ou au Vietnam, demain ailleurs. La délocalisation est le produit direct d’une stratégie marchande répondant à la saturation de certains marchés. L’augmentation du pouvoir d’achat des ménages et donc possiblement des prix de vente n’était pas la réponse durable souhaitable et surtout possible pour ces branches. Au contraire, il fallait abaisser les prix, modifier structurellement l’offre pour changer durablement la demande. Du coup les leaders d’aujourd’hui n’existaient même pas il y a vingt ans.

Une réponse devenue universelle

La réponse à chaque crise de marché spécifique s’apparente à ce que je viens de décrire. L’industrie automobile européenne, par exemple, n’y a pas échappé : rotation des modèles de plus en plus courte, lancement de modèle low-cost (prix/volumes), déportation de la sous-traitance vers des pays moins disant socialement et fiscalement, construction de plateformes en Turquie ou au Maroc (usines à vocation éminemment européennes).

Dans tous les cas les grands fournisseurs amont subissent à leur tour ces chocs : les fabricants de tissu, les cuirs et peaux pour le textile, la plasturgie, la sidérurgie pour l’automobile.

La mondialisation est donc –aussi – un acte volontaire de grandes firmes cherchant à répondre à l’évolution de leurs marchés traditionnels, entre maturité objective et plafonnement conjoncturel due à la crise. Leur chance a été qu’au moment où ce problème leur était posé, d’immenses marchés se soient brutalement ouverts à elle en Europe centrale, Russie et Chine. Bel appel d’air et nouveaux débouchés pour les capitaux. Cela permettait aussi d’un peu déshabiller Pierre pour habiller Paul c’est-à-dire de siphonner les résultats ouest européens pour aller investir en Europe de l’Est, en Asie et ailleurs.

De tout cela, j’insiste, il ressort une donnée objective, structurante : à moins de revenir à un protectionnisme national très tatillon, nous sommes confrontés à une mondialisation d’un nombre croissant de productions (que l’augmentation de salaires chinois ne ralentira pas si ce n’est au profit de nouveaux pays pauvres).

Ce mouvement général s’est mené en osmose avec la finance. La planète étant devenue sans frontière, la taille critique pour jouer dans la cours des grands nécessite d’être dans le petit peloton de tête sur au moins trois continents. Fusions et absorptions sont de règle pour capter ces parts de marché, se spécialiser (le fameux « nous recentrer sur notre métier » !) et renforcer son pouvoir de marché monopolistique, notamment sur des activités amont afin d’imposer ses prix de vente.

Mittal n’a pas dérogé à ce mouvement des années 2000, en se lançant dans une profusion de rachats tous azimuts dont celui d’Arcelor en 2006. Le tout adoubé par Goldman Sachs ! C’est la belle époque des emprunts pas chers et des banques « généreuses » qui pensaient qu’elles en avaient encore pour mille ans de jackpot.

Résultat, alors que la demande mondiale fléchit, notamment européenne et que le maillage industriel d’ArcelorMittal est loin d’être optimisé au regard de ses propres intérêts, le groupe se retrouve aujourd’hui avec une montagne d’endettement quasi catastrophique.

Arnaud le flamboyant

Arnaud Montebourg se moque bien de tout cela. Pensez donc, l’important n’est-il pas de faire du buzz et des effets patriotiques devant les ouvriers. Premier indice : sur la Une du Parisien le ministre porte une marinière Armor-Lux manches longues qui se vend entre 45 et 58 euros, un Blender Moulinex dont le prix est de 190 euros chez Darty et une montre Newport Yacht Club Black de chez Herbelin au modeste prix de 750 euros. Ben voyons, achetez français ! Dans un pays où le salaire mensuel médian est inférieur à 1.700 euros net, il faut un certain toupet pour croire à une ruée populaire vers des produits de ce prix (même si la marinière Armor a eu un certain succès au début). Peut-être que la marinière de chez Carrefour fera l’affaire, que le blender à moitié prix en début de rayon aussi et que la montre à 40 euros pas si moche que ça suffira ? Mais c’est vrai, hélas, que tout cela est importé, pauvre Monsieur Montebourg ! Pire même, le « made in France n’exige que deux conditions, que le produit ait été conçu et terminé en France. La fameuse montre par exemple est-elle bien française » alors que son mouvement à quartz vient de Suisse (Manufacture Ronda) ainsi que son cadran et son verre ? Et le reste ?

La nationalisation comme panacée ?

