Marxisme(s), révolutions et tiers monde : réflexions sur les expériences d’Asie orientale - Un cheminement la génération militante du Mai 68 français (par Pierre Rousset)

samedi 15 juillet 2006.
 

Introduction

J’ai choisi pour fil conducteur de ma contribution à cette conférence*le « dialogue » qui s’est instauré entre la génération militante du Mai 68 français (issue de l’histoire européenne) et les luttes de libération nationale, en plein essor à la fin des années soixante. J’espère que cette démarche sera jugée utile. Elle replace la question du « marxisme occidental » dans son rapport aux révolutions du tiers-monde « en contexte », telle qu’elle s’est incarnée à une époque et dans des mouvements donnés. Elle éclaire aussi la façon dont se sont forgées connaissances militantes et visions politiques. Dans la durée, ce fil conducteur permet enfin de mesure l’ampleur des évolutions conceptuelles réalisées (par certains) sur une trentaine d’années : enrichissement de notions (sujet révolutionnaire...) ; rejet de formules par trop corsetées (les « modèles » stratégiques...) ; émergence de conceptions initialement ignorées par la plupart d’entre nous (histoire ouverte...) ; appréhension nouvelle de l’ampleur de certaine questions (pluralité du marxisme...).

Je n’ai certes pas la prétention de retracer l’évolution d’une génération entière. Ayant eu la particularité de me tourner vers l’Orient plutôt que l’Amérique latine ou le Moyen-Orient, à la différence de la majorité de mes camarades, je me réfère ici surtout à l’Asie du Sud-Est et à la Chine.

Les lectures théoriques ont évidemment joué leur rôle dans notre parcours intellectuel. [1] Mais la confrontation aux événements politiques, passés et présents, aussi. En ces temps de radicalisation internationale, plus que par les études universitaires (peu d’entre nous ont eu alors le temps de terminer un doctorat), l’analyse s’est enrichie de contacts militants directs dans nombre de pays du tiers-monde. D’où, dans le texte qui suit, un va-et-vient constant entre thématiques et exemples concrets.

L’évolution des conceptions est ici illustrée autour de six grands thèmes : la notion d’histoire ouverte, la conception de la stratégie, le sujet révolutionnaire, la question nationale, l’apprentissage de la discordance, l’internationalisation et la régionalisation du marxisme. Des « sous-thèmes » s’ajoutent çà et là. D’autres thématiques mériteraient d’être abordé de façon similaire dont, par exemple, les formations sociales ; les alliances politiques ; les systèmes d’organisation et les rapports partis / mouvements sociaux ; les processus de bureaucratisation avant et après la conquête du pouvoir ; la conception de la solidarité et de l’internationalisme... Voilà qui exigerait une autre contribution.

Question de génération La génération militante issue de la radicalisation étudiante, durant la décennie 1965-1975, était, en Europe, majoritairement marxiste. Elle avait, dans une large mesure, la révolution russe pour référence commune - tout en se livrant à de furieuses polémiques sur son interprétation et son héritage. Intellectuellement, elle était un produit du marxisme occidental. La réflexion historique de cette génération était avant tout alimentée par l’expérience des luttes de classes européennes de l’entre-deux guerres, par les débats théoriques et stratégiques classiques du mouvement ouvrier européen. Mais la réflexion courante était en revanche stimulée par l’actualité des luttes de libération dans les pays du Sud.

La génération militante à laquelle j’appartiens, celle qui a préparé le Mai 68 français, s’est ainsi retrouvée à un moment carrefour entre marxisme occidental et révolutions du tiers-monde. La confluence des héritages et des influences a été riche, bien qu’elle ait commencé dans une joyeuse confusion conceptuelle. Au-delà des engouements passagers, des identifications romantiques et des attentes illusoires, la confrontation des expériences internationales a nourri un réel effort d’analyse. A l’époque, en effet, l’activisme estudiantin se combinait à un intense travail théorique de réappropration marxiste, mêlant assimilation du passé et interprétation du présent. Une bonne partie de ce travail théorique s’est dissipée, avec la désagrégation de la majorité des organisations d’extrême gauche. Mais, pour les éléments de cette génération qui sont restés durablement actifs, il a mûri dans les années 1980 ; avant de se voir soumis à question par l’évolution ultérieure de la situation mondiale (implosion de l’URSS, mondialisation capitaliste...).

C’est cette trame historique qui forme l’arrière-plan de ma contribution. [2] Si la confrontation marxisme occidental / révolutions du tiers-monde a marqué toute ma génération, chaque courant politique l’a abordée avec son bagage propre. Ce bagage initial comprenait, dans notre cas, [3] les ouvrages ou cours de formation d’Ernest Mandel [4] et les écrits de Léon Trotsky, ainsi que des références (variables suivant les individus) allant de Rosa Luxemburg à Che Guevara. Nous n’avons donc pas eu à « découvrir » la théorie de la révolution permanente ou de la bureaucratie soviétique : elles étaient intégrées à notre socle théorique de départ. En revanche, pour les courants maoïstes, l’identification avec la révolution chinoise allait de soi et ils n’ont pas connu les mêmes débats que nous sur son « authenticité ».

Les leçons tirées (ou pas) de la confrontation entre marxisme occidental et révolutions du tiers monde ont été très diverses suivant les organisations - et souvent au sein même de chaque organisation. Le sujet est complexe. Etant bien incapable de le traiter dans sa globalité, je souhaite plus modestement revenir sur un nombre limité de questions qui ont joué un rôle important dans mon propre parcours ; d’où le ton parfois narratif et un peu personnel que j’emploie. En espérant, ce faisant, restituer une démarche analytique plus collective et en ouvrant des pistes de réflexion plutôt qu’en offrant des réponses achevées. [5]

Se laisser questionner ? L’impact des luttes de libération n’avait rien d’anodin. Tous les courants n’étaient pas près à se laisser « questionner » dans la même mesure. Les résistances furent de plusieurs ordres, mais elles avaient souvent en commun de considérer le « marxisme occidental » (ou du moins leur version dudit marxisme) comme nécessairement supérieur.

La résistance la plus farouche est venu d’organisations pour qui le programme (hérité de la génération précédente) était érigé en norme. Tout se mesurait par l’écart entre l’autre et cette norme ; et tout écart était une déviation. Si l’autre n’était pas son double, il était suspect. Pour être considérées valides, les leçons de l’expérience contemporaine devaient confirmer ce qui était déjà su ; et il fallait se garder d’apprendre le neuf. Certaines organisations de référence trotskyste épousaient étroitement cette démarche suspicieuse envers l’ailleurs et en particulier envers les marxismes du tiers-monde.

J’appartenais à l’une des organisations (elle aussi de référence trotskyste) les plus avides d’apprendre de toutes les expériences. Notre maître à penser belge de la génération précédente, Ernest Mandel, a été l’un des marxistes les plus créateur de l’après-guerre. Il avait engagé dans les années 1950 une polémique vigoureuse contre des courants sectaires, au sein de la Quatrième Internationale, qui ne reconnaissait ni le caractère authentique de la révolution chinoise ni le rôle actif joué en son sein par le PCC, maoïste. [6] Mais les termes de l’analyse mandélienne méritent d’être mentionné ici. Il titrait ainsi un article de 1954 : « La révolution mondiale, de sa phase empirique à sa phase consciente ». [7] La phase « initiale » de la révolution mondiale, incarnée par la Yougoslavie et la Chine, était « dominée par la spontanéité des masses et l’empirisme des directions ». C’était la « phase du centrisme ». Mandel a encore repris ce thème dans un texte de 1969 : « la montée révolutionnaire internationale à partir de 1949 se caractérise par la dominance de la demi-conscience, du centrisme ». Une « nouvelle phase » s’est amorcée avec la radicalisation des années 1960 dans les centres impérialistes, « marquée par un poids beaucoup plus grand du prolétariat industriel, par un niveau de conscience plus élevé ». [8]

Au risque de résumer l’argument d’une formule caricaturale : à l’Ouest, la conscience et le prolétariat industriel (un Occident auquel on peu rajouter le Japon et les bastions ouvriers sur lesquels le PT brésilien se construira) ; et à l’Est, l’empirisme, la demi-conscience et les masses rurales. Après les défaites européennes des années 1920-1940 et le stalinisme, la révolution mondiale, « un processus organique propre », aurait fait un « détour historique » en se recentrant dans le tiers monde. Elle devait retrouver son cours normal avec la radicalisation des luttes de classes dans les centres prolétariens. On perçoit dans ces textes un mélange significatif d’ouverture, d’espoir, et de réticences défensives.

Non seulement la révolution chinoise a eu un impact mondial très profond, mais elle a aussi posé des questions radicalement nouvelles aux marxistes. Assimiler ces questions n’était pas évident. Comme la suite des événements l’a montré, il ne suffisait pas de changer de paradigme en érigeant Pékin en nouvelle Mecque du camp socialiste en lieu et place de Moscou. Entre raidissements sectaires et dérives opportunistes, la tâche était particulièrement ardue pour les marxistes anti-staliniens de la génération d’Ernest Mandel, tant la situation d’isolement dans laquelle ils se trouvaient était grande, nourrissant une posture défensive. Il était plus aisé pour notre génération politique de se laisser questionner. Porté par une vague de radicalisation, nous pouvions être plus offensifs. Le cheminement intellectuel initié par la confrontation aux expériences du tiers-monde n’en fut pas moins difficile, pour nous aussi.

Du retour sur la conception multilinéaire de l’histoire à la notion d’histoire ouverte Se réapproprier le marxisme exigeait de revenir sur de grandes controverses « classiques » du socialisme européen. La place des luttes de libération nationale à la fin des années 1960 explique probablement que nous nous soyons penché rapidement sur l’une des moins connues : les conceptions unilinéaires ou plurilinéaire de l’histoire, une controverse ravivée par la publication et la traduction tardives d’œuvres de Marx. 59] Le bouillonnement intellectuel concernait des intellectuels proches du Parti communiste français (PCF) aussi bien des militants d’extrême gauche, comme en témoigne la publication par les Editions sociales d’un recueil de textes de Marx, Engels et Lénine sur les société précapitalistes, préparé pour le CERM par Maurice Godelier. [10]

Les conceptions unilinéaires de l’histoire étaient alors mises à mal : à l’encontre de la vulgate stalinienne et social-démocrate, l’Europe occidentale n’offrait pas un modèle universel de développement historique. [11] Le débat sur les autres modes de production ne s’est jamais véritablement conclu, y compris en ce qui concerne le mode de production asiatique, ses caractéristiques et son ère d’extension. Mais il nous a ouvert l’esprit sur l’originalité profonde des sociétés du tiers-monde. En retour, en centrant l’attention sur des formations sociales concrètes, complexes, (et non seulement sur les concepts plus abstraits), ce travail nous a préparé à analyser plus précisément les transformations à l’œuvre dans les sociétés capitalistes elles-mêmes.

Outre l’appropriation de la conception multilinéaire de l’histoire, le débat épistolaire qui oppose Marx aux marxistes russes a joué un rôle particulier dans la formation de notre notion d’histoire ouverte. Sommé par ses amis d’expliquer aux populistes que la révolution socialiste ne pourrait être d’actualité qu’après le développement du capitalisme, Marx répond en substance : cela dépend - et cela dépend notamment du rôle que peut jouer la commune paysanne et les luttes de classe en Europe occidentale. [12] Cela dépend ! Un carrefour historique se dessine, la voie qui s’imposera n’est pas déterminée à l’avance.

