Au Portugal, un système de santé anesthésié par l’austérité

dimanche 12 août 2012.
Source : Le Monde
 

C’est un service de pointe, dans lequel s’investit une équipe enthousiaste, mais un service coupé en deux. A l’hôpital São João de Porto, l’un des principaux hôpitaux publics du Portugal, 240 lits accueillent les patients en médecine interne, un service pluridisciplinaire qui permet de traiter des pathologies complexes, au carrefour de plusieurs spécialités.

D’un côté, le service offre toutes les prestations d’un hôpital ultramoderne : une infirmerie accessible derrière de larges baies vitrées, des chambres d’un à trois lits, avec salle de bain privée, des salles de repos pour accueillir les familles. Mais une autre aile, non rénovée, offre une autre vision : des dortoirs de quatre à huit lits, sans séparation de rideau et sans placards pour les effets personnels, avec sanitaires communs dans le couloir. Les équipes médicales mettent le même enthousiasme à soigner les patients des deux ailes, mais ce service hospitalier à l’ambiance parfois schizophrénique est à l’image du système de santé portugais : en avance dans de nombreux domaines, mais aux fondements menacés.

Un glissement sémantique symbolise les changements en cours dans le domaine de la santé au Portugal. De « doentes » (« malades »), les patients du service public de santé sont progressivement devenus des « clientes » (« clients »). Antonio Ferreira, directeur de l’hôpital São João, utilise tour à tour les deux vocables dans les entretiens qu’il accorde. Parmi les médecins généralistes (appelés « médecins de famille » au Portugal), le terme de « clients » s’est répandu et fait débat sur les blogs dédiés à la santé. En prenant ses fonctions il y a un an, le bâtonnier de l’Ordre des médecins, José Manuel Silva, dénonçait au Correio da Manha ce changement lexical. Pour lui, quelque chose s’est brisé dans le Service national de santé (SNS) portugais.

Le SNS est une fierté, un acquis de la « révolution des œillets » de 1974, à la suite de laquelle le droit à la protection de la santé gratuite pour tous a été inscrit dans la Constitution. Inspiré par le National Health Service britannique, le SNS a permis au Portugal de s’élever au rang des nations en pointe sur les questions de santé, selon les classements de l’OCDE. Le Portugal est ainsi le premier pays en termes de réduction de la mortalité infantile et parmi les pays qui ont une espérance de vie en plus forte progression.

Mais les restrictions budgétaires ont fait naître des doutes : le principe constitutionnel d’une santé de qualité et gratuite pour tous est-il encore garanti ? « Nous sommes en train de revenir trente ans en arrière, déplore Cristina Costa, présidente du Sindicato da saúde, un syndicat de Porto des personnels de santé. Nous avons actuellement le meilleur système de santé que notre pays ait connu, mais l’Etat est en train de le torpiller », résume-t-elle.

« SEPT MOIS D’ATTENTE, QUAND ON A DES DOULEURS, C’EST LONG »

L’une des principales difficultés pour les Portugais est l’accès aux centres hospitaliers. Dans le préfabriqué qui accueille les consultations ambulatoires de São João (« le préfabriqué est une solution provisoire », expliquent les services administratifs de l’hôpital, « mais qui dure depuis une vingtaine d’années »), Elisabete Ferreira, une Portuane de 39 ans opérée en mars d’une hernie discale, attend son rendez-vous de suivi. « Mon hernie a été détectée en août. J’ai obtenu un rendez-vous au bout de quatre mois avec une neurochirurgienne, puis celle-ci m’a mise sur liste d’attente pour une opération. » En mars, Mme Ferreira a reçu un appel la prévenant d’un désistement : elle serait opérée le lendemain matin. « J’ai eu de la chance car je n’ai attendu que sept mois. Mais quand on a des douleurs, sept moi, cela peut paraître très long. » La neurochirurgienne d’Elisabete Ferreira l’a également envoyée faire une consultation en rhumatologie. Mais avec une liste d’attente de six mois, Elisabete aura finalement été opérée avant d’avoir son rendez-vous.

