Jean-Luc Mélenchon, « nous avons créé une force politique nouvelle »

dimanche 29 avril 2012.
 

La campagne du Front de gauche a été appréciée par l’opinion comme la plus dynamique de toutes, mais estimez-vous qu’elle a changé la donne, qu’elle a « renversé la table » ?

Jean-Luc Mélenchon. Nous avons fait vivre dans le pays des thèmes politiques qui ont changé le regard des citoyens, quelles que soient leurs options politiques. L’idée qu’il existe deux camps, celui du peuple et celui de l’oligarchie, est désormais très largement partagée. La dénonciation de l’hyperrichesse et de la richesse sans justification est maintenant générale. Je ne cite que ces deux exemples car l’impact a été si fort que les autres programmes politiques ont évolué, alors que ces deux thèmes étaient jugés populistes au départ. De même, notre discours d’unité républicaine du peuple français, quelles que soient les religions et les origines, a marqué les esprits. Ce qui a changé, c’est le regard que ceux qui se sont rassemblés, qui étaient dans le mouvement, portent sur eux-mêmes, pas sur nous, mais sur eux, du fait de cette campagne. Ainsi, du retour de confiance en soi de la classe ouvrière et du salariat et leur réintégration de leur propre dignité sociale. Dans la population héritière de l’immigration, le sentiment d’appartenance au pays est plus fort et conduit à une re-légitimation de notre présence à tous ici. Et, bien évidemment, nous avons réussi à rassembler la force politique éparpillée. Nous savions qu’elle existait, mais nous nous interrogions pour savoir si nous étions capables de l’aider à se cristalliser, à réapparaître. Nous avons travaillé avec méthode –en prenant le meilleur des traditions des unes et des autres formations– à la reconstituer, à la réorganiser autour d’un programme et d’une vision du monde à la fois anticapitaliste et culturelle. Nous avons fait la démonstration qu’un programme politique est ancré dans une culture, et une culture ancrée dans l’histoire. Cela s’est traduit dans ma manière de faire, mais aussi dans la nature de la participation aux rassemblements.

Les fameux « résistons » et « présidons »…

Jean-Luc Mélenchon. Il a fallu parfois tempérer le zèle, mais j’ai rarement dû dire de ne pas crier mon nom. Le ralliement était en effet de nature politique. J’ai mis un point d’honneur à situer tous les parcours que nous avons fait politiquement et historiquement, à la Bastille, à Toulouse ou à Marseille. Les dimensions culturelles, politiques et historiques ont été continuellement tricotées ensemble et cela a transformé l’état d’esprit dans le pays. Même chez ceux qui ne sont pas avec nous.

La Banque centrale européenne est mise sur la sellette, on parle de combattre l’exil fiscal, d’une imposition portée à 75% des revenus… Vous faites école ?

Jean-Luc Mélenchon. Nous avons rendu des questions incontournables. C’est une très grande conquête car des efforts incroyables ont été déployés pour détourner les citoyens de ces questions. L’ordre établi a fait un effort gigantesque pour faire surgir des débats qui n’en étaient pas, pour essayer de passionner l’opinion sur des leurres absolus. Les citoyens ont fait preuve d’une capacité de grande résistance pour ramener au premier plan leurs centres d’intérêt.

Nous avons mis tout le monde au pied du mur. Si tout le monde est bien convaincu que le monde de la finance continuera d’attaquer notre pays, quel que soit le président élu, parce que ce n’est pas une affaire de personne mais de système, alors se pose les questions  : comment répondre à cette attaque  ? Faut-il céder, temporiser, s’accommoder  ? Ceux qui essaient de composer avec l’agresseur seront encore plus frappés le lendemain que la veille, comme la Grèce. Il n’existe donc que deux positions  : s’accommoder ou résister. La résistance porte en elle un acte positif. On résiste car l’on veut atteindre d’autres lignes d’horizon et que l’on n’a pas l’intention de s’en laisser détourner. Je ne dirai pas que nous avons fait école, mais nous avons été les metteurs en scène du réel. C’est nous qui avons amené la réalité sur la table, alors que tout avait été fait pour la faire sortir.

Vous déclarez que le Front de gauche est en train d’« écrire une nouvelle page de l’histoire de la gauche ». En quoi ?

