Shlomo Sand : « La Terre promise n’est pas une terre patrie israélienne »

mardi 20 novembre 2012.
 

Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-
Aviv, Shlomo Sand 
a notamment publié Comment le peuple juif fut inventé, traduit en vingt langues. 
À l’occasion de 
la parution de son nouvel ouvrage, Comment la terre d’Israël fut inventée, il revient pour l’Humanité sur la genèse de son travail comme sur les notions de Terre sainte et de mère patrie.

Avez-vous senti la nécessité de poursuivre, d’approfondir ce que vous aviez commencé, avancé avec Comment le peuple juif fut inventé  ?

Shlomo Sand. Lors de la publication de cet ouvrage, j’ai été fustigé, attaqué. Certains ont dit que le livre avait été écrit contre les juifs, contre les liens historiques, contre les droits historiques des juifs sur la terre de Palestine. Pourtant, en écrivant le premier livre, je n’avais pas vraiment arrêté ma réflexion sur la question de territoire, parce que je n’ai jamais pensé que les juifs avaient un droit sur la Palestine. Le propos du premier livre était de dévoiler la vraie histoire, ce que je crois être la vraie histoire des juifs. Il s’agissait aussi de décomposer ce mythe selon lequel les juifs sont un peuple race qui a quitté la Palestine il y a 2 000 ans et qui retourne à cet endroit. Beaucoup d’historiens sionistes, philosionistes, ont dit que Shlomo Sand voulait détacher les liens historiques des juifs de leur propre terre. Donc j’ai décidé de prolonger le premier livre et d’écrire un deuxième volume qui questionne premièrement le lien des juifs vers la terre (quand je dis juif, je dis la croyance, la foi juive). Deuxièmement, étudier les conditions de la colonisation sioniste et à quel degré cette colonisation est une suite de la grande culture religieuse juive.

Dans le prologue, vous expliquez 
que vous voulez « démonter le principe du droit historique ». 
Et le sous-titre du livre est De la Terre sainte à la mère patrie. Comment passe-t-on de l’un à l’autre  ?

Shlomo Sand. C’est le plus intéressant dans mon livre. D’abord, je montre que, historiquement, religieusement, si l’on considère la Palestine, Israël, les juifs n’ont jamais eu de rapport envers un territoire national et une patrie. Je voulais montrer que dans la foi juive il n’y a pas la notion de patrie. D’ailleurs je ne crois pas que la patrie soit une notion qui ait existé avant la modernité sauf deux cas, dans le monde grec et le monde romain. Dans la tradition juive, il n’y a pas une notion de patrie  ! La Terre promise à laquelle il est fait référence n’est pas une terre patrie. Je le montre avec la Bible, à travers le Talmud et jusqu’à la modernité. Cela ne veut pas dire que les juifs n’ont pas eu de liens avec cette terre. Il y a eu des liens profonds. On ne peut pas comprendre la culture juive sans le lien avec cette Terre sainte, avec les lieux sacrés. Mais c’est un rapport métaphysique, pas un rapport national, politique, patriotique. J’essaie d’entrer dans les détails pour montrer que les juifs ne voulaient pas aller vers cette terre. Parce que vivre sur une terre sacrée ce n’est pas confortable. Si les musulmans vont chaque année à La Mecque, ils savent en même temps qu’y vivre ce n’est pas facile  ! Donc, même chez les juifs croyants il n’y avait pas une notion de propriété collective sur cette terre. Le passage à la modernité commence plutôt avec les chrétiens. Ce ne sont donc pas les juifs qui créent cette notion selon laquelle cette terre doit « contenir » les juifs vivants. C’était une terre pour aller mourir mais une terre qu’il ne fallait pas toucher tant que le Messie n’arrive pas. Comme on le sait, ce n’est que le Messie qui va réunir tous les juifs, morts et vivants, sur cette terre  ! Mais dans le courant protestant anglais il n’y avait pas cette notion du Messie qui doit arriver. Nous savons que le Messie est déjà arrivé dans le christianisme  ! À partir du XVIIe siècle, se développe l’idée selon laquelle les juifs doivent se réunir en Palestine pour que le Messie revienne une deuxième fois, après une apocalypse. Ce qui tend à prouver que l’idée de faire venir les juifs en Palestine n’est pas une idée juive, en tout cas au début. C’est une idée des puritains anglais du XVIIe et beaucoup plus encore des évangélistes du XIXe siècle. Une des raisons pour lesquelles les évangélistes américains soutiennent tellement Benyamin Netanyahou est la suivante  : ils savent que le jour de la rédemption, tous les juifs seront déjà en Palestine. Deux tiers seront liquidés et un tiers sera christianisé. C’est l’idée forte des évangélistes. Il ne faut pas rire  : ils sont soixante millions aux États-Unis.