L’idée de la nationalisation est plus sérieuse mais elle peut néanmoins se heurter, elle aussi, à la dure réalité de la mondialisation financière. S’il est bien d’avoir cette idée en tête sur le plan revendicatif, il faut aussi en connaître les obstacles possibles, cas par cas, et s’assurer que les conditions existent pour en faire un vrai slogan de masse efficace et crédible. Ce qui n’était pas le cas pour Florange.

Les grandes firmes sont aujourd’hui organisées au niveau planétaire pour ce qui est de leur recherche, de leur production, de leurs finances, de leur marketing, de leurs transports. Les systèmes d’information interne et l’organisation de leurs marchés sont centralisés, toujours au niveau continental si ce n’est mondial. Les vrais directeurs industriels ne sont plus « français », « allemands » ou « italiens », ils sont soit de rang européen soit de rang mondial. L’allocation des investissements et des charges de travail se fait à cette échelle selon des cercles concentriques tenant compte de divers avantages et pouvant, pour le marché européen, aller jusque dans les émirats pour une raffinerie Total ou jusqu’à Tanger pour Renault. Du coup, ces intégrations industrielles transnationales posent de sérieux problèmes de stratégie syndicale et politique, et interrogent sur le périmètre immédiatement nécessaire d’une transition post-capitaliste. Mais laissons cela pour l’heure.

Le premier problème est celui des différentes dépendances pesant sur chaque unité de production. Celles-ci ne détiennent généralement ni les brevets, ni les marques, ni le portefeuille clients et pas même la trésorerie qui remonte immédiatement au niveau du groupe. Leurs coûts de production incorporent des achats (matières premières, outillage) qui sont négociés au niveau monde par le groupe lui-même pour obtenir des prix qui tiennent compte évidemment des volumes demandés. Sortir du groupe c’est instantanément payer plus cher du fait de la réduction de son pouvoir de négociation. Enfin, les sites sont rarement indépendants des autres sites du groupe ; ils réalisent ou achètent une part de production captive intra-groupe. Le périmètre de nationalisation ou même d’expropriation est donc devenu un problème complexe. Nationaliser Thomson dans les années 80 et nationaliser PSA aujourd’hui sont deux choses qualitativement différentes. Et nationaliser Florange pose ce type de problèmes dès lors que nous n’aurions pas les leviers pour mettre la main sur les brevets, les marques, une partie des clients, les cessions intra-groupes. Alors lorsque l’on est ministre du gouvernement PS et que l’on sait pertinemment qu’on a de toute manière ni la solution ni la volonté pour tout cela on ne vient pas chauffer les salles en racontant de tels bobards.

J’ajoute un dernier point. Celui de la surcapacité productive. Il est évidemment normal de ne pas croire au pied de la lettre ce que raconte une direction à ce propos. Mais, la crise actuelle n’est pas un simple effet conjoncturel. Quand Angela Merkel concède qu’il faudra une décennie pour sortir de cette crise, il y a de quoi y regarder de plus près sur les plans de charge et les carnets de commandes de l’entreprise dans laquelle on travaille. Quand on estime que le chômage de masse peut encore croître dans les cinq prochaines années au minium et que la protection sociale va continuer à se dégrader, il y a de quoi s’interroger sur la chiffre d’affaires à venir de son entreprise commerciale que ce soit de la vente de meubles, de vêtements ou un concessionnaire automobile. La demande dans les pays industriels fléchit, même en Allemagne, sans doute de manière durable. Soit la situation politique et sociale change brutalement ouvrant des solutions radicalement alternatives de croissance soit cette crise va se poursuivre. Or « nationaliser » c’est aussi nationaliser un compte de résultat avec à l’arrivée un chiffre éventuellement négatif en bas. Nationaliser des pertes est possible à la condition que ce soit de très courte durée, à condition d’être entré dans une transition systémique permettant d’annuler des dettes, de redéfinir les demandes, donc les besoins et… à condition de ne plus avoir pour seule obsession la seule « entreprise France » (Sarkozy).

L’Europe et encore l’Europe

Car, les solutions « nationales » n’ont dorénavant plus de sens pour un grand nombre de secteurs économiques. S’il faut bien « défendre » et développer l’industrie - car elle reste la source principale des gains de productivité qui peuvent profiter à toute la collectivité - il faut aujourd’hui nécessairement avoir une politique industrielle à l’échelle de l’Europe, une Europe soucieuse du développement de tous ses territoires, économe en moyens et capable d’arbitrer entre économie d’échelle par la centralisation d’une production et effets carbone des distances de livraison.