Une graine a été plantée dans nos esprits avec le retour sur le « débat russe » de la fin du XIXe siècle. Elle va germer. Une question se pose en effet, lancinante : une histoire « ouverte », mais jusqu’à quand ? Pour les temps pré-capitalistes seulement ? Jusqu’à l’« unification » du monde par l’impérialisme, mais pas au-delà ? A l’heure de la marche au socialisme ?

Toute la première étape de la réflexion intellectuelle amorcée sur l’histoire plurilinéaire s’est mené de concert entre deux générations : la nôtre et la précédente. [13] L’étape suivante sera très progressive tant il est difficile de rompre dans le présent avec une conception unilinéaire, rassurante, de l’histoire. [14] Elle fut essentiellement le fait de notre génération. La « mise en forme » de la notion d’histoire ouverte sera notamment, en France, effectuée par Michael Löwy [15] et Daniel Bensaïd. D’autres, comme moi, ont été tôt séduits par la démarche intellectuelle, mais n’en ont tiré les implications qu’à petits pas. Il s’agissait en effet d’apprendre une autre façon d’inscrire l’action politique dans la durée. Opérant dans un champ d’incertitude, elle devient « un travail toujours recommencé d’actualisation des possibles ». [16] On sait pour qui et, dans une certaine mesure au moins, pour quoi l’on se bat (c’est à cela que sert la théorie et le programme). Mais le cheminement de ce combat étant déterminé par le résultat des luttes, il reste imprévisible.

Ce qui est déterminé n’est pas nécessairement prévisible ; il nous a fallu digérer cette idée. Quand, à l’occasion d’une crise profonde de société, un « carrefour historique » se dessine dans un pays ou une région, un éventail de possibles devient l’enjeu des luttes. Cet éventail de possibles est certes limité, contraint, mais il contient aussi l’imprévu. L’avenir de la Russie, au tournant du siècle, était ouvert (naissance d’une nouvelle puissance impérialiste, développement d’une formation capitaliste « dominée » par l’Europe de l’Ouest, révolution socialiste précoce...). Notons que le cas de figure qui s’est finalement réalisé était différent de l’alternative envisagée par Marx ; à savoir un processus de révolution permanente fondé à la fois sur la crise rurale, la crise des nationalités et une première vague d’industrialisation, dans le cadre d’airain d’une guerre mondiale dévastatrice.

L’imprévu, nous n’avons donc pas cessé d’y être confronté tant dans nos études historiques que dans nos combats contemporains : cette révolution russe de 1917 qui précède la révolution allemande ; le stalinisme ; la révolution chinoise, puis cubaine... Le déploiement des luttes de libération au Sud a nourri dans la durée ce bouleversement intellectuel et politique qu’à représenté pour nous la notion d’histoire ouverte.

Le dépassement des modèles et la notion de stratégique concrète et évolutive Un bon exemple de la façon dont les expériences révolutionnaires du tiers-monde ont nourri de façon continue notre réflexion concerne la pensée stratégique. Dans les années 1965-1975, nous envisagions une intensification radicale des luttes de classes en Europe. La question du pouvoir semblait donc posée, non pas dans le présent immédiat (Mai 68 n’était pour nous qu’une « répétition générale »), mais à l’horizon de nos combats. Dans les quatre ou cinq ans ? « L’histoire nous mord la nuque » disions-nous. D’où l’urgence du débat stratégique. Que faire de la propriété capitaliste et de l’Etat ? Comment désarmer la bourgeoise ? Les débats allaient bon train.

Les expériences révolutionnaires « classiques » remontaient aux années 1920-1940. Les plus récentes, dans les années 1970, concernaient les dernières dictatures européennes, doublée d’une crise coloniale dans le cas du Portugal. Pour tenter d’actualiser ce qui constituait à la charnière des années 1960-1970 notre schéma stratégique de référence, nous cherchions à identifier toutes les expériences de contrôle ouvrier, en Europe avant tout mais aussi (un peu) dans le tiers-monde. Ernest Mandel en a fait une anthologie. [17]

Cependant, contrairement à nos prévisions, les luttes de classes ont perdu en intensité au Nord. Au Sud ; en revanche, les révolutions étaient en cours. Dans quelles mesures pouvions-nous aussi en tirer des leçons ?

Sur plusieurs questions, les expériences du tiers-monde ont, à l’époque, confirmé ce que nous considérions comme des éléments essentiels d’un programme marxiste révolutionnaire. Ce fut tout d’abord le cas sur la question de l’Etat. Le coup d’Etat de Pinochet au Chili, en 1973, et l’échec de l’Unité populaire a eu un impact très profond, faisant en France le pain quotidien des polémiques avec le réformisme et le PCF. Huit ans auparavant, la contre-révolution indonésienne de 1965-1966 avait cette fois nourri des polémiques avec les courants maoïstes, Pékin ayant appuyé ostensiblement la ligne du Parti communiste indonésien. Le PKI - soit le principal parti communiste du monde capitaliste - a été presque totalement détruit ; la répression fit probablement plus d’un million de morts ; une dictature militaire régna 33 ans. La leçon de chose était terrible. [18] Si son impact en Europe fut moindre, c’est qu’il n’y avait pas le même sentiment de proximité qu’avec l’Amérique latine où les deux langues dominantes sont européennes, où les militants lisent les mêmes romans et chantent les mêmes chansons, où les partis maintiennent de part et d’autre de l’Atlantique des rapports réguliers. Peut-on dire que culturellement, le marxisme est dans une large mesure « occidental » en Amérique latine ?

Pour beaucoup d’entre nous, la révolution russe et l’apport théorique très original pour l’époque de Léon Trotsky [19] fut un point d’entrée pour analyser la dynamique des luttes de libération, les mécanismes du développement inégal et combiné (qui fonde l’actualité révolutionnaire), le processus de révolution permanente (terminologie trotskyste) ou ininterrompue (terminologie maoïste) [20] : pour ne pas reculer, pour consolider les conquêtes démocratiques et pour ne pas ouvrir la voie à la contre-révolution, le mouvement révolutionnaire doit aller de l’avant en s’attaquant au droit de propriété bourgeois. [21] Pour quelques-uns d’entre nous, les expériences du tiers-monde furent aussi une occasion de relire la révolution russe et d’y découvrir des dimensions occultées. En ce domaine, un ouvrage de Teodor Shanin nous a tout particulièrement stimulé dans les années 1980. [22]

Dans un premier temps donc, à nos yeux, la révolution coloniale a confirmé des éléments clefs de notre programme (nature de classe des Etats, théorie du développement inégal et combiné, processus de révolution permanente). Certains s’en sont tenus là. Mais elle a aussi mis en question des schémas stratégiques trop rigides. Nous avons tous utilisé la formule : « des tactiques, une stratégie ». En elle-même, elle n’est évidemment pas fausse : une multiplicité de tactiques sont mises en œuvre dans le cadre d’une stratégie donnée. Mais elle a aussi donné lieu à l’utilisation normative d’un « modèle » stratégique abstrait, politiquement privilégié. Disons le double pouvoir des conseils ouvriers pour les mouvements trotskystes et l’encerclement des villes par les campagnes pour les mouvements maoïstes. On peut ici parler d’un « déterminisme programmatique » pour les premiers, la pyramide des conseils étant considérée comme le meilleur fondement de la démocratie socialiste ; et d’un « déterminisme sociologique » pour les seconds, tout pays « semi-féodal, semi-colonial » devant suivre la voie de la lutte armée prolongée.

Il s’agissait, dans notre génération, des « modèle russe » et « modèle chinois ». Premier problème, lesdits modèles n’ont jamais existé dans la réalité. La révolution russe ne va pas « des villes à la campagne ». Elle est le fruit d’une dialectique beaucoup plus complexe entre soulèvements urbains, ruraux et nationaux. Ce sont les prises de terre des paysans en août-septembre-octobre qui déterminent politiquement le moment de l’insurrection urbaine d’Octobre 17. Surtout, cette révolution se déroule dans le cadre de la première guerre mondiale, ce qui donne une réponse toute particulière à la question (stratégique entre toutes !) de l’armement du peuple : la décomposition d’une armée défaite sur le champ de bataille. De même, la révolution chinoise n’est pas simplement allée « des campagnes à la ville ». L’armée rouge est née des soulèvements populaires et des rébellions militaires dans le sud de la Chine, durant les années 1925-1930. Elle comptait plusieurs centaines de milliers de soldats quand elle s’est formée. Elle en comptait encore trente mille à l’issue de la Longue Marche, retraite forcée après les défaites successives des années 1927-1930.

Notons que bien souvent les mouvements trotskystes ont porté leur attention sur la seconde révolution chinoise (1925-1927) et les mouvements maoïstes sur la troisième, qui conduit à la victoire de 1949. Cela s’explique, la seconde révolution chinoise ayant constitué un moment clef de la crise de l’Internationale communiste, avec la montée en puissance du stalinisme, et la troisième étant conduite par la direction maoïste. Mais d’un point de vue historique, c’est bien le lien entre les deux qui permet de comprendre l’ensemble du processus et d’en tirer les enseignements. [23]

Second problème, le choix d’une stratégie est, mais n’est pas seulement le fruit d’un programme (fonder une démocratie socialiste) ou d’une analyse de la formation sociale. Il dépend aussi de bien d’autres facteurs, liés à la période, aux résultats des luttes précédentes, aux rapports de forces, etc. Dans un même pays, la stratégie peut changer radicalement en fonction des circonstances. Le cas de la Chine est frappant de ce point de vue, avec le tournant que représente les défaites de 1927-1930 (qui n’étaient pas une fatalité), conduisant les forces révolutionnaires à se replier dans le nord du pays ; puis avec l’invasion chinoise qui bouleverse la donne et offre à la direction maoïste l’occasion d’un de ses coups de génie politique (l’envoi de l’armée rouge dans les arrières japonais du Nord-Est, quitte à dégarnir ses bases traditionnelles) ; la défaite japonaise qui laisse face à face les armées du Guomindang et du PCC...

Mais, en Asie, c’est probablement l’expérience vietnamienne qui nous a le plus appris, sur cette question de la flexibilité stratégique. En 50 ans (1925-1975), le Vietnam a vu la mise en œuvre par le mouvement révolutionnaire d’un éventail particulièrement large de stratégies, depuis des formes très « classiques » de mobilisation en masse durant la campagne du Congrès indochinois (au moment du Front populaire français), jusqu’aux guerres populaires prolongées (contre les interventions françaises et étasuniennes) en passant par l’insurrection nationale victorieuse d’août 1945.

Les mouvements vietnamiens, et en particulier le PCV (sous ses appellations successives) ont commis leur lot d’erreurs et de tâtonnements, eux aussi riches d’enseignements. Mais le basculement d’un axe stratégique à un autre a correspondu à des changements de période effectifs, dont les causes étaient en générale internationales : victoire puis enlisement du Front populaire français ; marche à la seconde guerre mondiale ; occupation puis défaite japonaise sur le théâtre asiatique ; guerre française de reconquête après la proclamation de l’indépendance ; double jeu des puissances soviétique et chinoise ; escalade US, américanisation puis soi-disant « vietnamisation » de la guerre ; déploiement de moyens militaires sans précédents et mises en œuvre d’une conception totale de la guerre contre-révolutionnaire qui se mène sur tous les fronts : militaire, répressif (torture, plan Phoenix...), économique, social, diplomatique...