Un peu plus loin, Clarinda Marques patiente depuis plus de trois heures dans le service de pneumologie. Opérée il y a vingt-six ans d’une tumeur au poumon, Mme Marques, petite femme frêle de 56 ans, est suivie une fois par an à l’hôpital. « Mes rendez-vous, je les prends d’une année sur l’autre, souligne-t-elle. Une fois opérée, j’étais dans le système et le suivi était facile. Ma seule réclamation, c’est que les horaires des rendez-vous soient respectés. Quand on vient consulter, il faut prendre une journée de congé car on ne sait jamais à quelle heure on va passer. »

PAS PLUS DE ONZE MOIS D’ATTENTE POUR UN RENDEZ-VOUS

Pour les situations moins urgentes, l’attente est parfois décourageante. Elisabete Portela avait obtenu en juin 2011 une lettre de recommandation de son médecin traitant – sésame indispensable pour un rendez-vous en hôpital – afin de consulter un dermatologue pour un grain de beauté sur la poitrine. « Je viens tout juste d’être convoquée pour un rendez-vous le 23 mai. Je pensais que ma demande de consultation avait été refusée. » Pour sa myopie et son astigmatisme, cette professeure d’anglais de 26 ans a en revanche renoncé à se faire suivre dans le public et consulte un ophtalmologue en clinique.

Le directeur de São João a conscience des difficultés de nombreux patients à obtenir des rendez-vous et de la fuite de certains vers le privé. L’objectif au niveau national est que les délais ne dépassent jamais onze mois. A São João, ils étaient en moyenne de 3,2 mois en 2011, un temps d’attente divisé par deux par rapport à 2009, et dont le président se dit fier, même s’il ne reflète pas les disparités selon les spécialités.

Antonio Ferreira dirige son hôpital comme une entreprise, en bon gestionnaire. « Pour moi, il est indispensable que l’hôpital soit autosuffisant en matière financière. C’est la seule façon de garantir notre premier devoir : accueillir les malades dans un établissement modernisé. » Son cheval de bataille : la chasse aux heures supplémentaires, très coûteuses pour l’administration, réduites de moitié en six ans dans son établissement (elles représentaient 6,5 % des dépenses en ressources humaines en 2011).

Son autre combat porte sur l’acquisition de matériel et de médicaments pour lequel il s’est associé à d’autres hôpitaux de la région. L’objectif est d’acheter groupé et de négocier les prix au plus serré. « Je suis convaincu qu’il est possible de maintenir le Service national de santé, mais il faut en réduire les coûts et rationaliser le système », justifie M. Ferreira. Son regret : que l’austérité ne vise pas davantage le système privé qui, selon lui, sort gagnant des coupes budgétaires, notamment car les fonctionnaires bénéficient d’avantageuses conditions de remboursement pour consulter en clinique.

UN TICKET MODÉRATEUR... À 20 EUROS

La santé est l’objectif prioritaire des coupes définies par la troïka (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne et Union européenne), qui a imposé en 2011 une cure d’austérité au Portugal, en échange d’une aide de 78 milliards d’euros étalée jusqu’en juin 2014. Le gouvernement de Pedro Passos Coelho, élu en juin, s’est appliqué avec zèle à suivre l’ordonnance établie par les créanciers, réduisant le budget de la santé de 9 % en 2011, en économisant 710 millions d’euros. Les mesures de réduction des coûts doivent s’intensifier en 2012, puisque l’Etat entend alléger d’encore 800 millions d’euros les dépenses de santé, en rationalisant et regroupant des services, en réduisant ses remboursements et en augmentant les forfaits modérateurs.