Jean-Luc Mélenchon. Le Front de gauche fait renaître un courant politique, philosophique, culturel que certains pensaient épuisé. C’est un courant qui marie la philosophie des Lumières, le républicanisme révolutionnaire, le socialisme historique dans toutes ses composantes, qu’elles soient communistes ou socialistes. Nous n’avons pas ramené un vieux drapeau, nous avons créé une force politique nouvelle, le Front de gauche, qui a en même temps procédé à un nouveau brassage idéologique très profond, qui a réorganisé son programme politique autour d’un paradigme nouveau  : l’écologie politique. Nous avons démontré que les courants de la philosophie des Lumières, du républicanisme révolutionnaire et du socialisme historique ont été validés par le point de vue selon lequel nous n’avons qu’un seul écosystème qui rend la vie humaine possible et qu’il faut en tirer des conclusions. Jusqu’ici, on nous présentait le rapport entre le socialisme historique et l’écologie politique comme une espèce de mille-feuille, avec une couche de socialisme, une couche de République, une couche d’écologie. Nous avons présenté une nouvelle synthèse politique pas seulement comme un objet intellectuel, mais comme une force sociale. En ce sens, nous changeons l’histoire de la gauche. Un des moments clefs de notre campagne a été ce jour où, au quartier général de notre campagne, nous avons reçu les salariés de différentes entreprises en lutte qui ont fait la démonstration que leurs contre-projets étaient d’intérêt général en ceci qu’ils étaient écologiques.

L’écologie politique ne sera plus la même dans ce pays depuis notre campagne. C’est notre tradition qui a fourni la première jonction entre cette synthèse idéologique et une classe sociale. C’est bien d’avoir des idées mais il faut aussi que les masses humaines impliquées se les approprient, ou les fassent naître d’elles-mêmes.

Surtout, la gauche va être au rendez-vous de l’histoire, du défi de la crise du capitalisme et de la crise écologique. Alors que tant de peuples n’ont pas l’outil politique efficace, comme le Front de gauche, pour résister à cette crise, nous l’avons fabriqué, patiemment, méthodiquement, sans a priori, en acceptant que le mouvement de la vie corrige les théories que l’on avait au début. Quel exploit  ! Nous sommes devenus dépositaires d’un bien très précieux, unique en Europe. On nous regarde dans le reste du monde. Nous ouvrons une nouvelle histoire de la gauche et il faut en assumer toute la responsabilité. Car le patronat et Laurence Parisot ne s’y sont pas trompés qui ont vu en nous « la terreur »… pour les portefeuilles des patrons, en effet. Même l’instant d’une élection, ils ne veulent pas des rouges à 15%. Ils s’interrogent  : comment en est-on arrivé là en France, alors qu’ailleurs nous sommes arrivés à domestiquer les salariés  ? À leurs yeux, nous avions déjà fichu la pagaille en 2005 en votant majoritairement contre le traité constitutionnel européen et l’on avait recommencé avec la mobilisation contre le projet de réforme des retraites en 2010. Pour eux, nous empêchons de se dérouler l’histoire du triomphe capitaliste libéral.

Quelle que soit l’issue de la campagne, chacun en gardera la brûlure. On n’est plus le même qu’avant quand on a été confronté une fois dans sa vie à la Bastille remplie à l’appel d’organisations politiques, au Capitole archicomble et à la marée humaine de Marseille. Alors, on ne regarde plus la politique de la même manière ni l’action en politique.

Comment abordez-vous 
la question du deuxième tour ?

Le deuxième tour va servir à éliminer la droite. C’est sa fonction principale. Le projet de François Hollande comme celui du Front de gauche ont cet élément, peut-être le seul, en commun. Pour nous qui pensons que la révolution citoyenne est inéluctable, nous avons besoin d’ouvrir la brèche et que la droite perde le pouvoir. Ce sera la première défaite de la droite dans une économie majeure depuis des années. Si M. Sarkozy est battu, l’axe Sarkozy-Merkel s’écroule. Nous ouvrons alors un espace pour toute l’Europe. Et comme nos amis grecs vont voter juste derrière nous, et les Allemands en octobre prochain, cette brèche peut traverser toute l’Europe. C’est à cette échelle que se joue la partie. C’est dans nos rangs que se trouve Pierre Laurent, le président du Parti de la gauche européenne, qui constitue, à l’échelle du continent, la seule alternative à la social-démocratie qui, partout en Europe –je ne parle pas de la France– a capitulé, instantanément, sans aucune résistance.

Et aujourd’hui ?