Conclusion : il n’y a pas de « stratégie reine », s’imposant en principe, et servant d’étalon pour juger de l’orientation des mouvements révolutionnaires. Le choix d’une stratégie est le fruit d’une « analyse concrète de situation concrète », par définition complexe car intégrant des facteurs variés, nationaux, régionaux et internationaux. Penser la dimension concrète des choix stratégiques fut, pour ma génération militante, une découverte majeure. Elle contribua à une relecture dynamique du « léninisme », qui valorise précisément ce maillon essentiel à la définition d’une politique : l’analyse concrète d’une situation concrète.

De même, les penseurs stratégiques vietnamiens [24] ont souligné l’importance de la notion de « moment favorable », qui détermine le passage à l’offensive et dont l’insurrection victorieuse d’août 1945 est un archétype. En cette fin de guerre mondiale, note Georges Boudarel, « ‘Thai-co’, le moment favorable, tel est le mot d’ordre clef de toute cette époque. Ho Chi Minh n’a cessé de souligner que la situation doit être mûre non pas localement mais dans l’ensemble du pays et dans la conjoncture internationale. Au point de convergence de ces deux facteurs s’insèrent un soulèvement de caractère à la fois rural et urbain, appuyé par la guérilla, profitant du hiatus entre l’occupation japonaise et l’arrivée des alliés. A ce premier stade, l’action révolutionnaire vietnamienne se présente déjà sous un jour spécifique qui tire la double leçon de l’octobre russe et des maquis chinois ». [25]

Ici aussi, l’expérience asiatique a nourri notre relecture du léninisme, avec ses concepts de crise révolutionnaire et de « sauts » modifiant brutalement les rythmes et objectifs de l’action politique. [26] La question n’est pas banale. Non seulement les courants réformistes ont très logiquement occulté cet apport de Lénine, mais les mouvements maoïstes ont ignoré (à l’encontre des enseignements de l’expérience chinoise !) cette question essentielle du « moment favorable », des ruptures soudaines et des réorientations rapides de l’action politique. Ils avaient en effet érigé en « stratégie reine » une conception très appauvrie de la guerre populaire, faisant en permanence de la lutte armée la forme privilégiée du combat et de l’encerclement des villes par les campagnes la voie révolutionnaire obligée dans le tiers-monde.

Cette conception gradualiste de la guerre du peuple a coûté très cher, aux Philippines notamment. Une crise politique globale s’était ouverte dans ce pays en 1984, après l’assassinat par la dictature du principal opposant bourgeois, Ninoy Aquino, provoquant une explosion de luttes urbaines et débouchant sur une situation de grande instabilité au moment de la campagne pour les élections anticipées de février 1986. En cet ultime instant et malgré un vote très serré en Comité exécutif [27], la direction du PCP a refusé de réajuster sa stratégie. Alors que ce parti avait été plus de dix ans durant la colonne vertébrale de la résistance au régime Marcos, il s’est retrouvé en position de spectateur quand la dictature est tombée sous la conjonction d’une rébellion militaire minoritaire et d’un soulèvement populaire (urbain) non armé et massif. En adaptant son orientation à l’évolution de la situation, le PCP aurait pu faire surgir des éléments de double pouvoir populaire bien au-delà des zones de guérilla ; il a laissé le champ politique suffisamment libre pour permettre aux élites de reprendre progressivement la main. L’étude des occasions manquées est aussi instructive que celle des moments favorables saisis.

Les directions maoïste et vietnamienne ont beaucoup innové en matière stratégique. Le PCV, notamment, est le premier à avoir fait du champ international un élément clef de sa stratégie, déployant une véritable politique en direction des diverses composantes du mouvement de solidarité aux Etats-Unis et en Europe notamment (il l’a fait avec beaucoup d’intelligence dans un monde fort complexe). [28]

Il serait faux de prétendre qu’au début des années 1970, nous étions prisonniers d’une conception rigide de la stratégie. En parlant de « modèles », nous envisagions en fait des « cas types », des épures éclairant des hypothèses stratégiques que la réalité se chargerait de complexifier et de concrétiser. Il n’en a pas moins fallu développer, construire, la critique de cette formule trompeuse de « modèle » et lui opposer plus explicitement une vision dynamique des stratégies.

La définition d’une stratégie est en effet politique, au sens fort du terme. Elle opère sur tous les terrains, met en œuvres tous les moyens du moment. Plutôt que d’affirmer de façon abstraite le primat d’une forme de lutte (armée ou pas...), il s’agit de déterminer la combinaison appropriée de formes de luttes variées. C’est pour cela qu’une stratégie donnée n’est, en règle générale, pas « pure » mais « mixte ». Elle agence des éléments qui peuvent appartenir à des « modèles » différents (insurrection, guerre populaire prolongée, etc.). L’offensive du Têt au Vietnam, en 1968, est un archétype d’une telle « combinaison concrète ». De même, nous avons vu, lors de nos réévaluations des années 1980, les expériences cubaines, salvadoriennes et nicaraguayennes comme des exemples de « stratégies mixtes ».

Les expériences militaires du tiers-monde (de l’Asie à l’Amérique latine) n’ont évidemment pas fourni de recettes pour les pays capitalistes développés. [29] Mais elles ont contribué à une nouvelle « pensée » débouchant, pour nous, sur la notion de « stratégie concrète et évolutive ». Une notion qui insiste sur la nécessité d’intégrer objectifs à long terme (programmatiques) et analyse concrète de situation dans la définition d’une stratégie appropriée ; qui perçoit de façon plus riche qu’il n’était de coutume le rapport entre tactiques et composantes d’une stratégie ; qui sait d’avance qu’une stratégie donnée évoluera (progressivement ou brusquement) en fonction des changements de situations et de périodes.

Question paysanne, sujet révolutionnaire, modernité sociale Russie, Chine, tiers-monde : le XXe siècle révolutionnaire a été riche en surprises. Le cours inattendu de la révolution a posé sous des formes nouvelles la question du sujet (ou des sujets) révolutionnaire. Qu’est-ce qui a nourri des dynamiques si puissantes de transformation dans des pays dominés aux structures sociales très composites ? L’existence de l’impérialisme et du marché mondial qui fait du capitalisme un obstacle à l’émancipation sociale tout autant qu’à la libération nationale. L’existence du bloc soviétique qui dégageait (même si de façon très ambivalente) un espace de manœuvre sur le plan international. L’existence de la référence socialiste, marxiste, qui offrait un horizon commun aux luttes... Mais qu’en est-il des forces sociales qui portent le processus de révolution permanente / révolution ininterrompue ?

Le débat sur le rôle de la paysannerie éclaire cette question. Il a été moins « collectivisé » que celui portant sur l’articulation des formes de lutte. Il n’en est pas moins important. En Russie, l’importance de la question paysanne n’a été sous-estimée ni par les bolchevicks ni par Trotsky. En revanche, elle n’a longtemps été posée que dans le cours terme stratégique. L’alliance ouvrière et paysanne, pour essentielle qu’elle soit, était pensée dans le cadre du combat contre le tsarisme, et non pas dans le cadre de la transition socialiste. Un renversement d’alliance devait suivre le renversement de l’autocratie : avec le paysan contre le Tsar pour les revendications démocratiques (dont la réforme agraire), puis avec le prolétariat agricole contre la paysannerie propriétaire issue de cette même réforme agraire. Le déclanchement de la guerre civile, postérieure à la victoire d’octobre 1917, a conduit les bolchevicks à chercher à prolonger cette alliance, mais dans un cadre avant tout tactique (ce qui ne veut pas dire peu important) - tout les en forçant aussi a des mesures extrêmes pour assurer le ravitaillement des villes.

Cette approche « à court terme » de la politique d’alliance sociale est, à mon sens, l’une des principales erreurs commises par les marxistes russes (même si la plupart de mes camarades ont toujours eu du mal à me suivre sur ce terrain).

La question paysanne fait partie des quelques questions jugées majeures sur lesquelles Lénine a modifié ou clarifié ses positions dans les derniers écrits de 1923 qui constituent son « testament ». Il note que « tous les camarades ne se rendent pas compte de l’importance énorme, illimitée, que la coopération acquiert pour nous aujourd’hui » alors que « du point de vue de la transition » elle constitue « la voie la plus simple, la plus facile, la plus accessible au paysan ». [30] L’introduction de la thématique de la « coopération » me paraît décisive. Elle permet de penser l’alliance ouvrière et paysanne dans la durée. La paysannerie peut se transformer grâce à des modes de coopérations appropriées, sans être obligé de se renier en se transformant en prolétaire. La révolution offre un avenir à la paysannerie. L’alliance s’inscrit dorénavant dans un long terme stratégique.

La collectivisation forcée, sous Staline, a, dans la terreur, validé par la négative l’intuition de Lénine. Les révolutions asiatiques - chinoise et vietnamienne - l’ont validé positivement. Plus, elles ont offert un extraordinaire champ d’étude sur la variété des formations sociales agraires et paysannes au sein même d’un vaste ensemble géoculturel (le « monde chinois ») ; sur les contradictions qui les traversent et les différentiations qui s’opèrent en leur sein dans le cours de l’expérience révolutionnaire ; et, dans le cas du Vietnam, sur l’impact du marché mondial à l’heure de l’agro-industrie (la « révolution verte »). [31]

Ce dernier point est d’autant plus important que la question paysanne a gagné une nouvelle dimension, une nouvelle universalité avec la mondialisation capitaliste. Ainsi, Via Campesina, une internationale paysanne est née avec d’importantes sections dans les pays du Nord et non seulement du Sud, en Amérique latine aussi bien qu’en Asie. Des organisations comme le MST brésilien (les « sans-terre »), la Confédération paysanne française et la Ligue des paysans coréens (KPL) jouent un rôle moteur dans le mouvement altermondialiste. On est vraiment très loin de l’imagerie marxiste d’une paysannerie informe (le fameux « sac de pommes de terre ») incapable de voir plus loin que l’horizon du village !

Même dans un pays urbanisé comme la France, la perception de la paysannerie a radicalement changée. Elle n’apparaît plus marginale, « en voie de disparition », mais partie prenante d’un avenir solidaire. Deux projets de société s’opposent en effet. L’agro-industrie d’une part, incarne la dictature de la grande entreprise sur le consommateur aussi bien que sur le producteur, l’inégalité profonde du marché mondial, une prédation sociale et environnementale destructrice provoquant la désertification humaine des campagnes. L’agriculture paysanne, d’autre part, incarne le développement possible de rapports sociaux plus respectueux des besoins sociaux et des exigences environnementales, susceptibles de s’inscrire dans une dynamique plus démocratique, à même d’assurer des solidarités Nord-Sud.

La crise écologique apporte une touche finale à ce retournement de perspective. L’industrialisation de l’agriculture (qui a marqué la vision marxiste, surtout en Occident) apparaît, d’un point de vue écologique, comme un dangereux non sens, aux conséquences incalculables (pollutions, surconsommation de l’eau, OGM, destruction des sols, crises sanitaires...). Il reste bien peu de nature « vierge » et la protection des écosystèmes dont nous dépendons ultimement exige le maintien des activités humaines qui leur sont associées. Ici encore, le paysan, le berger, le petit pêcheur retrouvent une place d’avenir. Il ne s’agit plus de gérer au mieux leur disparition. [32]

Avec la question paysanne, une réflexion sur les classes sociales dans la révolution est ainsi remontée du Sud au Nord. Elle débouche sur des problématiques générales.