L’Etat a d’abord drastiquement réduit les remboursements de médicaments, faisant grimper la facture de pharmacie des citoyens de 3 % en 2011. Au 1er janvier, les tickets modérateurs ont par ailleurs doublé pour tous les services de santé : une consultation en centre de santé coûte désormais 5 euros – non remboursés – au patient, contre 2,25 euros auparavant ; un passage dans un service d’urgences hospitalières est facturé 20 euros, contre 9,60 euros jusqu’en 2011. Ces tarifs font bondir Manuel Vilas Boas, porte-parole du Mouvement des usagers du service public pour la région Nord : « A 20 euros le passage aux urgences, le ticket modérateur a perdu de sa fonction modératrice ! »

Les services hospitaliers justifient ce doublement du ticket par le besoin de rationaliser le recours aux urgences. Le directeur de São João estime que le problème est « culturel » : trop de Portugais vont aux urgences pour des problèmes que leur médecin traitant pourrait soigner, avance Antonio Ferreira. « Au Portugal, nous avons un nombre d’urgences plus élevé que dans le reste de l’Europe, confirme João Sá, chef du service des urgences de São João : 700 urgences pour 1 000 habitants par an, contre 400 en moyenne pour 1 000 habitants dans le reste de l’Europe. » En parallèle, les Portugais consultent moins leurs médecins : 4,1 consultations par an en moyenne en 2010, selon l’OCDE, contre 6,9 consultations par Français, par exemple. Les tickets modérateurs ont alors pour objectif d’encourager les Portugais à se tourner davantage vers leur centre de santé – contrairement à la France, où les médecins traitants exercent majoritairement en libéral, les médecins de famille portugais sont regroupés en centres gérés par le ministère de la santé.

12 MILLIONS D’INSCRITS POUR 10,5 MILLIONS D’HABITANTS

Les chiffres semblent parler en faveur de l’administration hospitalière. Depuis l’annonce du doublement du prix du ticket modérateur, à l’été 2011, le nombre d’urgences bénignes a diminué à São João, tandis que celui des urgences graves est resté stable, explique João Sá. L’effet dissuasif du ticket modérateur s’appliquerait donc surtout aux complications mineures.

Encore faut-il que les centres de santé soient accessibles. La région de Porto est bien pourvue en infrastructures médicales, mais les zones rurales pâtissent d’un cruel manque de médecins et, bien que les estimations soient invérifiables, de nombreux Portugais n’ont pas de médecin traitant. Pour y remédier, les autorités portugaises ont commencé à nettoyer la liste des inscrits : depuis janvier, dans la région de Lisbonne, toute personne ne s’étant pas rendue dans un centre de santé depuis trois ans en est radiée. La mesure doit mettre fin aux double inscriptions : les bases de données recensaient en effet 12 millions d’inscrits au SNS, alors que le Portugal ne compte que 10,5 millions d’habitants !

Dans un numéro spécial consacré aux questions de santé, le Jornal de Negocios mettait en garde le 26 avril contre la « bombe à retardement » que pourrait représenter la santé en 2012. Selon le quotidien économique, la troïka continue de considérer la santé comme un domaine « à haut risque » pour les finances publiques. Les Portugais se préparent donc à ce que l’austérité s’intensifie, mais jusqu’à quel point ? Les leaders historiques de la « révolution des œillets » – qui ont boycotté les commémorations cette année – ont averti des limites de l’austérité. A l’automne, l’ancien président Mario Soares, chef historique du Parti socialiste, avait fait grand bruit en publiant un livre (Um politico assume-se) dans lequel il considérait que les mesures d’austérité mettaient en péril la démocratie portugaise. « Le Service national de santé, les retraites sociales, la dignité au travail, la gratuité de l’enseignement... tout ceci risque d’être perdu, écrivait-il. Mais c’est aussi la démocratie elle-même qui peut être remise en cause à cause des exigences des marchés spéculatifs. » Dans les salles d’attente des hôpitaux, les Portugais redoutent eux aussi une bombe, sociale et humaine.

Mathilde Gérard (Porto, envoyée spéciale)


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