La xénophobie, une impasse biologique, historique et philosophique

vendredi 13 janvier 2012.
 

On connaît tous la phrase culte de Jean-Marie Le Pen  : « Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines, mes voisines à des inconnus et des inconnus à mes ennemis. » Bien sûr, nous avons tous des cousines qui nous font préférer nos voisines et mêmes des voisines qui nous feraient préférer n’importe quel inconnu, mais la remarque est anecdotique. Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est qu’à force de préférer ses filles, ses nièces ou ses cousines, on finit par se marier entre cousins. On sait bien que l’extrême droite va parfois faire les poubelles de l’Action française, mais il ne faut pas oublier que l’endogamie de l’aristocratie de l’Ancien Régime a fourni plus de crétins congénitaux que tous nos villages alpins réunis  !

Le programme du Front national, par sa méfiance de l’inconnu, ignore cette règle que tout anthropologue connaît  : c’est par l’exogamie que les espèces progressent. Le repli sur soi, sa culture, sa maison, ses habitudes ou ses cousines est donc appauvrissant. Comment progresser quand l’inconnu provoque une méfiance  ? Comment se remettre en question (pas de progrès sans ce doute philosophique salvateur) si l’on préfère le miroir rassurant tendu par ses voisines  ? L’extrême droite sait-elle ce que nos mathématiques doivent aux Arabes, notre médecine aux juifs, notre philosophie aux Grecs, nos arts à la Renaissance italienne, etc.  ? À trop fréquenter leurs cousines, j’ai bien peur que non. Du coup, la lutte que se livrent la Droite populaire et le Front national sur le dos des binationaux prend tout son sens. Il s’agit d’incarner le mieux une xénophobie du terroir. L’inconnu fait peur et cet étrange étranger n’est décidément pas de chez nous  ! La lettre que Marine Le Pen a envoyée, il y a quelques mois, aux députés français montre assez que la peur lui tenait la plume. Elle y évoquait la difficulté qu’il y aurait à intervenir militairement en Algérie, compte tenu du nombre de Franco-Algériens dans notre pays. Comment ne pas voir que ce qui fait peur à l’extrême droite est, en fait, une chance pour tous  ! Parce qu’enfin c’est justement parce qu’il y aura de plus en plus de binationaux que les guerres seront de plus en plus impossibles  ! On ne pourrait plus envahir l’Algérie, râle Mme Le Pen  ! Mais je ne savais pas que c’était à l’ordre du jour ni même qu’il fallait s’en garder la possibilité. Le nombre de binationaux est donc plutôt le signe d’un rapprochement des pays qu’un handicap à notre bellicisme. La double nationalité est donc, n’en déplaise à Marine Le Pen, Claude Goasguen ou Claude Guéant, un facteur de paix, ainsi que sa conséquence. Bref, une spirale vertueuse  !

À la fois français et italien, je suis donc invité par ces thuriféraires de la pureté française à choisir. Mais à choisir entre quoi et quoi  ? Entre mon père et ma mère  ? N’y pensez même pas  ! Entre Descartes et Machiavel ou bien entre Sartre et Vico  ? J’ai la synthèse philosophique assez aiguisée pour éviter le scalpel des intégristes de la pureté. Entre Ronsard et Dante Alighieri  ? Les vers du premier ne m’ont jamais ému, c’est vrai, tandis que j’ai eu le sentiment, au milieu de ma vie, «  de me retrouver dans une forêt obscure dont j’aurais perdu le chemin  ». Aurais-je basculé, sans le savoir, du côté de la Divine Comédie, c’est-à-dire, de l’autre coté des Alpes  ? Il est vrai que la phrase de Jean-Marie ne m’aide pas  : j’ai aussi des cousins là-bas  ! En fait, ce qui pose problème pour ceux qui voient dans la double nationalité un risque, c’est la difficile double allégeance dont parle la chef de file de l’extrême droite dans sa lettre aux députés français et à qui elle demandait (avant M. Goasguen, ou après, avant M. Guéant  ? Je ne sais plus) d’interdire cette «  situation explosive  ». Face à deux mauvaises solutions, j’ai tendance à choisir celle qu’on ne me donne pas. Allégeance à la France ou bien à l’Italie  ? Ni l’une ni l’autre  ! Je ne fais pas allégeance et me sens très français ce faisant, car, pour moi, et beaucoup d’autres je pense, la nationalité n’est pas une allégeance, mais une vigilance  ! Vigilance, par exemple, à ce que Voltaire ne soit pas embrigadé par les islamophobes. Vigilance également à ce que l’humanisme de notre philosophie des Lumières nous permette de ne pas confondre le projet européen avec un club de banquiers. Mais aussi vigilance à ce que le génie créatif italien ne soit pas décliné au passé simple, sous les coups de boutoir d’une télévision indigente. Vigilance, enfin, partout et toujours, à ne jamais accepter (ni des ligues lombardes ni de personne) que ma Sicile soit ramenée à des clichés réducteurs et indignes de son don à s’enrichir de toutes les cultures, de tous les inconnus qui ont cru naïvement pouvoir la dompter. Binational, je sais, plus qu’un autre peut-être, que l’Europe peut exister. Les Grecs, les Romains, les Goths, les Byzantins, les Arabes, les Normands, les Espagnols et même brièvement les Anglais, toutes les nations européennes ont défilé, semé, détruit et construit dans cette île méditerranéenne qui prouve à tous ceux qui préfèrent leurs voisines aux inconnus qu’ils manquent quelque chose  !

Par Michel Sparagano, professeur de philosophie.

Tribune dans L’Humanité


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