De la Révolution française à aujourd’hui en passant par 1848, le communisme et la social-démocratie : R É F O R M E S ET REFORMISME (par Rossana Rossanda, Il manifesto)

lundi 21 juillet 2008.
 

Le mot est né innocent : réformer, redonner sa forme à quelque chose qui l’a perdue. L’améliorer. Si ce n’est que les réformes ont rarement été innocentes. Elles changent plus qu’elles ne restaurent. La Réforme protestante, la grande, a été le plus grand schisme du christianisme. Luther se proposait même de le ramener à la pureté originaire contre la corruption de l’église de Rome ; l’église de Rome l’a excommunié et la déchirure ne s’est plus refermée.

En politique, « réforme » a une histoire plus récente. Le réformisme naît à côté du mouvement ouvrier et avec lui sur le constat d’insuffisance de la liberté politique en présence de la propriété des moyens de production (les « rapports matériels réels »). On te dit que tu es libre alors qu’une grande partie de ta force et de ton temps de vie sont de la marchandise à la disposition d’un autre. Les hommes ne seront « libres et égaux », comme le claironnent les principes de 1789, que quand les conditions matérielles de la liberté seront assurées. Cette thèse est restée indiscutée à gauche, et pas seulement à gauche, pendant plus d’un siècle : même ceux qui pensaient que le fait de ne pas être tous libres et égaux avait ses avantages, même un nostalgique de l’ancien régime, admettaient que le mécanisme propriétaire était à la base de l’inégalité.

La division entre les socialistes, depuis la 3ème Internationale, ne se fit pas sur le but, mais sur la méthode : comment changer ce mécanisme ?

En cette houleuse année 1848 Marx n’a pas de doutes : il faut une autre révolution, une révolution communiste. Elle est en train de mûrir, elle verra le prolétariat arracher la propriété aux patrons et la gérer collectivement par tous et pour tous. C’est ici que le réformisme objecte : non, une révolution comporte des catastrophes, c’est un prix trop élevé, modifions l’ordre propriétaire sans révoltes, sans le sang, en légiférant dans le contexte politique que nous appelons démocratie. Contre objection de l’aile gauche, ensuite communiste : sans un passage en force, une violence historique, le système propriétaire ne se laissera pas exproprier. Le réformisme, si ce n’est pas une trahison, c’est une illusion, au mieux un compromis qui émousse les injustices les plus évidentes du système en offrant au capitalisme une voie pour survivre.

Le conflit entre les réformes et la révolution éclate à la fin du XIX et traverse tout le XX siècle. 1917 l’exaspère. Toutefois, même à l’époque, l’aile réformiste et l’aile révolutionnaire, bien que se divisant âprement, ne mettent pas en cause la nécessité du changement : la divergence était sur le « comment ».

Il faudra le congrès de la Social-démocratie allemande de Bad Godesberg pour dire que non, aucun changement radical ne s’impose. Marx avait tort. Les partis communistes hurlèrent, c’était la dernière preuve de la trahison sociale-démocrate. Mais il fallut l’écroulement du Mur de Berlin et ensuite la dissolution de l’URSS pour que les communistes disparaissent.

Le réformisme semble l’avoir emporté sur tout le continent. Erreur. Coupable de la commune descendance anticapitaliste, la social-démocratie se trouve être le dernier ennemi du libéralisme. Peu importe si elle a toujours été une pâle et réticente cousine du communisme, le doute qu’elle ne considère pas encore la libre entreprise comme la condition et le but de la démocratie la rend suspecte. Encore quelques années et voilà que, s’il s’agissait de corriger le capitalisme, il s’agit maintenant de corriger ses réformes. Le réformisme tendait à en limiter les esprits bestiaux, en mettant aux côtés de la sphère économique et au dessus d’elle une sphère du politique qui, au nom des droits de la personne, se proposait des buts différents de ceux de la propriété et, plus encore, du profit ? Ces esprits bestiaux devaient être libérés. Ils sont le levain de la croissance et le véritable fondement de la démocratie. C’est le réformisme qu’il faut corriger et, si possible, liquider. Comme bouleversement des paradigmes du politique, celui-là est à 180°. Mais pourquoi ne pas modifier le lexique ? Si je pouvais, j’irais chercher dans les journaux qui a été le premier à se servir du terme réforme pour dire son contraire. Que fallait-il pour changer de vocable ? Peut-être, comme la gauche était partie prenante dans ce changement, on avait un peu honte : réformer a un son indulgent et agréablement progressiste.

