La CEDH explique aux juges français ce qu’est l’esclavagisme !

vendredi 19 octobre 2012.
 

C’est plus que fâcheux : les juges français passent à côté de situations d’esclavagisme… Les enseignements n’ont pas été tirés d’une première affaire (CEDH, Siliadin c. France, 26 juillet 2005, n° 73316/01) et hier, nouvelle condamnation de la France (CEDH, C.N. et V. c. France, 11 octobre 2012, n° 67724/09).

Une histoire cruelle

La CEDH a été saisi par deux sœurs, ressortissantes françaises, nées en 1978 et 1984 au Burundi. Leurs parents ont été tués pendant la guerre civile, en 1993, et elles étaient arrivées en France l’année suivante, hébergées par leur oncle et tante, ressortissants burundais vivant en France, qui s’étaient vu confier la tutelle par la famille. La famille vivait dans un pavillon à Ville d’Avray avec sept enfants. Le mari, ancien ministre du gouvernement burundais, était fonctionnaire à l’UNESCO, un haut lieu de la culture.

Les deux jeunes sœurs étaient logées au sous-sol du pavillon, dans conditions sanitaires précaires. Pour la plus jeune, c’était limite : elle était scolarisée mais menait une vie très dure, relevant de l’enfance en danger. Mais pour la plus âgée, c’était un calvaire, celui de l’esclavagisme. Non-scolarisée, elle devait effectuer toutes les tâches nécessaires à la maison et aussi s’occuper sans relâche d’un enfant handicapé du couple. Elle subissait constamment des brimades physiques et verbales.

En décembre 1995, la DDASS des Hauts de Seine avait procédé à un signalement d’enfants en danger auprès du procureur de la République de Nanterre. La situation était mitigée, et les enfants n’avaient pas osé parler. L’enquête de la brigade des mineurs avait été suivie d’un classement sans suite, peu contestable.

Nouveau signalement en janvier 1999, par Enfance et Partage : les deux sœurs s’étaient enfuies de la maison et réfugiées auprès de l’association.

Cette fois-ci, l’enquête démarre correctement. Les deux sœurs expliquent comment la situation a empiré, et les faits sont patents pour la grande sœur. Les expertises confirment les dégâts psychologiques, avec cette peur omniprésente d’être abandonnée et renvoyée au Burundi, ce qui était un danger de mort.esclavagisme,travail,cedh,cour de cassation

En septembre 2007, le tribunal correctionnel de Nanterre déclare les époux coupables de soumission de personnes, en abusant de leur vulnérabilité ou de leur situation de dépendance, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine, et l’épouse l’est de plus pour violences aggravées.

Appel des époux, et la cour de Versailles le 29 juin 2009 ne retient que la condamnation pour les violences, avec une amende de 1 500 € et un euro pour le préjudice subi ! Le procureur général ne forme pas de pourvoi, et les pourvois civils des deux enfants sont rejetés le 23 juin 2010 par la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Nous voici devant la CEDH.

Travail forcé, esclavagisme : la leçon de droit de la CEDH

En cause, l’article 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ainsi rédigé :

« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

« 2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ».

La CEDH rappelle que ce texte « consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques », et qu’il ne souffre d’aucune dérogation, même en cas de guerre (Siliadin, § 112).

Sur le fondement de l’article 4, l’Etat peut aussi bien être tenu responsable de ses agissements directs que de ses défaillances à protéger efficacement les victimes d’esclavage, de servitude, de travail obligatoire ou forcé au titre de ses obligations positives (Siliadin, §§ 89 et 112 ; Rantsev, §§ 284-288).

Les principes posés, suit la revue de détail.

Le travail forcé

Le « travail forcé ou obligatoire » désigne un travail exigé « sous la menace d’une peine quelconque » et contraire à la volonté de l’intéressé, en le distinguant ce qui peut raisonnablement être exigés au titre de l’entraide familiale, en prenant en compte « la nature et le volume de l’activité en cause » (Van der Mussele c. Belgique, § 32 ; Siliadin § 116). C’est d’ailleurs la formule de l’article 2 § 1 de la Convention n° 29 sur le travail forcé de 1930 de l’OIT.

