Heidegger, cahiers noirs sur fonds bruns

samedi 8 décembre 2012.
 

Après la polémique née en Allemagne avec la publication au printemps des Cahiers noirs d’Heiddeger, le débat rebondit en France à l’occasion de la traduction de Heidegger et l’antisémitisme, de Peter Trawny, directeur de l’édition de l’œuvre complète du philosophe allemand.

Martin Heidegger est l’un des philosophes les plus influents de la pensée contemporaine. La liste des lecteurs qui ont tiré parti de la méditation de ses œuvres et en particulier d’Être et temps, publié en 1927, est suffisamment étendue pour que le fait puisse être établi sans contestation. Précisons que l’influence de ce penseur né en 1889 en Allemagne se signale aussi bien par la diversité des champs intellectuels traversés, depuis l’esthétique jusqu’à la psychanalyse, que par la diversité de ce qu’on nomme les écoles de pensée, courants marxistes compris. Bref, Heidegger est, quoique moderne, ce qu’on appelle un «  classique  », le renouveau de la tradition herméneutique (1) qu’il a engagé et ses concepts étant impliqués dans une multitude d’œuvres philosophiques majeures, celles de Sartre, Jankélévitch, Derrida ou Ricœur, pour n’en citer que quelques-unes.

Son rapport au nazisme : 
un débat public récurrent

Élève d’Edmund Husserl, l’inventeur de la phénoménologie, Heidegger fait l’objet, depuis sa mort en 1976, d’un débat public récurrent concernant son rapport au nazisme. Nommé recteur de l’université de Fribourg en 1933 et membre du Parti nazi de cette date à 1945, le fait a été judiciairement tranché en 1949 par un acte officiel le portant au nombre des «  suiveurs  ». Une catégorie juridique qui, dans la période de «  dénazification  » de l’Allemagne sous contrôle américain, caractérisait, après les «  principaux coupables  » et les «  incriminés  », entre les «  moins incriminés  » et les «  exonérés  », la dernière classe des collaborateurs du régime hitlérien. Il fut, à ce titre, interdit d’enseignement jusqu’en 1951 et put passer une retraite tout à fait convenable en Forêt-Noire quand certains de la première et de la deuxième catégories passaient la leur en Argentine ou au Chili, par exemple.

On sait depuis Kant que la philosophie est un «  champ de bataille  ». Depuis Marx et Engels que ses «  héros  » peuvent avoir des allures de Don Quichotte. Mais c’est que la rigueur de la justice philosophique est plus exigeante que celle de l’administration militaire américaine à l’époque où prêchait le sénateur Joseph McCarthy. Cette année nous offre donc un nouveau rebond de l’«  affaire Heidegger  » avec la publication, en mars dernier, outre-Rhin, du premier volume des Cahiers noirs, notes personnelles de Heidegger pour la période 1931 et 1938, et, en cette rentrée littéraire en France, avec la publication de Heidegger et l’antisémitisme (Seuil) et de La liberté d’errer avec Heidegger (Indigène), de Peter Trawny. Le titre du premier ouvrage est traduit avec un sens certain de l’euphémisme. «  Heidegger et le mythe du complot mondial juif  » (Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung) serait une traduction plus littérale. Trop longue, sans doute, au goût français. Autre ouvrage à signaler sur le thème, la Dette et la distance. De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger (l’Éclat) de Marie-Anne Lescourret. La polémique entourant la publication des notes personnelles témoignant des inclinations antisémites et nazies de Heidegger a déjà fait couler beaucoup d’encre.