Jean-Luc Mélenchon. La gauche a une faible capacité de rassemblement, pas seulement entre les états-majors, mais avec le peuple lorsqu’elle a un programme politique qui renonce à l’affrontement nécessaire avec le capital. Cette fois-ci, nous sommes à un paroxysme de cette situation. Ce sera la première fois qu’un candidat socialiste dans l’histoire appelle à voter pour lui sans proposer aucune conquête sociale d’aucune sorte. Et même pas le minimum qui est une augmentation du Smic  ! C’est pourtant le point de départ de n’importe quel programme de gauche avec l’ambition de diminuer le temps de travail au cours de la vie. De ce point de vue, la capacité de rassemblement de François Hollande est bien plus faible que celle du Front de gauche. Nous, nous sommes en état de proposer quelque chose qui va de l’avant.

Par ailleurs, nous rassemblons sept partis coalisés, plus des courants. Du côté de François Hollande, il y a un parti et trois humiliés qui ont dû renoncer au passage à leur programme. Le mouvement de Jean-Pierre Chevènement a dû s’avaler tout rond le traité de Lisbonne pour avoir droit à trois sièges à l’Assemblée nationale  ; Europe Écologie-les Verts a dû renoncer à la plupart de ses idées. Quant au PRG, il devra accepter l’instauration du concordat dans la Constitution. Voilà à quoi ont été réduits les alliés de François Hollande. À une négation de leur identité. Ce qui n’est pas du tout notre cas. Aucun des alliés n’a dû renoncer à quelque chose d’identitaire, de fondateur pour lui. Notre capacité de rassemblement d’organisations politiques est plus grande que celle du candidat socialiste et notre rassemblement populaire l’est aussi. D’une manière ou d’une autre, notre discours donne à tout le monde une perspective commune. Quand le Front de gauche parle de planification écologique, tout le monde entend de quoi il s’agit, que l’on soit ingénieur, technicien ou ouvrier. Nous avons un contenu programmatique de grande ampleur non seulement socialement, mais humainement et écologiquement. Nous ne sommes pas choisis par défaut…

Votre objectif est de réduire l’influence du Front national. Qu’est-ce que cela changerait dans la vie politique ?

Jean-Luc Mélenchon. Pour nous qui voulons être utiles au pays et à la culture très large du républicanisme, de l’idée des Lumières, du progrès humain et de la similitude des êtres humains entre eux, ce serait un fait extraordinaire. À rebours de ce que l’on a constaté dans pratiquement tous les pays d’Europe, nous aurions réussi à enrayer cette force et à faire passer devant la force la plus clairement partisane de l’égalité entre les êtres humains, du partage et des valeurs du progrès. Ce serait un événement politique extraordinaire. On part de loin. Certains voudraient que l’on règle cette question en une campagne, alors qu’elle ne l’a pas été depuis plus de vingt ans. C’est un enjeu d’intérêt général. Pour des citoyens se demandant quel intérêt ils auraient à voter ce dimanche en général, et pour nous en particulier, c’est une bonne raison que de leur dire de venir nous aider à repousser le Front national.

Dans l’Humanité de mardi, Christian Salmon, fondateur du Parlement international des écrivains, jugeait que la campagne du Front de gauche réinvente la politique. N’est-ce pas un préalable, une nécessité pour tous ceux qui aujourd’hui s’abstiennent faute d’espérance, 
n’est-ce pas aussi le sens 
de la « révolution citoyenne » que d’embrasser toute cette population ?

Jean-Luc Mélenchon. La révolution citoyenne s’apparente davantage à un phénomène de la nature qu’à un complot délibéré, organisé par nous. Les origines de la mise à distance de la politique par toutes sortes de gens ont un contenu très concret  : la politique libérale ne parle à personne. C’est une politique sèche, stérile, faite de comptabilité. On tente par des graphes, en prétendant leur donner un caractère scientifique, de transformer en évidence quelque chose qui n’est qu’une construction idéologique. C’est un système politique qui ne répond à aucune question que se posent les gens. Comment puis-je vivre s’il me manque la moitié de mes dents  ? Comment puis-je lire si je n’ai pas de lunettes  ?

Comment mon gamin va-t-il améliorer sa vie s’il n’y a pas d’instituteur dans l’école  ? Ce sont des questions préalables à toutes les autres. Comment accepter de faire des sacrifices toute sa vie sans pouvoir améliorer son quotidien… La politique de l’ordre établi ne parle à personne en dehors des puissants. Elle parle une langue morte dans laquelle il n’y a pas d’êtres humains, pas d’amour, pas de fraternité, pas de poésie, pas de goût du futur, pas de passion pour la science. Seul importe l’équilibre des comptes à condition que la dépense publique soit réduite. Nous avons osé changer cela. Nous avons en quelque sorte rompu la loi du silence inhumain. Et ramené des questions humaines en se demandant comment les régler. Nous nous sommes rendu compte que le possible n’était pas loin du souhaitable. Et que parfois le possible est plus grand que ce que les gens osent rêver. On a appris aux gens à rabougrir leurs rêves. Nous, nous leur disons de les laisser s’épanouir. C’est effectivement une autre manière de faire de la politique.