Des modernités alternatives. La critique des technologies et des modes de développement mis en œuvre par le Capital est aussi née, pour ma génération politique, au cours des années 1970 sous l’impact des luttes populaires du tiers-monde. [33] Après un temps d’éclipse, elle a repris vigueur grâce, notamment, à l’émergence de l’écologie politique. Elle concerne aujourd’hui le Nord autant que le Sud. Le Capital choisit des technologies qui assurent ses profits et son pouvoir (« Terminator », qui stérilise les plantes au nom de la lutte contre la faim, en offre un exemple extrême) ; ces choix ne sont rationnels ni du point de vue social ni du point de vue environnemental. Si les rapports de production capitalistes sont un frein au développement des forces productives (thème marxiste classique), de telles forces productives s’avèrent aussi un obstacle à la transformation non capitaliste des rapports de production.

La notion même de modernité devient l’enjeu du conflit de classe. Le socialisme ne se construit pas sur l’héritage productif capitaliste, avec l’égalité et la démocratie en plus. Il implique une rupture profonde dans le mode de développement, avec une valorisation alternative de couches sociales que le capitalisme condamne et de technologies qu’il rejette.

Une perception non hiérarchique du sujet révolutionnaire. La radicalisation des années 1960-1970 a revêtu une forte dimension émancipatrice, avec la révolte de la jeunesse contre l’ordre moral, pour le droit à la sexualité, pour la libération des comportements. C’était l’époque où nos amies devaient subir l’opprobre et les dangers des avortements clandestins, où il était mal séant pour une femme de porter un pantalon, de croiser les jambes en s’asseyant ou de porter son corps avec trop d’assurance. L’époque où le mouvement des femmes est (re)né non seulement autour de revendications économiques (« à travail égal, salaire égal »), mais aussi sur la question des rapports de genre dans la vie quotidienne (bouleversant nos couples).

La réflexion sur le sujet révolutionnaire s’est d’abord nourrie de notre propre expérience, jusqu’à orienter notre lecture des mouvements révolutionnaires dans le tiers-monde (en y recherchant, notamment, les modalités d’implication des femmes). Mais il y a néanmoins eu convergence d’influences qui nous ont conduit à rompre avec une conception hiérarchique du sujet révolutionnaire, qui subordonne au combat « prolétarien » les autres champs de luttes (féministe, paysan, écologique...). La valeur propre à chaque mouvement social émancipateur a (finalement) été reconnue (en théorie, du moins).

L’anti-capitalisme fédérateur. La pluralité du sujet révolutionnaire ne signifie pas sa fragmentation. Sans pour autant éliminer la complexité des formations sociales concrètes, le mode de production capitaliste tend à imposer partout sa loi. Une loi d’airain à laquelle se heurte chaque mouvement d’émancipation. La résistance au marché-roi, puis l’anti-capitalisme et l’anti-impérialisme peuvent ainsi devenir le lien fédérateur de luttes engagées sur des terrains multiples. Leur convergence donne sa force à la dynamique de transformation révolutionnaire des sociétés. Ce qui contribue à expliquer que la base d’un processus de révolution permanente (ininterrompue) soit plus large que nous ne l’avions originellement pensé.

Salariat, articulations et convergences. La reconnaissance de la pluralité du sujet révolutionnaire n’implique pas la sous-estimation du prolétariat. D’une part, parce que le salariat n’est pas du tout devenu marginal et qu’il s’est au contraire étendu à l’échelle internationale. D’autre part, parce qu’il se trouve au cœur des polarités de classe du capitalisme, au centre de l’une de ses contradictions nodales (même si elle n’est pas la seule). Hétérogène, le prolétariat l’était hier et le reste (sous des formes renouvelées) aujourd’hui. Son unité n’est pas donnée, ni d’ailleurs sa capacité à être le centre de gravité des luttes émancipatrices. Les révolutions asiatiques offrent des exemples surprenants d’articulation, de désarticulation et de ré-articulation villes-campagnes dans le cours d’un combat révolutionnaire. Voir, notamment, comment le Parti communiste chinois a pu se recentrer sur les centres urbains dès la victoire de 1949, après la longue transhumance rurale provoquée par les défaites de 1927-1930 (une transhumance qui avait fait dire à certains qu’il était irrémédiablement devenu un parti paysan).

A l’heure où les politiques néolibérales visent à imposer au Nord une précarité sociale généralisée qui existe déjà souvent au Sud, l’expérience passée des pays capitalistes développés (comme la fonction rassembleuse des Bourses du travail en France) ou l’expérience présente du tiers-monde est loin d’être sans intérêt. Elles permettent notamment de réfléchir sur le rôle de l’action territoriale, comme les welgang bayan aux Philippines, ces arrêts de travail impliquant toutes les professions, toute une population.

Ce qui doit être pensé, ce sont les modalités changeantes de la centralisation des luttes. Nous avons hérité de deux modèles principaux : la force d’attraction du mouvement syndical avec pour colonne vertébrale les bastions ouvriers (modèle européen) ; la puissance organisatrice d’une lutte armée prolongée politiquement dynamique (modèle est-asiatique). Ces modalités n’opèrent pas aujourd’hui dans la même mesure, à quelques exceptions possibles près (rôle de la centrale syndicale KCTU en Corée du Sud ?). A quoi tient le succès remarquable des forums sociaux, confirmé depuis 2001 dans de nombreux pays et continents, dans des conjonctures politiques et sociales très diverses ? Probablement, pour une large part, à ce qu’il donne une réponse (partielle et provisoire) à une question essentielle : comment (où) assurer la convergence des luttes à l’heure des résistances multiples à la mondialisation capitaliste, après l’implosion de l’URSS et la crise de légitimité du socialisme, alors qu’aucune force singulière ne peut jouer le rôle de centre de gravité qui fut celui du mouvement syndical ou de l’organisation politico-militaire.

Il ne s’agit pas de dire que les formes actuelles de centralisation sont « supérieures » aux formes passées. Elles correspondent à des périodes différentes : modalités changeantes de domination du capitalisme, état des consciences, rapports de forces sociopolitiques... Il n’est pas possible de développer ce point ici mais, ce qui est significatif par rapport à l’objet de cette contribution, c’est que la réflexion politique (marxiste) contemporaine continue à se nourrir d’un va-et-vient entre expériences du tiers-monde et des pays impérialistes.

Fragments sur la question nationale D’autres que moi ont travaillé la question nationale beaucoup plus que je ne l’ai jamais fait. [34] Mais il est difficile de présenter l’impact des révolutions asiatiques sur notre génération politique sans l’évoquer. Nous n’avons en effet pas seulement été confronté à la puissance impressionnante de mouvements de libération, mais aussi à la guerre sino-indochinoise, cette crise dévastatrice qui a presque immédiatement succédé aux victoires de 1975. Je me contenterai ici de revenir sur quelques facettes d’une question complexe s’il en est.

Dans un premier temps, les révolutions est-asiatiques ont validé la distinction léniniste classique entre nationalismes des peuples dominés et des Etats dominants. Le combat national a en effet affiché une dynamique progressiste radicale face aux impérialismes nippon, français et étasuniens. Elles ont aussi introduit une réflexion nouvelle sur la formation de la nation. La constitution de la nation (moderne) est, en Occident, analysée en rapport avec l’unification capitaliste du marché national. Elle peut, en Asie orientale, trouver une origine antérieure : en lien avec l’existence de l’Etat centralisé pré-capitaliste (la place de cet Etat étant un élément du débat sur le mode de production asiatique).

Au-delà de ce débat stimulant sur la formation comparée de la nation en Europe et dans les territoires du « mode de production asiatique », les mouvements communistes sino-vietnamiens ont aussi progressivement développé le thème des « 4.000 ans d’histoire nationale ». Cette démarche s’avère particulièrement problématique. Elle tend en effet à identifier la continuité (réelle ou supposée) de peuplement à un processus de formation de la nation qui remonterait jusqu’aux temps préhistoriques. La nation (existante ou en devenir) deviendrait ainsi une constante, un invariant historique. Comme si les peuplements originels du delta du fleuve Rouge portaient en germe la nation vietnamienne des temps modernes. Nombre d’historiens vietnamiens, parmi les plus réputés, traitent du millénaire d’occupation chinoise comme d’une parenthèse qui a certes imprimé son empreinte sur le pays, mais sans modifier ce que j’appellerais ici son « essence ». [35] Difficile pourtant de penser que ladite nation vietnamienne existerait - ou existerait telle qu’elle est aujourd’hui - si ces mille ans d’influence chinoise n’avaient pas eu lieu.

Le débat sur cette approche de l’histoire est, dans une large mesure, resté marginal durant les années 1970, tant les principaux mouvements de libération nationale gardaient alors pour référence une perspective socialiste et internationaliste. Il prend aujourd’hui une dimension beaucoup plus politique, à l’heure où des conceptions « essentialistes » des communautés humaines sont revivifiées par les conséquences de la mondialisation capitaliste et par la perte de cet horizon commun aux luttes que la référence socialiste a représenté.

La distinction des nationalismes de peuples opprimés et des Etats impérialistes était et reste pertinente, fondamentale. Mais la guerre sino-indochinoise de 1978 a montré l’importance du rôle que jouent d’autres figures du nationalisme : celle, agressivement xénophobe, des Khmers rouges et celle des bureaucraties d’Etat dits socialistes. Les causes de la crise sont multiples et l’impérialisme n’y est certes pas étranger. [36] Washington a noué une alliance anti-vietnamienne avec le régime khmer rouge et Pékin ; il y a, en 1978, une guerre par procuration au profit des Etats-Unis. Mais il y a aussi le point d’aboutissement d’un processus engagé avec la contre-révolution thermidorienne, stalinienne, en URSS dans les années 1930 et l’ouverture du conflit sino-soviétique dans les années 1960. Sans oublier une histoire dont on savait bien peu de chose avant 1975 : la conquête du pouvoir au sein du Parti communiste khmer par la fraction Pol Pot.

Des années trente en URSS à la Hongrie de 1956 ou la Tchécoslovaquie de 1968, répressions de masse et interventions militaires au sein du « bloc » soviétique n’ont pas manqué. Mais le conflit sino-indochinois de 1978 offre le premier et unique exemple de véritable guerre entre Etats dits socialistes. Il montre en ce sens jusqu’où peut conduire l’affirmation d’un nationalisme de grande puissance (en URSS puis en Chine) de la part des bureaucraties concernées.

Quelle que soit sa pertinence, on ne peut donc s’en tenir à la bipolarité nationalisme des peuples opprimés / nationalisme des Etats impérialistes. Les nationalismes sont plus divers, on l’a vu avec l’entrée en scène de bureaucraties non capitalistes dont le mode d’action est conditionné par le cadre au sein duquel elles se sont constituées (un Etat « national » dans une société de transition). On sait aussi qu’un peuple opprimé peut en opprimer un autre alors qu’un mouvement de libération doit souvent savoir associer diverses communautés (nations, peuples, ethnies, religions...) à sa dynamique émancipatrice.