Est-ce que cette idée a influencé 
le sionisme  ?

Shlomo Sand. Le sionisme n’a pas vraiment été influencé parce que les juifs savaient que les chrétiens voulaient les envoyer en Palestine pour la rédemption. Le mouvement national juif surgit à cause du malheur, des conditions de vie des juifs dans l’empire russe. Avec le début des pogroms commence à se cristalliser une unité nationale qui aboutit en 1897 avec le congrès sioniste organisé par Herzl à Bâle, en Suisse. Seule une petite minorité a soutenu Herzl. L’establishment juif mondial, des grands rabbins, des loubavitchs en Russie jusqu’aux réformistes aux États-Unis, étaient tous opposés à l’idée d’un État juif au Proche-Orient. C’est net et clair. Ils ont senti que le sionisme était un mouvement laïque. Et ils ont compris que c’était une tentative pour intégrer collectivement les juifs dans la modernité après l’échec de certaines intégrations individuelles. Si on lit les grands rabbins, on s’aperçoit que c’est ce qu’ils dénoncent. De plus, pour eux, établir un État juif avant que le Messie n’arrive est antijuif. Il faut bien comprendre que la notion centrale des juifs est le refus d’accepter l’idée que le Messie est arrivé et qu’il existe parmi nous. Dans mon livre j’évoque les quatre-vingts grands rabbins d’Allemagne. Soixante-dix-huit d’entre eux signent un texte dans lequel ils expriment leur refus de l’organisation en Allemagne du congrès sioniste  ! Parce qu’en réalité Herzl, qui, avant de devenir un nationaliste juif sioniste, était un grand nationaliste allemand, voulait tenir son congrès dans une grande ville allemande comme Munich. Jusqu’à Hitler, le judaïsme refuse un État juif. Ils craignaient, et je pense qu’ils avaient raison, que la terre ne remplace Dieu. Je suis très étonné par ces textes, la rationalité qui s’en dégage, presque prémonitoire. Ils ont eu peur que cet État juif soit un État militariste, un État qui utilise la force  ! Quelqu’un a d’ailleurs dit  : «  Bâtir un État juif c’est comme si nous devenions de nouveaux Goliath.  » Mais le sionisme a surgi comme minorité dans les milieux juifs de l’Europe de l’Est. À mon avis, la fermeture des portes des États-Unis en 1924 a jeté les vraies bases d’un État juif en 1948. Évidemment la déclaration Balfour en 1917 a beaucoup aidé. Mais cette déclaration est le fruit de courants chrétiens pro-sionistes avant la lettre, des intérêts coloniaux britanniques dans la région mais aussi la volonté de se débarrasser d’un maximum de juifs vivants en Grande-Bretagne. Il y avait en Palestine 700 000 Arabes et 70 000 juifs au maximum. Je n’ai jamais compris pourquoi Balfour, s’il était si gentil, n’a pas proposé l’Écosse comme patrie des juifs pour les aider  ! Comme je le montre dans mon premier livre, les juifs n’ont jamais été exilés. Donc il ne pouvait pas « revenir » de leur propre volonté. Mais, à partir de 1924 jusqu’en 1948, les juifs ont cheminé vers la Palestine. Il n’y avait pas d’autre endroit où aller. Il faut savoir que ce n’est pas la volonté des juifs de revenir après 2 000 ans qui est à la base de la constitution de l’État d’Israël. Ce processus commence avec les pogroms atroces dans l’empire russe et se termine avec le terrible génocide entre 1942 et 1945. Les bases de cet État, c’est le malheur, ce ne sont pas les fantasmes juifs. Ensuite je décris chaque étape de la colonisation. Parce que les sionistes ne sont pas venus au Proche-Orient pour vivre avec leurs voisins. Leur but était de créer l’État des juifs, comme on disait au début. Moralement je ne peux pas accepter qu’on constitue un État où la majorité n’est pas juive. Les juifs ne sont pas venus à Jaffa comme ils sont venus à Londres, à Paris ou à New York vivre avec leurs voisins. C’est une chose qui m’a toujours dérangé, mais je voulais la dévoiler, comprendre et expliquer le processus et ne pas oublier que c’est un fait historique  : l’Europe a craché les juifs sur l’autre qui vit au Proche-Orient. En ce sens ce livre complète le premier. D’abord démythifier l’idée d’un peuple race parti puis revenu. Puis, deuxièmement, casser l’idée qu’après un droit historique cette terre appartient aux juifs. Parce que je ne crois pas que les Serbes ont un droit historique sur le Kosovo. Je ne crois pas que les musulmans ont aujourd’hui un droit historique sur l’Espagne bien qu’ils en aient été chassés. Et avec tout le respect que j’ai envers les Indiens aux États-Unis, je ne crois pas qu’ils aient le droit de chasser les Blancs et les Noirs de Manhattan et de Harlem pour bâtir un État indien même si je sais parfaitement qu’ils ont été chassés autrefois de cette terre. Je mentionne tous ces cas parce que le fantasme de reconstituer un monde comme il était il y a 2 000 ans c’est transformer le monde en asile de fous.