Désormais tous abhorrent même l’idée de révolution, mais personne n’aime être appelé réactionnaire. Padoa Schioppa [ministre des Finances du gouvernement Prodi, NdT] s’étonnerait d’être qualifié de contre réformiste. En vérité il en a fallu pour qu’on déclare clair et net qu’il ne s’agissait plus de corriger le mécanisme sauvage du capital - même Eugenio Scalfari [ancien directeur du quotidien La Repubblica, NdT] avait craint le Far West - mais les brides qu’on avait prétendu lui mettre. En 1989, Occhetto et Craxi [à l’époque, secrétaires du Parti Communiste et du Parti Socialiste Italien, NdT] s’étaient bornés à évoquer Proudhon contre Marx, l’Assemblée Constituante contre la Convention, 1789 contre 1793. Ils s’installaient sur une plateforme réformiste classique. Peu de temps après, quelqu’un inaugurait une formule gracieuse : « le marché » (une expression plus amicale que « le capital ») devait être libéré de « toute entrave ». Les entraves étaient l’intervention publique et (pire) la propriété publique, en tant que régulateurs de la croissance et instruments de gouvernement contre les maux endémiques que la croissance ne résout pas. Lord Beveridge les avait énoncés en 1938 - pauvreté, maladie, vieillesse, misère - et Keynes élaborait une théorie et une pratique économique qui les tenait en respect.

Après 1945, toute l’Europe s’appropria cette philosophie et c’est amusant que, comme le rappelle Stiglitz, même le Fond Monétaire soit né avec ces intentions. Et la Banque mondiale. La solidarité sociale ne fut pas qu’une simple manœuvre financière ni une forme d’assistance, elle impliquait l’exemption des droits de la personne du domaine purement politique au domaine économico social. Cette exemption, présente aussi dans la Constitution italienne de 1948, n’a jamais été légiférée avec la même précision que les droits politiques (y compris les sanctions). Ferrajoli [juriste italien, NdT] est de l’avis qu’à la limite elle ne peut jamais l’être, même si les droits sociaux sont primaires plutôt que secondaires, substantiels plutôt que formels. Surtout la détermination de ceux qui peuvent accéder est restée incertaine et a provoqué nombre de zones arbitraires. Et pourtant, à peine tournées les pages du nazisme et du fascisme, ceux qui osèrent en contester la nécessité furent peu nombreux, tandis que la Commission sur le développement humain des Nations unies commençait à démontrer que dans la croissance globale de la richesse mondiale les inégalités augmentaient démesurément.

Et une mondialisation sauvage faisait surface. C’est pourquoi la campagne contre l’Etat social a débuté par des circonlocutions et des hypocrisies. Le premier coup devait être son impraticabilité « objective », c’est-à-dire comptable : la solidarité sociale sera même une bonne intention, mais manquent les sous, même s’ils viennent surtout d’une taxe sur le travail salarié, en partie de l’employé et en partie de l’employeur. Cette taxe, de facto un prélèvement sur les salaires, assurait quelques garanties pour la vieillesse au travail salarié, quand on était obligé d’en sortir. Elle finançait en outre, avec d’autres sources de la fiscalité générale, la santé, l’instruction et d’autres droits sociaux (même le logement) qui, comme tous les droits, ne devaient pas être privés mais universels, publics. Ils ne l’étaient pas. La dénonciation qui fit le plus de bruit fut celle de D’Alema [ministre des Affaires Etrangères du gouvernement Prodi, NdT ] en polémique avec Cofferati [ancien secrétaire de la CGIL, actuellement maire de Bologne, NdT] : seulement le « mâle adulte et garanti » en était le destinataire sûr. C’est pourquoi les femmes et d’autres exclus protestèrent vigoureusement. Mais la dénonciation n’amena pas à élargir la palette des ayant droit, elle la rétrécit jusqu’à en modifier la nature, de droit à marchandise, que ceux qui le pouvaient devaient acheter et qui devenait de la charité publique pour ceux qui ne le pouvaient pas - restant sous-entendu pour le moment qu’ils auraient dû la mériter, l’idéal étant le refus de l’assistance aux faignants.