L’histoire indochinoise offre, sur ce dernier point aussi, un champ d’étude très riche. Elle permet notamment d’analyser les rapports changeants entre identité nationale et identité de classe au Vietnam (le basculement des années 1930) [37] ; le passage progressif d’un parti communiste indochinois unique, cadré par les frontières coloniales dans la région, à trois partis (vietnamien, cambodgien, laotien) exprimant l’émergence de mouvements de libération diversifiés ; la question complexe des rapports entre communisme vietnamien et tribus montagnardes (pourquoi le PCV s’est-il gagné l’appui de certaines tribus et pas d’autres ?) ; l’évolution contrastée, à partir d’une matrice commune, des communismes indochinois donnant naissance à des nationalismes qualitativement différents (« uniciste » dans le cas du PCV, xénophobe dans le cas des Khmers rouges)...

Il y a, aujourd’hui encore, bien des cas d’imbrication d’oppressions en Asie du Sud-Est. Le cas de Mindanao, dans le sud des Philippines, est particulièrement intéressant. Multinationales et grandes fortunes philippines tentent de s’approprier les richesses forestières, agricoles et minières de l’île, au prix du déplacement et de la dépossession de populations, avivant les conflits territoriaux entre communautés chrétiennes, musulmanes et lumad (tribales). Qui a autorité sur quel territoire ? Cette question est au cœur de la crise du sud-philippin. Une question d’autant plus complexe qu’il y a eu un processus de « colonisation interne » (le gouvernement ayant historiquement favorisé l’émigration des paysans chrétiens du centre et du nord de l’archipel vers Mindanao) et que les domaines ancestraux des tribus lumad se trouvent parfois encastrés au sein des provinces où les tribus moros (musulmanes) sont majoritaires. Des populations lumad peuvent être menacé par des Moros, par ailleurs eux-mêmes opprimés. Il y a beaucoup à apprendre de la façon dont les mouvements progressistes de l’île tentent de répondre à la complexité d’une telle situation.

En ce domaine aussi, l’expérience actuelle des forums sociaux est importante. La « migration » du Forum social mondial vers l’Asie a commencé en Inde, en 2003 avec le forum régional d’Hyderabad et en 2004 avec le FSM de Mumbai. Ce fut l’occasion d’introduire dans le mouvement altermondialiste international des questions comme le « communautarisme » (dans le sens indien : une politique de violences inter-communautés), le « castéisme » (l’équivalent du racisme entre castes) et la défense de l’Etat laïque (au sens anglais de secular) face à la montée des fondamentalismes religieux (en l’occurrence hindou). Le forum de Karachi, en mars 2006, a ouvert un espace démocratique et laïque face à un régime militaire d’une part et à des mouvements religieux fondamentalistes (cette fois musulmans) d’autres part. [38] Tous trois ont mis en cause le nationalisme d’Etats certes « dominés », mais engagés dans un dangereux face-à-face nucléaire. Le soulèvement populaire népalais (avril 2006) vient à son tour de poser la question laïque avec une force considérable. Le royaume du Népal était le seul Etat confessionnel hindou du monde. Le parlement, une fois restauré, a décidé sous la pression des mobilisations d’en faire un Etat laïque (encore une fois, au sens anglais de secular). [39]

Apprendre à penser la discordance Nous avons, fort logiquement, commencé à apprendre la correspondance. L’Etat, dans une société dominée par le mode de production capitaliste, est bourgeois ; il a pour fonction essentielle d’aider à la reproduction des rapports sociaux dominants. Certes. Nous avons aussi appris à analyser l’histoire propre de chaque « instance » - qui permet par exemple de comprendre les différences entre Etats bourgeois, la complexité des fonctions qu’ils remplissent ou les modalités « fines » de la domination de classe. Nous avons progressivement donné de plus en plus d’importance à ces « médiations » qui font que l’on ne peut jamais passer directement d’une définition théorique à une réalité sociopolitique, que l’on ne peut pas simplement « rabattre » le politique sur le social. Il nous a fallu en outre apprendre à penser la non correspondance, la discordance.

C’est tout d’abord l’étude des sociétés de transition qui nous a conduit à penser la discordance. Par définition, aucun mode de production n’a (encore) assuré sa domination et sa reproduction « naturelle » dans une telle formation sociale : il ne peut donc y avoir de correspondance simple entre « instances ». Nous avons progressivement élargi la réflexion aux discordances qui caractérisent une situation de crise générale, puis à la discordance entre les temps (le temps propre à l’écologique, à l’économique, au politique...), et (aujourd’hui en particulier) entre les espaces, qui conditionne l’action militante. [40]

Le tiers-monde et, singulièrement, l’Asie orientale a joué un rôle notable dans cette « ligne de réflexion ». Le débat sur le mode de production asiatique et l’histoire multilinéaire a contribué à centrer notre attention sur l’importance des périodes de transition dans l’histoire passée. Les révolutions chinoise et indochinoise ont nourri notre analyse des sociétés de transition contemporaines tant par leurs succès que par les situations extrêmes qui les ont marquées (révolution culturelle, polpotisme, guerre de 1978...). Je voudrais seulement revenir ici sur certains aspects problématiques soulevés par ces expériences.

Il en va des « discordances » comme de l’histoire plurilinéaire : le point de départ de la réflexion s’impose comme une évidence (il n’y a pas de mode de production dominant dans une société de transition), mais il n’est pas évident d’en tirer toutes les conséquences. C’est ce qui explique, à mes yeux, une ambivalence dans la façon dont nous avons formulé le débat sur « l’Etat ouvrier » et sa bureaucratisation.

L’analyse du processus de bureaucratisation postérieur à une victoire révolutionnaire reste pour moi l’un des apports majeurs de l’Opposition de gauche (en URSS et au sein de l’Internationale communiste), de Trotsky, d’Ernest Mandel et, collectivement, du courant politique auquel j’appartiens. Au fil des ans, les qualificatifs se sont ajoutés les uns aux autres. Suivant les cas, l’Etat ouvrier était « bureaucratiquement dégénéré », « bureaucratiquement déformé », « à déformations bureaucratiques » ou tout simplement « bureaucratisé ». La réalité étant complexe et souvent contradictoire, voire en évolution, on ne peut pas exiger des concepts qu’ils soient toujours limpides. Mais quand j’ai entendu un scientifique expliquer à la télévision qu’une théorie établie pouvait toujours expliquer le neuf, mais que si les équations utilisées devenaient trop longues et laides, cela signifiait qu’il fallait revoir le fond de la démarche, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si tel n’était pas le cas avec nos « équations » conceptuelles.

Le déclic est venu, en ce qui me concerne, quand j’ai été mis en demeure de donner une définition de classe de l’Etat khmer rouge. Puisqu’il le fallait, j’ai répondu : un Etat ouvrier « mort-né » (l’avortement d’un processus de révolution permanente). Pour être laide, la formule l’était ! Je m’en suis moqué aussitôt. Mais où était le piège ? Le concept d’Etat ouvrier (utilisé, je le sais, par les bolcheviks et mille autorités marxistes !) fait le pendant à celui d’Etat bourgeois. Or, précisément, l’analogie ne vaut pas, puisqu’il y a pas de correspondance possible entre l’infrastructure socio-économique et la superstructure étatique. On le savait, mais l’usage du terme n’était pas neutre : il réduisait (inconsciemment) le champ de la réflexion sur ce qu’est, ou peut être, l’Etat dans une société de transition.

Lénine (encore lui !) avait pourtant pointé le problème quand, dans une polémique avec Trotsky sur le rôle des syndicats et à la grande indignation de Boukharine, il déclarait que « notre Etat n’est pas un Etat ouvrier, mais ouvrier-paysan, c’est une première chose (...) Mais ce n’est pas tout (...) notre Etat est un Etat ouvrier présentant des déformations bureaucratiques (...) Voilà la transition dans toute sa réalité. Et alors, dans un Etat qui s’est formé dans ces conditions concrètes... » [41]. Précisons que ce qui m’intéresse dans cette citation de Lénine, ce n’est pas les formules qu’il utilise pour caractériser l’Etat soviétique : elles sont en deçà des analyses ultérieures de Trotsky, Mandel ou d’autres [42] (ne serait-ce que parce que la Russie de 1920 n’est pas l’URSS de 1936 ou de 1950 !). C’est la démarche. Si les « conditions concrètes » de la transition devaient être au cœur de l’analyse de l’Etat soviétique en 1920, c’était a fortiori vrai pour l’Etat khmer rouge en 1975. Il fallait remonter de l’analyse de la formation sociale concrète à celle de l’Etat concrètement existant (plutôt que partir d’une définition programmatique abstraite) - quitte à s’attacher d’abord à la description plus qu’au concept.

Le problème posé par l’analyse du polpotisme ne se limitait pas à la nature de l’Etat constitué en 1975. Comment donner une définition de classe à un tel courant ? Prolétarien alors que, dès son arrivée au pouvoir, il vide Phnom Penh de sa population et désintègre ce qui existait de prolétariat et de semi-prolétariat ? Paysan alors que la paysannerie est rapidement soumise à un régime de travaux forcés individualisés ? Bourgeois alors que les mécanismes de l’économie marchande sont détruits (jusqu’à abolir la monnaie) ? Toutes ces définitions du polpotisme ont été données, mais toutes tirent si loin la « définition de classe » que cela pose plus de problèmes que cela ne donne de réponse.

Le polpotisme n’est pas une version « ultra » du maoïsme, il suffit pour s’en convaincre de comparer les politiques mises en œuvre en Chine en 1949 et au Cambodge en 1975 : le rapport à la base de masse du mouvement révolutionnaire est qualitativement différent. Il n’est pas non plus l’aile « radicale » du Parti communiste cambodgien : la fraction Pol Pot a systématiquement liquidé les cadres traditionnels de PCK, avant de s’en prendre à d’autres fractions khmères rouges (dans l’est du pays notamment). Il y a une véritable rupture dans l’histoire de ce parti.

Les polarités de classes structurent le champ social et les mouvements politiques (en particulier ceux qui gagnent en force) se positionnent en conséquence. En règle générale, du moins. Ce n’est pas la « définition de classe » qui est ici en cause, mais son application à des cas limites comme celui des Khmers rouges (ou du moins de la fraction Pol Pot). Plutôt que l’appartenance de classe, ce serait un processus de déracinement social qui permettrait la formation d’un courant comme le polpotisme. Avec pour cadre une crise nationale qui, par ses coordonnées, permet aux « discordances » de prendre une ampleur inhabituelle. Dans le cas cambodgien, cela s’expliquerait assez aisément, vu la façon dont le pays a été précipité dans le cycle indochinois des guerres et de contre-révolution, bien avant le mûrissement des contradictions de classe propres au royaume. Dans ces conditions, le coup d’Etat de Lon Nol (soutenu par Washington) puis le bombardement US massifs des campagnes en 1973 semblent avoir atomisé sa trame politique et sociale.

L’histoire du mouvement ouvrier et des révolutions en Europe et en Asie se rejoint ici pour centrer notre attention sur les processus de déracinement et les « discordances » qui en résultent. En effet, une sévère leçon de chose nous a été assénée en trois temps. Premier temps, la trahison des directions sociales-démocrates en 1914 (la mère de toutes les trahisons ultérieures !). Deuxième temps, le stalinisme (la contre-révolution thermidorienne). Troisième temps, l’émergence de figures totalitaires au sein du mouvement révolutionnaire (Pol Pot, Sentier lumineux, évolution problématique du PC philippin après sa crise de 1992...).