A partir de là, nous serions à même de gérer une transition qui permettrait de nouvelles spécialisations, une baisse des prix de revient par simple effet d’économie de moyens et de rationalité, une plus grande efficacité de la recherche... Certaines branches poursuivraient leur déclin à coup sûr, d’autres se développeraient pour toute une période. Socialement, la mobilité professionnelle ne serait plus laissée à la violence des plans de licenciements mais par un système de fonds et de péréquation entre branches, alimenté selon la taille des entreprises, assurant aux salariés le maintien complet de leurs salaires accompagné de formations lourdes jusqu’à un reclassement digne de ce nom. Oui, les emplois industriels diminueront sous l’effet des progrès technologiques et de la productivité. Raison de plus pour que le mouvement social se pose la question des emplois de service, thème aujourd’hui totalement abandonné au patronat pour qui il ne s’agit que de petits boulots. Or, notre société a besoin de millions d’emplois de service, avec de la qualification, stables, socialement utiles notamment au travers d’une relance des services publics ou par le développement d’autres formes de mutualisation des besoins. Plutôt que d’offrir des emplois de livreur de pizza ou de laisser se développer les crèches clandestines faute de vraies crèches, les idées ne manqueront pas dans la santé, l’éducation, la justice sans parler des emplois induits dans le BTP, les transports etc.

Mais ça Arnaud Montebourg ne peut ni le penser ni le dire car il a beaucoup de casseroles qui lui pendent à la redingote. Il aurait fallu s’opposer dès le départ à la constitution d’une Europe du « tous contre tous » et de la concurrence par le moins disant social. Il fallait s’opposer à une Europe capable d’imposer (au départ !) une rigoureuse cote d’alerte sur les déficits publics mais volontairement opposée à la convergence des fiscalités sur les entreprises, laissant Jersey, Guernesey, Lichtenstein, Monaco mais aussi la Suisse, le Luxembourg, l’Irlande jouer la carte des holdings financières et de l’évasion fiscale. Enfin il fallait s’opposer depuis 30 ans à une Europe, actrice majeure des déréglementations sociales. Arnaud Montebourg qui fut au passage un fervent soutien de Ségolène Royal avant de jouer les pourfendeurs occasionnels de la mondialisation n’est en effet pas en mesure d’aller plus loin que quelques formules démagogiques.

Tout réinventer

Mais le problème reste entier pour le mouvement social. La défense de l’emploi, la défense de l’outil industriel, la lutte contre l’arrogance et la violence patronale ne se suffit plus d’un horizon national. Cette vision des choses est maintenant largement obsolète dans bien des cas, que ce soit sur Total, Petroplus, ArcelorMitall ou PSA et autres. L’incommensurable retard pris par le mouvement syndical européen (il n’y a qu’à voir la pauvreté, voire l’ambiance de beaucoup de comités d’entreprise européens) se paye chaque jour. La pauvreté des échanges syndicaux intra-groupe, la barrière de la langue et des cultures souvent prise comme indépassable favorisent les manœuvres patronales. Une réponse politique, radicale, alternative pour une « autre Europe industrielle », impliquant de nouvelles et fortes contraintes sur les choix capitalistiques et industriels, indiquant un projet de rupture avec la tyrannie du tout marché et du tout concurrence permettrait peut-être d’éviter à des salariés de trop attendre d’un Montebourg, triste faire-valoir d’une social-démocratie en dérive libérale. Cela permettrait aussi aux plus conscients de ne pas camper sur des nostalgies industrielles qui n’ont aucune chance de se re-matérialiser. Il faut donc que nous inventions.

Que ce soit la parole en l’air d’un ministre socialiste ou que ce soit la quête d’un vraie alternative à ce système, dans les deux cas la prise en compte des prodigieux changements survenus dans le fonctionnement du capital et l’organisation des grandes firmes ne peut être contournée ou ne serait-ce que sous-estimée. On ne peut plus lancer à la cantonade des « solutions industrielles » qui nous renvoient à un monde qui n’existe plus. Pour l’heure, l’accord avancé par le gouvernement concernant Florange nécessiterait un contrôle gouvernemental et syndical européen et permanent pour en suivre l’application, voire imposer des améliorations. Une situation de dualité de pouvoir dans laquelle de fortes contraintes s’imposeraient aux droits du capital. Le champ de bataille est donc bien définitivement européen.

Claude GABRIEL


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