Plus belle la vie

mardi 7 août 2012.
 

J’ai été fasciné, sidéré par une émission récente de France 3 consacrée à l’un des fleurons de cette chaîne : « Plus belle la vie » (désormais, comme pour ses inconditionnels : PBLV). On nous y présentait des admirateurs qui se vouaient corps et âme à ce feuilleton et qui se rendaient régulièrement devant la porte des studios marseillais où PBLV est tourné, dans l’espoir de voir leurs acteurs préférés franchir en voiture les portes de ce lieu pour eux mythique, de se faire photographier en leur compagnie et, espoir suprême réservé à quelques heureux élus, être conviés à visiter les lieux et y tourner quelques secondes comme figurants.

Je n’ai jamais compté parmi ceux (intellos de gauche de préférence – ce que je suis tout de même un petit peu) qui considèrent PBLV comme du pipi de chat, un bouillon informe sous culturel à destination d’un public prolo qui serait accroché à cette quotidienneté comme d’autres se repaissent des histoires à l’eau de rose de publications du style Nous Deux (« Doux Neux » pour les amateurs de contrepèteries) ou des interminables feuilletons tournés sur la Côte d’Azur par TF1. PBLV, c’est autre chose.

Au départ, l’entreprise avait mal débuté : les scénarios étaient indigents et de nombreux acteurs étaient plus que médiocres. Je ne sais trop qui reprit les choses en main, mais j’imagine qu’auteurs, techniciens et acteurs se prirent au jeu, si bien que ce feuilleton devint de plus en plus regardable. Après tout, un feuilleton qui fit tourner jusqu’à sa mort la grande Colette Renard et qui offrit au père de Jean-François Copé (homme de droite et éminent proctologue devant l’éternel) un rôle de communiste ne peut pas être totalement mauvais. PBLV est désormais « autre chose » parce que l’un des grands objectifs de ce feuilleton est de nous offrir une représentation de la vie réelle. La représentation qui nous est donnée par PBLV vaut ce qu’elle vaut, mais elle a le mérite d’exister en ce qu’elle questionne la société en problématisant ce questionnement. Nombreux sont les thèmes majeurs abordés par la série : entre autres l’homosexualité, les familles recomposées ou monoparentales, la mémoire du peuple juif, le racisme ordinaire, la société multiculturelle, l’argent sale, le milieu marseillais, la corruption dans le monde politique, le gaz de schistes. Ce feuilleton procède assurément de l’esprit du service public et pas du vidage de cerveaux pour Coca Cola.

Mais revenons au documentaire consacré aux fans (le mot « fanatique » n’est pas excessif) de l’émission. On notera tout d’abord qu’ils n’étaient pas très nombreux : quelques poignées d’admirateurs chaque jours. 90% de femmes de 15 à 40 ans. Parmi celles-ci, des lycéennes en vacances en camping à Marseille avec leur père dans l’espoir d’approcher « Guillaume » ou « Samia » (dans leur bouche, on ne sait plus si les prénoms renvoient à l’état-civil des acteurs ou aux personnages), une quadragénaire au chômage, récemment abandonnée par son mari et élevant seule ses deux enfants, un groupe d’une dizaine de jeunes femmes âgées de 18 à 25 ans, n’étant visiblement pas encore entrées dans la vie et ayant constitué, par le biais d’internet, l’association des « Bo’Girls », c’est-à-dire les admiratrices de Boher, du nom du flic de droite xénophobe qui s’est humanisé après avoir épousé une fliquette beurette (tout n’est pas possible, mais tout est expérimentable dans PBLV). Ces Bo’Girls auront d’ailleurs l’immense bonheur de rencontrer leur acteur préféré. A noter également la présence d’une femme d’une quarantaine d’années, plutôt plantureuse, dingue amoureuse de l’acteur qui joue le personnage d’un médecin juif, descendant d’une famille de gauche persécutée pendant la guerre. Les deux admirateurs de sexe masculin étaient, disons, différents : un jeune homme trisomique et un autre jeune homme, directeur de supermarché, et dont il ne pouvait échapper au bout de cinq secondes d’entretien qu’il était homosexuel et qu’il avait vécu un enfer de plusieurs années dans un questionnement identitaire douloureux et dans un malaise plus ou moins larvé par rapport à une mère (pas de père ?) ayant refoulé le problème.