Chacun de ses développements a été largement imprévu et a imposé un renouveau de la réflexion. La « social-démocratisation » de la social-démocratie était la plus simple à comprendre (cooptation des milieux dirigeants dans l’élite sociale) mais a conduit à la notion de parti ouvrier-bourgeois (aujourd’hui elle-même dépassée par l’évolution de ce courant) qui montre que la « définition de classe » n’est ni simpliste ni univoque ni statique. Le stalinisme a posé un problème plus ardu, car il fallait pour la première fois penser le processus de bureaucratisation dans une société de transition ; l’apport de Trotsky fut ici majeur (et le dernier combat de Lénine prémonitoire). [43] Enfin, l’analyse des phénomènes « polpottiens » reste, à ma connaissance, largement à faire.

Deux remarques pour ne pas conclure cette partie.

Danger intérieur. La principale menace contre-révolutionnaire est celle de la bourgeoisie, de l’impérialisme. Mais cela ne signifie pas pour autant que le danger de contre-révolution qui surgit de l’intérieur du mouvement ouvrier et du combat révolutionnaire soit secondaire. Le siècle passé a en effet montré à quel point la « menace intérieure » était grande, à quel point aussi nous pouvions être mal armé pour la combattre.

Auto-émancipation. Il y a au double problème de la contre-révolution extérieure et de la contre-révolution intérieure une réponse commune, stratégique et essentielle : aborder réellement (et non seulement formellement) le combat révolutionnaire comme un processus d’auto-émancipation. Une fois affirmé cet axe programmatique, la question qui se pose à nous est alors : comment assurer cette dynamique auto-émancipatrice face à la réification marchande omniprésente ou dans des conditions de luttes difficiles (répression généralisée et confrontation militaire prolongée) ? Il n’y a pas de réponse standard à une telle question. Mais cette réponse, toujours concrète, ne peut être que politique, au sens léniniste du terme : penser le combat dans toutes les sphères de la société et dans ses changements de rythmes. La révolution n’est pas un long fleuve tranquille.

Internationalisation et régionalisation du marxisme L’impérialisme a créé les conditions nécessaires à l’internationalisation militante du marxisme ; et la révolution russe ses conditions suffisantes. Son internationalisation signifiait aussi sa régionalisation ou sa « nationalisation ». L’assimilation du marxisme en Asie par une intelligentsia révolutionnaire représentait une ouverture à la pensée occidentale ; mais son succès, sa diffusion au-delà de cercles restreint, impliquait aussi son asiatisation. L’internationalisation du marxisme est un processus réciproque. Il modifie la perspective et la dynamique des luttes dans le tiers-monde, mais il introduit aussi dans le corpus marxiste mondial (originellement occidental) de nouveaux angles de vue. [44]

Le marxisme n’est pas une discipline académique, il prend corps en politique, en s’enracinant socialement. Quand il s’enracine ainsi dans un nouveau pays, il doit y trouver de nouvelles sources, qui ne peuvent évidemment être celles du marxisme occidental (philosophie classique allemande, historiographie sociologique française, économie politique anglaise, expériences et traditions du mouvement ouvrier et socialiste européen...) [45]. Disons, à titre hypothétique pour la Chine, que ces sources endogènes peuvent être l’héritage politique de l’Etat centralisé, la sociologie ou la morale confucéenne du pouvoir, une légitimité reconnue à l’insurrection (sanctionnant la perte du mandat du ciel) et une riche pensée militaire (Sun Tzu), la dialectique taoïste, une puissante tradition de soulèvements paysans...

Comme son titre l’indique, l’ouvrage collectif Tradition et révolution au Vietnam, publié en 1971, offrait un ensemble d’articles aidant à comprendre pourquoi le marxisme avait pénétré plus rapidement et plus profondément la société vietnamienne que ce n’était le cas dans bien d’autres pays du tiers-monde. Comment il y avait trouvé des sources originales (en se renouvelant en conséquence) et comment, aussi, il avait provoqué des ruptures, une modernisation et des changements de perspectives dans la tradition nationale. « Le marxisme a remplacé au Vietnam le confucianisme comme doctrine d’action politique et sociale », concluait notamment Nguyen Khac Vien, une vraie rupture ; pourtant, on peut aussi « dire qu’au Vietnam (et en Chine) le confucianisme déteint souvent sur le marxisme ; en terre confucéenne, la moralité révolutionnaire tend souvent à l’emporter sur la notion de loi du développement historique ». [46]

L’internationalisation du marxisme signifiait donc l’apparition de marxismes régionaux ou nationaux irréductibles au marxisme occidental (lui-même régionalement conditionné et donc loin d’être universel). Une question qui n’a pas été réfléchie à l’avance (pas plus qu’il n’était prévu que la révolution l’emporte en Chine après la Russie). Or, la perception du processus d’internationalisation / régionalisation du marxisme a été brouillée par le phénomène contemporain du stalinisme. La direction stalinienne en URSS a verrouillé la pensée marxiste au moment où elle devait s’ouvrir à de nouvelles réalités. La stalinisation de l’Internationale communiste l’a progressivement emportée alors que les nouveaux partis asiatiques n’avaient pas fini de prendre forme et d’asseoir leur autorité propre. Le PCC a payé le prix fort de cette conjonction malheureuse lors de la seconde révolution chinoise (1925-1927).

Le marxisme (et plus généralement la référence révolutionnaire) était, à l’origine, pluriel tant au Vietnam qu’en Chine. L’Opposition de gauche était devenue elle-même partie prenante de cette pluralité avec des personnalités de premier plan comme Tha Tu Thau ou Chen Duxiu. Mais ce lien organique n’a pas suffi à nourrir une réflexion achevée sur l’émergence des marxismes asiatiques en cette époque de combats fractionnels sans merci au sein de l’IC. La connaissance de l’histoire interne des partis asiatiques s’est étiolée dans les années trente. Au point que l’enjeu politique de la lutte au sein du parti chinois entre les fractions Wang Ming (directement liée à Moscou) et Mao Zedong a été ignoré jusqu’aux années 1970. [47]

L’internationalisation et la stalinisation du marxisme « officiel » ont été irrémédiablement entremêlés. Il n’était pas facile et, dans une certaine mesure pas possible, de démêler ces deux fils historiques. Les directions communistes chinoises et vietnamiennes ont mûri dans un univers où la realpolitk infectait l’internationalisme, où le modèle du parti-Etat faisait référence (à l’époque aussi des interventions militaires impérialistes et des abandons du mouvement ouvrier occidental) ; et leurs visions du monde reflètent ce conditionnent profond. En même temps, leur enracinement social et national leur a permis de s’opposer - sur des questions cruciales pour l’avenir de leurs révolutions - aux exigences de la bureaucratie soviétique ; elles ont su élaborer et mettre en œuvre leurs propres stratégies. En ce sens, ce n’était ni des partis staliniens ni des partis anti-staliniens. [48]

Le « ni, ni » ne fait que poser des bornes ; il cadre, mais ne tient pas lieu de démarche. Le maoïsme et le communisme vietnamien expriment, à mon sens, la formation de marxismes « nationaux » dans les conditions mondiales de l’époque : entre l’enclume stalinienne et le marteau impérialiste. [49] Leur apport doit être d’autant plus pris au sérieux que ces deux directions ont fait collectivement preuve d’une intelligence politique aiguë. [50] Il est vrai que l’explosion de « Mao-mania » en Occident n’a pas facilité les choses tant elle a pris des tours grotesques (à l’image du culte de la personnalité en Chine même). Mais, comme nous le disions dans les années 1970, la révolution chinoise était une affaire trop importante pour la laisser aux seuls maoïstes français. [51]

Il ne s’agit pas d’identifier le « marxisme chinois » à la direction maoïste ou le « marxisme vietnamien » à la direction du PCV. Comme je l’ai déjà rappelé, la référence révolutionnaire était à l’origine, dans ces deux pays, plurielle : courants anarchistes et libertaires, courants identifiés à l’Opposition de gauche (ouverts et sectaires), courants nationalistes radicaux, courants « komintériens » plus ou moins staliniens, etc., se côtoyaient. Mais c’est précisément le point intéressant : ces divers courants participaient à l’émergence d’une référence marxiste (ou plus généralement d’une référence révolutionnaire) nationale et régionale.

Les clivages politiques internationaux ne résument pas la variété du marxisme. Puis-je me permettre une analogie discutable ? Les civilisations ne s’identifient pas aux religions. Un Chinois peut être confucéen, taoïste, bouddhiste, chrétien, ou un mélange de tout cela (sans oublier, s’il vous plaît, les nombreux athées !) tout en restant de culture chinoise. Pour peu qu’ils aient plongé des racines dans la société, les marxismes de courants libertaires, trotskystes, maoïstes ou autres seront eux aussi de « culture chinoise ».

La question « culturelle » n’est pas sans conséquence sur la façon dont l’internationalisme se déploie concrètement. Il est frappant de voir à quel point l’Asie est actuellement un parent pauvre des solidarités en Europe alors que les révolutions asiatiques ont joué un rôle si considérable dans le monde. Même durant les années 1965-1975, quand se succédaient les mobilisations en soutien au combat des peuples indochinois, le sentiment de proximité militante était souvent plus vif envers les Latinos-Américains, dans mon milieu (qu’en était-il pour les maoïstes ?), qu’envers les Asiatiques. Nombre de mes camarades cherchaient à donner à cela une explication rationnellement politique : l’espace non stalinien ouvert outre-Atlantique par la révolution cubaine (comme si de tels espaces ne s’étaient pas aussi ouverts en Asie). J’étais et je reste persuadé que la proximité culturelle et la facilité linguistique du dialogue a considérablement pesé. Nous n’avons jamais été qu’une poignée à nous tourner durablement vers l’Asie (ils devaient être plus nombreux chez les maos). C’est encore très vrai aujourd’hui.

Dans la mesure où le marxisme est une théorie critique révolutionnaire (plutôt qu’une discipline académique), une pensée de la crise et de la transformation sociale, on peut juger que tout ce qui se dit marxiste ne l’est pas nécessairement, et ne pas reconnaître la légitimité de courants par trop réformistes. Mais même dans ce cas, nous sommes doublement confronté à la pluralité de la référence révolutionnaire.

Sur le champ politique. La pluralité des mouvements révolutionnaires n’exprime pas avant tout (ou seulement) la confusion, un centrisme passager ou une « demi-conscience » temporaire. Elle reflète la complexité de l’expérience révolutionnaire à l’échelle nationale et, a fortiori, à l’échelle mondiale. Le mouvement révolutionnaire est durablement pluriel. Le courant politique auquel j’appartiens a toujours reconnu la pluralité politique du mouvement ouvrier ; ce fut l’une de ses qualités. Mais ce n’est que dans les années 1970-1980 que nous avons positivement intégré à notre démarche la pluralité du mouvement révolutionnaire lui-même, sous l’influence notamment d’expériences latino-américaines (le Salvador en particulier). L’affaire n’avait rien d’anodin : il s’agissait d’une modification assez radicale de l’angle de vue hérité des années 1950.