La publication de la traduction des livres du directeur de l’Institut Martin-Heidegger, commentaires de ces notes, ne manquera certainement pas d’en faire couler à nouveau. L’argument de Peter Trawny selon lequel le philosophe allemand intègre l’antisémitisme à sa pensée a pour lui de s’appuyer sur ce fait nouveau que se trouvent découvertes, pour la première fois et explicitement, des formules antisémites sous la plume de Heidegger. Plus précisément, formulées dans la droite ligne de la rhétorique antisémite du nazisme du Reichführer-SS, Heinrich Himmler, «  biologisme  » excepté. Le projet d’en déceler la trame dans sa philosophie est d’une tentative plus ancienne. On le retrouve chez Emmanuel Faye et son Heidegger, introduction du nazisme dans la philosophie (le Livre de poche, 2005), dans Heidegger et le nazisme (Verdier, 1987), de Victor Farias, et, de Pierre Bourdieu, dans l’Ontologie politique de Martin Heidegger (Minuit), ouvrage publié en 1989 à partir d’un texte édité dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales en 1975. Avec pour contexte la réception enthousiaste de l’œuvre de Heidegger dans les milieux universitaires français, rappelons que ce projet fut tout d’abord porté par Paul Nizan, Henri Lefebvre et Georges Politzer dans les années 1930.

Originaux à cette époque, rares aussi, les jeunes philosophes communistes avaient pour eux d’alerter leur temps sur l’articulation possible de la pensée de la déréliction (2), de la critique abstraite de la science et de la technique et de la conception antidialectique de l’être et de l’histoire avec la montée du nazisme et du fascisme. Et leur critique ne visait pas seulement Heidegger. On se reportera sur le sujet à l’article de Nizan intitulé «  Tendances actuelles de la philosophie  », publié dans l’Étudiant d’avant-garde, le journal de la future Union des étudiants communistes, en janvier 1934, article dans lequel le jeune philosophe marxiste ironisait sur cette philosophie qui «  se présente comme une rupture, comme une invention absolument originale, tellement originale qu’elle exige un nouveau vocabulaire, une nouvelle grammaire de l’Esprit, qu’elle donne l’illusion aux “intellectuels” des sections d’assaut de faire facilement des découvertes bouleversantes  ». Un texte qui, parmi d’autres, de Nizan et de Politzer, mériterait certainement d’être réédité.

Le « bruit médiatique  » tranchera avec le large consensus intellectuel

Le propos aura ses promoteurs et ses détracteurs sur le terrain académique. Il aura aussi sans doute des bénéficiaires du côté d’une cohorte de résistibles petites voix qui prendront en lui prétexte pour figurer un philosophe patenté au panthéon de la pensée fasciste et antisémite contemporaine, elle qui peine, entre deux coups de projecteur habilement allumés, avec ses chansons vaseuses et ses dissertations de jeunesse hitlérienne sur le retour. Le «  bruit médiatique  » de la polémique tranchera en outre avec le large consensus intellectuel qui semble prévaloir actuellement en France pour taire l’implication de néonazis tout à fait décomplexés et de sang et de sol bien vivants dans les événements de l’est de l’Europe, en Hongrie et en Ukraine en particulier. Un «  sommeil de la raison  » qui n’est pas sans rappeler celui qui prévalait en France à l’époque de Nizan et de Politzer.

Mais à quoi bon s’arrêter à ces quelques broutilles au pays de Descartes et de Pascal  ? Les loups sont loin de Paris. N’est-ce pas, charmante Elvire  ? On s’étonnera encore qu’une question ne semble pas avoir été soulevée dans le débat du printemps concernant la publication de ces Cahiers noirs du fait de ce contenu même. Sans évoquer le fait légal (les écrits antisémites, en général, tombent sous le coup de la loi des deux côtés du Rhin), on peut en effet s’interroger sur la pertinence de leur livraison sous couverture, solennelle et prestigieuse, in-quarto. La traduction française des Cahiers noirs est prévue en 2016. Le fait que le «  berger de l’être  » se fasse surprendre, humain trop humain, en pleine dégringolade sur la pente de sa «  colline inspirée  » est-il en lui-même surprenant, fétichisme à part  ? Il est des lieux où souffle l’esprit, d’autres pas.


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