Lorsque l’enquêteur demandait à tous ces PBLVistes d’expliquer les raisons de leur engouement, les réponses, qui n’avaient rien de gloussements gênés, étaient généralement élaborées. Le témoignage le plus surprenant fut celui de la mère du trisomique qui nous expliqua que son fils n’avait accédé à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture que grâce à PBLV. Preuve que la communication est toujours communication de quelque chose, le jeune homme acquit ces savoirs un peu dans le même processus que celui d’Helen Keller (Sourde, muette, aveugle, Payot, 2002), quand il établit une relation entre signifiant et signifié et en donnant du sens à un contenu. Dès lors, il se constitua un panthéon de l’émission, avec d’innombrables photos et frises, disposées dans un ordre précis sur les murs de sa chambre. Très émouvant également était le témoignage de l’épouse larguée qui ne parvenait à se reconstruire que parce qu’elle s’identifiait à un personnage de femme seule avec enfant, ayant passé un Capes pour s’en sortir. Poussant l’identification peut-être aux limites de l’irraisonnable, cette personne avait décidé de quitter la région parisienne où, à vrai dire, plus rien ne la retenait, pour s’installer à Marseille, au plus près de ses héros. Pour sa part, le directeur de supermarché n’avait réussi à évoquer son homosexualité avec sa mère qu’en tournant avec prudence autour d’un personnage très élaboré de jeune homme homosexuel, joué, qui plus est, par un homosexuel.

Les moments qui me sidérèrent et me bouleversèrent dans ce documentaire furent ceux où l’on nous montra certains des fans pénétrer dans les studios. Tous, sans exception, avaient la gorge serrée, fondaient en larmes. Ils étaient au paradis et vérifiaient que leur représentation fantasmatique de ces lieux correspondaient à la « réalité » : « c’est le fauteuil de Boher, c’est le cabinet du docteur Leserman, regarde, la carafe dont se sert Samia ! ». Et c’est là, bien sûr, que le bât blessait. Pas plus que le « David » de Michel-Ange ou le « Pamino » de Mozart, Boher n’a la moindre existence réelle dans la vie. Le réel n’est jamais beau, disait Sartre : « la beauté est une valeur qui ne saurait jamais s’appliquer qu’à l’imaginaire. » Une œuvre de fiction efface la réalité extérieure en lui en substituant une autre, fausse par essence. Les mots, les émotions sont alors au service de cette fausseté. Un récit réaliste, comme celui de PBLV, présuppose l’exclusion du spectateur de la scène, comme le fit par exemple la peinture française du XVIIIe siècle en imposant l’illusion que le personnage n’était pas regardé et ne s’adressait pas à un spectateur. Le réel, en son illusion, n’est alors pas ce qui est, mais, comme on l’a dit, ce qui oblige. Il s’opère alors, comme l’a longuement expliqué Jean-Jacques Lecercle (L’emprise des signes, Le Seuil, 2002), un retour de ce réel dans la réalité, une construction personnelle (parfois collective) qui permet à l’individu de « trouver sa place ». Une œuvre de fiction comme PBLV construit bien sûr une réalité, mais, parce qu’elle n’est pas une œuvre d’art majeure, elle ne donne pas une expérience de l’altérité. Le spectateur n’échappe pas au solipsisme : il « est » tel personnage, il a « vécu » telle situation. Il s’identifie et n’a donc aucune expérience de l’Autre, ni même de l’Autre en lui.

Bref, dans PBLV comme dans toutes les oeuvres de fiction, tout est faux. Mais comme le réel est devenu particulièrement incompréhensible et violent (alors que l’idéologie dominante tente de nous persuader du contraire), nombreux sont ceux qui recherchent leur propre vérité dans le virtuel. La fiction est plus forte que la réalité, elle en offre une explication, qui est construite, donc biaisée, quand elle ne l’anticipe pas (on se souvient que c’est 24 heures, une série étatsunienne quasiment d’extrême droite, qui annonça, au sens biblique du terme, la victoire d’un Noir à la présidence du pays). De plus, depuis au moins Lascaux, l’art est consolation. La création d’une œuvre de fiction implique une perte dans la mesure où l’artiste choisit un possible parmi mille autres. Il y a également perte pour le récepteur qui choisit (quand il choisit !) une interprétation parmi d’autres. Mais ces choix sont consolants lorsqu’ils débouchent sur une version rassurante pour celui qui crée cette représentation du monde et pour celui qui l’accueille.

Visiter les studios de Marseille, rencontrer des personnages « pour de vrai » revient donc pour les spectateurs de PBLV à s’identifier, mais surtout à croire qu’une autre vie, « plus belle », est non seulement possible mais existe. D’où ce choc émotionnel inouï, cette reconnaissance de soi par soi, cette épiphanie. Une manifestation de l’évidence qui n’est en rien évidente.


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