Sur le champ théorique. Nous héritons du « court XXe siècle » (1914-1991) [52] une pluralité de références marxistes reflétant aussi bien la variété des « écoles » du marxisme occidental que l’émergence de marxismes dans le tiers-monde. [53] Après une période de gel, nous assistons aujourd’hui à une nouvelle floraison théorique, prometteuse bien que discrète. La diversité marxiste s’impose - mais pose aussi la question « de l’accord théorique minimal sur le champ des désaccords légitimes » qui assure la communauté de référence que l’on nomme marxisme. [54] Question ouverte, donc.

D’une période à l’autre... Le dialogue est-ouest que j’ai évoqué ici ne reflète évidemment qu’un aspect du cheminement intellectuel (par ailleurs diversifié et controversé, rappelons-le) de ma génération politique. Bien d’autres questions ont marqué son évolution. Mais, aussi fragmentaires qu’ils soient, les éléments de ce dialogue indiquent que l’influence des révolutions du tiers-monde a été plus profonde et plus stimulante qu’il n’apparaît souvent, qu’elle a contribuée à des réévaluations de fond.

Dans ce cheminement intellectuel, le retour à Lénine apparaît récurrent. Il est vrai qu’en France, il fut une référence plus centrale au tournant des années 1960-1970 que dans d’autres pays. Tous les courants d’extrême gauche (ou presque) disputaient au PCF l’authenticité de la tradition communiste - sur ce terrain polémique, une citation de Lénine était autrement efficace qu’un écrit de Trotsky ou de Mao ! Mais il y a plus important. Nous avons hérité de la génération précédant la nôtre une démarche « programmatique » que nous articulions à un activisme estudiantin débridé. Aussi improbable que cela paraisse, cette rencontre fut dynamique et créatrice. Mais il nous a fallu apprendre l’action dans la durée - et le caractère éminemment concret (ce qui ne veut dire ni superficiel ni simple) des réalités (formations sociales...) comme des choix politiques et stratégiques ; apprendre, donc, la place centrale de « l’analyse concrète d’une situation concrète » où Lénine, précisément, était passé maître.

Nous avions sur nos étagères la collection complète des Œuvres de Lénine. Signe des temps qui changent, il probablement fort difficile de la trouver aujourd’hui en libraire ou trônant dans les appartements des (jeunes) militants. Le changement de génération politique est aussi radical que celui de la situation internationale. Dans les années 1960-1970, nous vivions à l’heure de la « dialectique des trois secteurs de la révolution mondiale », pour parler la langue de l’époque. L’an 1968 en était le symbole avec pour la révolution prolétarienne la grève générale française, avec pour la révolution coloniale l’offensive du Têt au Vietnam et avec pour la révolution politique anti-bureaucratique le printemps de Prague. Nous vivons aujourd’hui à l’heure de la mondialisation capitaliste. L’expérience historique et les références collectives ne sont plus les mêmes.

Sur la base d’un héritage programmatique riche, nous avons cherché à (re)construir, au cours des années 1970-1980, une conception anti-mécaniste et anti-réductionniste du marxisme. Qu’est-ce que les générations militantes présentes ont assimilé de ces élaborations ? Difficile à dire. Des problèmes nouveaux se posent - ou des problèmes anciens se posent sous des éclairages nouveaux. Comme si, tous les vingt ou trente ans, une remise à plat générale de la réflexion était à l’ordre du jour. Pourtant, comme aime à le répéter Daniel Bensaïd (citant Gilles Deleuze), « on recommence toujours par le milieu ». Du passé de la pensée révolutionnaire, on ne fait pas aisément table rase. Les questions stratégiques de fond demeurent, aussi longtemps que perdure la domination capitaliste. Le dialogue nord-sud ou est-ouest n’est pas (ou plus) rompu. Il a repris au sein des forums sociaux, de l’altermondialisme, du mouvement anti-guerre, donnant naissance à un nouvel internationalisme. Un lieu possible de rencontre intergénérationnel entre les élaborations d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

* Cette contribution a été présentée à la conference : “Mapping Difference : Structures and Categories of Knowledge Production”, May 19-20, 2006, Franklin Center, Duke University, United States. Conference Organizers : Sucheta Mazumdar and Vasant Kaiwar (Conference funded by the Asia Pacific Studies Institute, Vice Provost for International Affairs, Vice Provost for Interdisciplinary Studies, Center for International Studies, Center for Latin American Studies and the Center for European Studies.).

Notes

1. J’indique au fil des notes de bas de page certains des ouvrages de référence dont nous nous sommes nourris.

2. Voir aussi un rapport préparé pour un séminaire organisé par diverses composantes de la gauche philippine : Pierre Rousset, 1965-2005 : Deux générations dans l’évolution de la gauche radicale européenne et quelques « questions brûlantes », http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=1138

3. La Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), ancêtre de l’actuelle Ligue communiste révolutionnaire (LCR) - section française de la Quatrième Internationale.

4. Son Traité d’économie marxiste (2 tomes, Julliard, Paris 1962) nous a servi d’introduction générale à Marx et au marxisme.

5. Dans le contexte de cette contribution, le « nous » peut prendre plusieurs sens. Il peut renvoyer à la génération militante des années 1960-1970 ou plus spécifiquement au courant politique auquel j’appartiens (du moins, sur le plan international, à son aile dite « majoritaire »). Le « nous » peut aussi signifier le réseau de collaboratrices et collaborateurs de l’Institut international de recherche et de formation (IIRF), à Amsterdam. C’est en effet dans le cadre des activités de cet institut que, durant les années 1980, nous avons mené un travail collectif de réflexion sur l’expérience militante de notre génération. Daniel Bensaïd et Michael Löwy, auxquels je me réfère ici souvent, y ont très activement contribué.

6. Ernest Mandel, « La troisième révolution chinoise (décembre 1950) », in La longue marche de la révolution, édition Galilée, Paris 1976, pp. 125-201..

7. Ernest Mandel, « La révolution mondiale, de sa phase empirique à sa phase consciente (Remarques à propos du 4è Congrès mondial) (juillet 1954) », op. cit. pp. 203-213.

8. « Ernest mandel, « La place du 9è Congrès mondial dans l’histoire de la IVè Internationale » op. cit., pp. 301-318.

9. Il s’agit notamment des Grundrisse et de la correspondance de Marx et Engels, dont, de Marx, la fameuse « Lettre à la rédaction des Otétchestvennyé Zapiski » (novembre 1877), Karl Marx & Friedrich Engels, Correspondance, Editions de Moscou, pp. 311-314.

10. Centre d’Etudes et de Recherches marxistes, Sur les société précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine. Préface de Maurice Godelier, Editions sociales, Paris 1970. Voir aussi en Grande-Bretagne : Eric Hobsbawn, Introduction to Karl Marx : pre-capitalist economic formations, Lawrence and Wishart, Londres 1964. Ainsi que Teodor Shanin, Late Marx and the Russian road. Marx and the « peripheries of capitalism ». A case presented by Teodor Shanin, Montly Review Press, New York 1983.

11. En référence à la succession des modes de productions primitif, antique, féodal, capitaliste et socialiste.

12. Lettre à Véra Zassoulitch (1881), in Godelier, op. cit, pp. 318-342. Trouvant que Marx n’était pas assez marxiste, les marxistes russes ne publièrent pas sa réponse.

13. Voir pour une présentation du débat : Ernest Mandel, « Le ‘mode de production asiatique’ et les préconditions historique de l’essor du capital », in La formation de la pensée économique de Karl Marx, François Maspero, Paris 1967 ; ainsi que l’ouvrage collectif du CERM : Sur le « mode de production asiatique », Editions sociales, Paris 1969. Et : Perry Anderson : « B. Le ’mode de production asiatique’ » en annexe à L’Etat absolutiste II - l’Europe de l’Est, Maspero, Paris 1978.

14. S’il y a un lien entre la problématique de l’histoire ouverte et celle de la multilinéarité du processus historique, elles ne sont pourtant pas identiques, comme le note Michael Löwy. Le passage d’un débat à l’autre n’était pas « nécessaire », mais il marque notre parcours intellectuel.

15. Michael Löwy, Histoire ouverte et dialectique du progrès chez Marx, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=2257

16. Daniel Bensaïd, Fragments pour une politique de l’opprimé : événement et historicité, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=1415

17. Ernest Mandel, Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion. Anthologie, Maspero (coll. « Poche rouge »), 3 vol., Paris 197-1973. Les quelques expérience tirées du tiers-monde concernent la Chine (1928-1934), la Bolivie (1953-1963), l’Algérie (1962-1963) et l’Indonésie (1945-1964). Notons que nous n’avons alors produit aucune anthologie similaire concernant d’autres facettes d’une stratégie, ou d’autres hypothèses stratégiques.

18. Pour un très bref rappel du débat de l’époque : Pierre Rousset, Il y a quarante ans : bain de sang en Indonésie , 29 septembre 2005, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=552

19. Voir Michael Löwy, The relevance of permanent revolution, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=2279

20. « Permanent », « ininterrompu » : ces nuances terminologiques sont assez insaisissables et ne résistent pas à la traduction en de nombreuses langues.

21. Michael Löwy, The Politics of Combined and Uneven Development. The Theory of Permanent Revolution, Verso & NLB, Londres 1981.

22. Teodor Shanin, The roots of otherness : Russia’s turn of centruy. Vol. 1 : Russia as a « developing society ». Vol. 2 : Russia, 1905. Revolution as a moment of truth, MacMillan, Houndmills and London 1985, 1986. Il est intéressant de comparer les thématiques abordées par Shanin et par les (excellentes) œuvres de référence d’E. H. Carr, La Révolution bolchevique (3 vol.), Editions de Minuit, Paris 1969-1974 et de Léon Trotsky, 1905 suivi de Bilan et Perspectives, Editions de Minuit, Paris 1969 et son Histoire de la révolution russe.

23. J’ai tenté de le montrer dans : Pierre Rousset, La révolution chinoise, tome. 1 : La Deuxième révolution chinoise et la formation du projet maoïste et tome 2 : Le projet maoïste à l’épreuve de la lutte de pouvoir, Cahiers d’études et de recherche n° 2 et 3, Institut International de recherche et de formation (IIRF), Amsterdam novembre 1986 et mars 1987.

24. Notamment Ho Chi Minh, Vo Nguyen Giap, Le Duan et Truong Chinh.

25. Georges Boudarel, « Essai sur la pensée militaire vietnamienne », in Tradition et Révolution au Vietnam, sous la direction de Jean Chesneaux, Georges Boudrel et Daniel Hemery, Editions Anthropos, Paris 1971 (pp. 460-495). L’article était initialement paru dans la revue L’Homme et la société n° 7, janvier-mars 1968.

26. Daniel Bensaïd, « Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! » : Lénine et la politique, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=1464

27. Deux contre deux et une abstention, puis trois contre deux.

28. Nous n’avons jamais travaillé certaines expériences révolutionnaires est-asiatiques pourtant contemporaines et importantes, comme en Corée le soulèvement de Kwangdju en 1980.