En lisant des poèmes ?

Jean-Luc Mélenchon. J’ai lu Victor Hugo devant 10 000 personnes pour envoyer un signal, pour répondre à ceux qui prétendaient que j’étais trop intellectuel pour les gens. Un beau silence de connivence m’a accompagné, montrant que nous aimons tous les belles choses. On finira par percer la muraille. Et voilà que « l’autre » se met lui aussi à lire du Victor Hugo place de la Concorde…

Quelles seraient les mesures prioritaires à vos yeux que devrait prendre l’éventuel gouvernement de gauche dès son installation ?

Jean-Luc Mélenchon. Il faut convoquer la constituante pour la VIe République. Il n’y a pas plus urgent. Changer la règle politique, c’est refonder le peuple français lui-même et c’est donner de la respiration aux nôtres. Mais, bien sûr, l’urgence :

- c’est de commencer par rassurer, non pas les marchés, mais les travailleurs. Ainsi, il faut des décrets de titularisation des précaires (ainsi, 880 000 personnes retrouvent une perspective dans la vie qui ne s’arrête pas au mois suivant) et de plafonnement du recours au précariat dans les entreprises.

- Et bien entendu, l’augmentation du Smic. Le gouvernement doit être une machine à donner la confiance au peuple français.

Il faut rassurer les salariés, les gens ordinaires qui ne demandent pas des mille et des cents. Ils demandent simplement à réintégrer un cadre de civilisation où ce n’est pas la précarité qui l’emporte. Toute l’histoire de l’humanité est une lutte contre la précarité. On a inventé les institutions sociales pour nous soustraire aux rapports de forces qui peuvent changer tous les jours. On a inventé l’agriculture pour ne plus dépendre de la cueillette.

La barbarie du capitalisme, c’est de replonger des masses considérables d’êtres humains vers une situation anté-historique. La sphère politique ne mesure pas assez qu’une société ne peut pas vivre dans la peur permanente, la peur de ne pas avoir de travail, la peur de le perdre le lendemain, la peur du chef, la peur de mal faire car le management fonctionne sur la peur. Il faut libérer la société de la peur et de la violence de l’exploitation.

Les législatives, qui font suite à la présidentielle, sont un moment fort du rapport 
de forces. Allez-vous mouiller la chemise ?

Jean-Luc Mélenchon. C’est décisif. Nous avons besoin de pouvoir nous appuyer sur un groupe parlementaire très fort, pas pour faire de la figuration dans l’Hémicycle, mais pour porter le projet de la révolution citoyenne sur le terrain et être les agitateurs et les intermédiaires. C’est notre conception de ce qu’est un parlementaire. Ce n’est pas une machine à voter avec la majorité.

"Le Front de gauche est la meilleure contribution que l’on puisse faire aujourd’hui à l’histoire de notre pays."

Si c’est un gouvernement socialiste, notre groupe parlementaire sera l’assurance-vie des salariés. Car il n’y aura que lui qui tiendra son programme jusqu’au bout et qui le tiendra d’une manière positive et exigeante. Le reste, on connaît  : la droite est contre tout progrès social et les socialistes ont tendance à avoir peur de leur ombre. La force d’entraînement viendra du Front de gauche et de nulle part ailleurs. La bataille des élections législatives est le deuxiè- me temps de l’insurrection citoyenne, après la présidentielle et avant la suite, c’est-à-dire la mobilisation populaire. Beaucoup devraient réfléchir à ce qui est en train de se passer dans notre campagne. Le Front de gauche est en train de se transformer en front du peuple.

Prédisez-vous une sorte de mariage entre l’élan électoral du Front de gauche et des mobilisations populaires ?

Jean-Luc Mélenchon. Quelque chose bouge en profondeur dans le salariat de notre pays qui est en train de vaincre la peur. À l’heure où nous parlons, des luttes offensives pour l’augmentation du salaire, contre des cadences infernales, contre le travail du dimanche sont conduites. Ce sont des luttes de conquête. Le Front de gauche en est l’expression politique. Nous avons permis que ce mouvement prenne confiance en lui, non seulement syndicalement mais politiquement. Il va donc s’élargir. De plus, si nous battons Nicolas Sarkozy, ce sera un démultiplicateur d’énergie gigantesque.


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