Le plus explicite dans la théorisation de cette orientation fut le Livre vert du Nouveau Parti Travailliste, accueilli avec des louanges enthousiastes par la partie de la population persuadée que seulement les autres bénéficient de ces taxes. Chez nous, à Confindustria, à Emma Bonino, à Pietro Ichino et à toute l’aile droite des DS s’est ajoutée aussi une partie de la gauche plus à gauche, même si elle l’a fait pour des raisons opposées : bureaucratique et avec une tendance à classifier, le système de la solidarité sociale est un système, à peine déguisé, de surveillance de l’Etat sur le citoyen. Il vaut mieux le liquider et attribuer le montant correspondant à ces coûts par un chèque de citoyenneté égal pour tous et que chacun dépenserait ensuite pour son propre compte comme au Monopoly. Mais quand ses défenseurs français, dont Marc Augé, tentèrent un calcul, le résultat fut une donnée peu réconfortante : le chèque de citoyenneté aurait été un peu moins de la moitié du SMIC, le salaire minimum garanti, parsemé à la place de toute autre forme de prévoyance sur tout l’échiquier de la population, des richissimes aux très pauvres. Le chèque de citoyenneté est resté un slogan, nourri de la gêne partageable par les éthiques, non désintéressées, du travail. Outre la fin de l’intervention publique dans l’économie, ce que l’idéologie du « minimum d’Etat » a obtenu est une colossale privatisation des ex droits.

La baisse de la rémunération du travail par rapport à celle du capital est impressionnante. Une source non suspecte d’extrémisme comme Michel Rocard, d’abord secrétaire du PSU et ensuite premier ministre avec Mitterrand, calculait il y a quelques jours dans Le Monde que la rétribution du travail avait baissé, dans le bilan global des entreprises en France, d’environ 30 à 10%. Avec, en plus, un écartement inédit des rétributions à l’intérieur même du travail salarié entre la très grande majorité des salariés et une minuscule élite managériale formant désormais une caste héréditaire (le directeur des ventes d’une grande chaîne de distribution a été liquidé l’année dernière avec un magot correspondant à 3 000 ans de travail d’une caissière de ses supermarchés). La tendance à réduire le contrat de collectif à individuel, « sur la base du mérite » dit-on, fait aussi partie de la privatisation du rapport de travail. En somme, si le sens des réformes était de passer d’un rapport purement contractuel à un droit, le sens des réformes des réformes est le contraire : passer du droit à un pur rapport de force entre l’individu et un réseau propriétaire managérial si complexe qu’il est impossible à atteindre.

Le slogan de la Commission européenne, souvent repris par Romano Prodi, competition is competition, ne se joue pas sur la qualité du produit mais sur la réduction de son coût, à travers la liberté de déploiement des capitaux vers les zones du monde où ce coût est déjà entre trois et dix fois plus bas et sur les réformes - surtout celles appelées (avec une ironie involontaire) « structurelles », qui abattent tout soutien public aux salaires. Il ne faut pas chercher loin ou imaginer des nostalgies souverainistes chez les électeurs - classe ouvrière et working poors - qui en France et aux Pays Bas, où il était soumis à un référendum, ont voté non au Traité constitutionnel européen.

Traduit de l’italien par karl&rosa


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