29. Elle a cependant été partiellement intégrée à la réflexion stratégique « européenne », mais il s’agit alors essentiellement d’expériences latino-américaines. Voir par exemple François Sabado, Quelques éléments clés sur la stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=2199

30. Lénine, « De la coopération », 4 janvier 1923, Œuvres, tome 33, pp. 480-481 Editions sociales, Paris 1977. Voir aussi, parmi d’autres, Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, Seuil, Paris 1976 et Esther Kingston-Mann, Lenine and the Problem of Marxist Peasant Revolution, Oxford University Press, New York-Oxford 1983.

31. L’un de nos livres de chevet, concernant la Chine, était celui de William H. Hinton, Fanshen, Plon (Terre Humaine), Paris 1971. Sur cette question comme sur d’autres, nous avons aussi utilisé la collection des Etudes vietnamiennes publiée par Nguyen Khac Vien.

32. J’ai abordé sous l’angle écologique la question de la modernité des classes sociales dans : Pierre Rousset, « Se laisser questionner par l’enjeu écologique » in Michael Löwy (coord.), Ecologie et socialisme, Syllepse, Paris 2005. http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=164

33. Avec en France la figure pionnière de René Dumont.

34. Sur cette question, l’un de nos livres de chevet à l’époque était : Georges Haupt, Michael Löwy, Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale 1848-1914. Etudes et textes, Maspero, Paris 1974 [Réédité depuis chez l’Harmattan, Paris 1997]. Pour une approche d’ensemble des nationalismes, voir notamment Michael Löwy, « Why Nationalism ? », The Socialist Register, Londres 1993. Ce texte est inclus, en français, dans : Michael Löwy, Patrie ou planète ? Nationalismes et internationalismes de Marx à nos jours, Ed. Page deux, Lausanne 1997.

35. Sur l’analyse de la formation de la nation vietnamienne, voir Lê Than Khôi, Histoire du Vietnam des origines à 1858, Sudestasie, Paris 1981. Pour Nguyen Khac Vien, une « civilisation originale » est apparue « vers la fin du premier millénaire avant notre ère » qui « finira par se constituer en une culture nationale indépendante » après dix siècles d’occupation chinoise (Han). Nguyen Khac Vien, Vietnam, une longue hsitoire, L’Harmattan, Paris 1999. Voir aussi Thomas Hodgkin, Vietnam. The Revolutionary Path, Macmillan, Londres & Basingstoke 1981.

36. Nayan Chanda, Brother Enemy. The War after the War. A history of Indochina since the fall of Saigon, HNJ, San Diego-New York-London, 1986. Voir aussi Jaap Van Ginneken, The Third Indochina War. The conflicts between China, Vietnam and Cambodia, University of Leiden, Summer 1983. Wilfred Burchett, The China Cambodia Vietnam Triangle, Zed Press & Vanguard Books, Londres & Chicago 1981. Grant Evans & Kelvin Rowley, Red Brotherhood at War. Indochina since the fall of Saigon, Verso, Londres 1984.

37. Daniel Hémery, Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine. Communistes, trotskystes, nationalistes à Saigon de 1932 à 1937, Maspero, Paris 1975. Pierre Rousset, Communisme et nationalisme vietnamien. Le Vietnam entre les deux guerres mondiales, Galilée, Paris 1978.

38. Pierre Rousset, Mumbai, rien n’était joué d’avance, éléments de réflexion sur le processus indien du FSM (rapport), http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=176 et Regard sur le Forum social de Karachi et sa portée internationale, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=1923.

39. Voir la proclamation parlementaire du 18 mai 2006, Full text of the Landmark Proclamation by Nepal’s Parliament, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=2238

40. Voir Daniel Bensaïd, La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Editions de la Passion, Paris 1995 et Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Fayard, Paris 1995.

41. Lénine, « Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky », 30 décembre 1920, Œuvres, tome 32, Editions sociales, 1962, pp. 16-17.

42. Michael Löwy, par exemple, propose la formule « d’Etat bureaucratique d’origine ouvrière » dans son ouvrage The Politics of Combined and Uneven Development. The Theory of Permanent Revolution, op. cit. pp. 215-219. Je préfère cette formule à la plupart des autres, plus « classiques » et je suis d’accord avec Löwy pour dire que la bureaucratie une fois « cristallisée », devenue couche dirigeante hégémonique dans et à travers l’Etat, ne peut pas être considérée comme une simple « fraction du prolétariat » ni d’ailleurs comme une classe fondamentale au sens où elle incarnerait (déjà ?) un mode de production spécifique. Nous restons dans le cadre de sociétés de transitions. Löwy préfère utiliser le terme d’« état » (estate), plutôt que « castes » (qui renvoi à une réalité trop différente, dans le système hindou) : un « état » qui prend la place d’une classe dominante non-existante. Je trouve la démarche séduisante, mais je propose de reprendre aussi l’analyse des processus : évolution des sociétés de transition, processus de bureaucratisation et transformation des rapports particuliers entre société et Etat dans ce cadre (en se rappelant qu’il n’y a jamais eu d’Etat ouvrier au sens où l’on entend Etat bourgeois).

43. Je fais évidemment référence ici aux « notes » contre le « chauvinisme grand-russe » dictées par Lénine, avant que la maladie ne le condamne au silence : « La question des nationalités ou de l’’autonomie ‘ », 30 et 31 décembre 1922, Œuvres, tome 36, Ed. sociales, Paris 1976, pp. 618-624. « Je suis fort coupable, je crois, devant les ouvriers de Russie, de n’être pas intervenu avec assez d’énergie et de rudesse dans la fameuse question de l’autonomie [...]. [L’actuelle politique est] incapable de défendre les allogènes de Russie contre l’invasion du Russe authentique, du Grand-Russe, du chauvin, de ce gredin et de cet oppresseur qu’est au fond la bureaucratie russe typique ». Voir aussi Moshe Lewin, Le dernier combat de Lénine, Minuit, Paris 1979 et Michael Löwy, Lénine contre Staline : la question nationale, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=2438. Léon Trotsky développe progressivement une analyse spécifique du processus de bureaucratisation post-révolutionnaire dans Cours nouveau (1923), La Révolution défigurée (1927-1929) et La Révolution trahie (1936). Voir le recueil : Léon Trotsky, De la révolution, Editions de Minuit, Paris 1963.

44. Un recueil qui fut pour nous de référence : Hélène Carrère d’Encausse et Stuart Schram, Le marxisme et l’Asie 1853-1964, Armand Colin, Paris 1965. Stuart Schram fut aussi l’un de ceux qui nous introduisit la thématique de la « sinisation » du marxisme. Voir notamment Mao Tse-toung présenté par Stuart Schram, deuxième édition revue et augmentée, Armand Colin, Paris 1972 et Mao Tse-toung, Penguin Books, 1966.

45. Ernest Mandel, La place du marxisme dans l’histoire, Cahier d’étude et de recherche n° 1, Institut international de recherche et de formation (IIRF), Amsterdam juillet 1986. Le chapitre 7, de conclusion, titre « Réception et diffusion du marxisme de par le monde ». Il traite pour l’essentiel de sa diffusion en Occident et n’aborde quasiment pas la question des transformations subies par le marxisme via son internationalisation.

46. Nguyen Khac Vien, « Confucianisme et marxisme au Vietnam », in Tradition et Révolution au Vietnam, op. cité, pp. 21-57. L’article était initialement paru dans la revue La Pensée n° 105, octobre 1962. Le texte déjà mentionné de Georges Boudarel retrace la tradition militaire dont les communistes vietnamiens ont hérité. Voir aussi Jean Chesnaux, « Les fondements historiques du communisme vietnamien » (pp. 215-237).

47. Ce sont notamment les travaux du sinologue Gregor Benton qui nous ont fait connaître ce pan de l’histoire du PCC. Certains cadres trotskystes chinois ont aussi considérablement aidé à une compréhension du maoïsme, comme Wang Fanxi. D’autres, tels Peng Shutze, y ont en revanche fait carrément obstacle. Voir notamment Wang Fan-hsi, Chinese Revolutionary, Oxford, 1980 et Gregor Benton, « The Second Wang Ming Line, 1935-1938 », China Quarterly n° 61, March 1975.

48. Cette question a évidemment nourri de nombreuses polémiques sur lesquelles il n’est pas possible de revenir ici. Elles portaient sur la substance de l’analyse, mais aussi sur l’utilisation de l’adjectif stalinien. J’utilise ce terme dans son sens le plus fondamental : la subordination d’un parti à la bureaucratie soviétique. D’autres désignent par là des références idéologiques, des modes de fonctionnement, des traits bureaucratiques qui, pour moi, se retrouvent dans d’autres courants que le stalinisme. Voir (entre autres !) Pierre Rousset, La révolution vietnamienne. Rapport d’introduction à un débat (février 1986), Document de travail de l’Institut international de recherche et de formation n° 16, IIRF, Amsterdam mars 1991 ainsi que Nikita [alias Jean-Michel Krivine] et le Groupe trotskiste vietnamien en France, La révolution vietnamienne. Trois contributions à un débat (février 1986), Document de travail de l’Institut international de recherche et de formation n° 18, IIRF, Amsterdam avril 1991.

49. Pierre Rousset, Le Parti communiste vietnamien, contribution à l’étude de la révolution vietnamienne, seconde édition, Maspero, Paris 1975 et « The Peculiarities of Vietnamese Communism », in Tariq Ali ed., The Stalinist Legacy. Its impact on 20th-Century World Politics, Penguin Books, 1984, pp. 321-344. Voir aussi dans ce volume (et dans une perspective différente de la mienne) : Roland Lew, « Maoism, Stalisnim and the Chinese Revolution », pp. 273-320.

50. Je profite de l’occasion pour placer une autocritique (parmi d’autres !). Dans mes écrits des années 1980, je saluais en Mao un maître es-stratégie, mais le considérais piètre philosophe - une opinion que ne partageais pas des philosophes comme Alain Badiou. Je crois que j’exprimai surtout ma propre incompétence en matière philosophique.

51. La boutade ne doit pas cacher l’apport tout à fait effectif de divers courants maoïstes français à l’expérience de notre génération militante.

52. Formule empruntée à Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Histoire du Court XXe Siècle (1914-1991), Editions complexes - Le Monde diplomatique, Paris 1999.

53. Michael Löwy, notamment, a beaucoup publié sur les marxismes en Amérique latine et leurs racines nationales ou continentales.

54. Voir notamment Daniel Bensaïd, L’archipel des mille (et un) marxismes, http://www.europe-solidaire.org/art... ?id_article=1499

Références existant sur le site d’ESSF

Pour atteindre les textes référencés ici et qui sont présents sur le site d’ESSF, cliquez sur les titres suivants :

Daniel Bensaïd, Fragments pour une politique de l’opprimé : événement et historicité

Daniel Bensaïd, « Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! » : Lénine et la politique

Daniel Bensaïd, Fragments pour une politique de l’opprimé : événement et historicité

Daniel Bensaïd, L’archipel des mille (et un) marxismes

Michael Löwy, Histoire ouverte et dialectique du progrès chez Marx

Michael Löwy, The relevance of permanent revolution

Michael Löwy, Histoire ouverte et dialectique du progrès chez Marx

Michael Löwy, Lénine contre Staline : la question nationale

Parlement népalais, Full text of the Landmark Proclamation by Nepal’s Parliament

Pierre Rousset, 1965-2005 : Deux générations dans l’évolution de la gauche radicale européenne et quelques « questions brûlantes »

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ROUSSET Pierre

Mis en ligne le 27 juin 2006


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