Or, la jeune femme a bien été forcée à travailler sans s’y être offerte de son plein gré. Elle a dû en outre fournir un travail d’une telle importance que sans son aide, les époux auraient dû avoir recours à une employée de maison professionnelle et donc rémunérée. Quant à la « menace d’une peine quelconque » est établie par la menace constante d’un retour au Burundi, qui signifiait une mort assurée.

Il y avait donc bien « travail forcé », mais la CEDH va plus loin et recherche l’existence d’une « servitude ».

L’esclavagisme

La servitude prohibe une « forme de négation de la liberté, particulièrement grave » (Van Droogenbroeck c. Belgique, § 80). Elle s’analyse en effet en une « obligation de prêter ses services sous l’empire de la contrainte » (Siliadin, § 124) et à ce titre, elle est « à mettre en lien avec la notion d’esclavage qui la précède ».

La notion de servitude englobe « en plus de l’obligation de fournir à autrui certains services, l’obligation pour le serf de vivre sur la propriété d’autrui et l’impossibilité de changer sa condition » (Van Droogenbroeck, § 79). La servitude est une qualification spéciale du travail forcé ou obligatoire ou, en d’autres termes, un travail forcé ou obligatoire « aggravé ».

L’élément qui distingue la servitude du travail forcé ou obligatoire consiste dans « le sentiment des victimes que leur condition est immuable et que la situation n’est pas susceptible d’évoluer ». A cet égard, il suffit que ce sentiment « repose sur des éléments objectifs suscités ou entretenus par les auteurs des agissements » (C.N. et V. c. France, § 91)

Or, la jeune femme était convaincue qu’elle ne pouvait pas s’échapper sans se trouver en situation irrégulière, et elle n’avait aucun espoir de pouvoir travailler à l’extérieur à défaut de formation professionnelle. Cette situation ayant duré quatre ans, la CEDH estime qu’il s’agit d’un état de servitude par les époux.

Vient enfin la question des obligations qui incombaient à la France.

Les obligations de l’Etat

Les Etats doivent mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant le travail forcé et l’esclavage (Siliadin, §§ 89 et 112 ; Rantsev, § 285).

Comme dans l’affaire Siliadin, les dispositions pénales n’ont pas assuré une protection concrète et efficace de la victime. La cour d’appel de Versailles a sous-estimé les faits, et l’absence de pourvoi par le procureur général a fait que la Cour de cassation n’a été saisie que du volet civil de l’affaire.

Défaillance totale de la France, pourtant tenue de l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif permettant de lutter efficacement contre la servitude et le travail forcé.

La France est condamnée à verser 30 000 euros tous préjudices confondus à la victime.

* * *

C’est très sévère pour la justice,… mais là, je pense plutôt à la victime. Il est des parcours de vie qui en impose, et relativisent nos tracas

Née en 1978, elle perd ses deux parents dans la guerre civile à l’âge de quinze ans, et arrive à 16 ans France, en 1994, un pays dont elle ne connait rien. Isolée dans cette maison, elle est soumise au travail forcé, aux violences puis à l’esclavagisme jusqu’en 1999, à 21 ans, et elle doit fuir pour se réfugier à Enfance et Partage. En 2010, la Cour de cassation confirme le rejet de sa plainte et en 2012, la CEDH la réhabilite. Elle a 34 ans.

Sa vie de combat, sa capacité de résistance, et sa ténacité l’ont amené à faire condamner la France, mais surtout à faire progresser les garanties du droit.

Mille fois, elle est citoyenne d’honneur du blog.

Quand je me rappelle les scènes de transe collective à propos de la loi sur le harcèlement sexuel, ou d’autres lubies sociales, et que j’observe le silence total sur cette affaire, je me dis que notre société est bien malade. Ne pas comprendre, c’est une chose. Mais ne pas chercher à voir, c’est beaucoup plus inquiétant.

Merci à cette jeune femme qui a aidé notre vieux pays.

Gilles Devers


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