Est-ce que pour vous 
cela doit remettre en cause l’existence d’Israël  ?

Shlomo Sand. Je dois souligner que toute cette analyse historique, toutes ces critiques du « droit historique » des juifs, ne remet pas en question les droits réels démocratiques que les Israéliens ont aujourd’hui sur cette terre. Pas à cause du malheur mais à cause du fait historique. On peut corriger l’histoire, réparer les dégâts mais on ne peut pas détruire ce qui existe sans créer des tragédies. Si mon analyse historique est très radicale (et beaucoup de communautaristes en France ne vont pas l’aimer), la conclusion, le bottom line politique, est relativement mesurée. Je suis pour deux États. Mais la seule différence entre moi et Netanyahou est que lui ne veut pas vraiment deux États. Je ne crois pas qu’Israël reconnaisse vraiment les droits des Palestiniens sur cette terre. Je ne crois pas que les Israéliens acceptent de leur propre volonté un État palestinien sur la chose qui est nommée la terre d’Israël. Je suis toujours pour deux États mais contre toute idée sioniste. Je suis pour une République israélienne de tous ses citoyens israéliens et je suis pour une République palestinienne qui va être créée à côté. Toutes les chimères sur un État binational comme solution première ne sont pas sérieuses de mon point de vue. Les Palestiniens doivent d’abord passer par une autodétermination nationale. Et je ne crois pas que les Israéliens accepteront de vivre dans un seul État dans la mesure où ils vont devenir très vite une minorité. Comme je suis pragmatique, je suis pour un partage. Il faut forcer Israël – par n’importe quel moyen sauf la terreur et l’assassinat – à retourner dans les frontières de 1967, reconnaître une République palestinienne. Parce que je ne suis pas raciste et pas communautariste. Il faut bâtir une confédération qui va renforcer les liens entre les deux Républiques. Le rêve, l’utopie, c’est une confédération israélo-palestinienne.

Vous évoquez à la fin de votre livre 
un village palestinien dont il n’y a plus de traces et sur les ruines duquel a été bâtie l’université de Tel-Aviv. Or il n’y a même pas une plaque pour rappeler l’existence de ce village. Apposer une telle plaque signifierait-il symboliquement une nouvelle conception, un nouveau regard israélien sur les Palestiniens  ?

Shlomo Sand. C’était un village dont les habitants ne se sont pas battus contre les forces sionistes, qui étaient prêts à s’accommoder de la nouvelle situation. Pourtant, le 30 mars 1948, on les a forcés à partir. Dans cette université, les trente dernières années il y a eu 60 historiens. Personne n’a écrit un livre sur le destin de ce village, n’a dirigé un travail sur la mémoire de ce village. Et comme mes collègues sont très forts avec la mémoire juive, de longue durée, j’exige de leur part un peu de respect par rapport à la mémoire courte des Palestiniens. Je ne crois pas qu’on puisse arriver à un quelconque compromis historique avec l’amnésie sur la Nakba (la « catastrophe » de 1948 pour les Palestiniens – NDLR).


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