Rocard et Larrouturou : « Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ? »

samedi 14 janvier 2012.
 

Voici un événement pour moi. Je me dois de le souligner. Je vais reproduire et conseiller la lecture d’un texte de Michel Rocard. Ce « Point de vue » a été publié dans « Le Monde » daté du 2 janvier.

Il ne m’est arrivé qu’une autre fois dans le passé de faire d’un texte de Rocard une référence. Sous le titre « La social-démocratie dans le miroir de la modernité », paru dans « Libération » en 1993 j’avais trouvé le résumé le plus brillant d’une doctrine de gauche à propos de la place du mouvement socialiste dans le projet de construction européenne. La suite montra l’ampleur de l’illusion. Mais dans le moment c’était ce qui avait été le mieux dit et le mieux mis en mot sur le sujet. Par la suite, à qui suit le personnage, Rocard au milieu de mille choses qui le situent dans une autre galaxie que la mienne, s’exprima d’une façon qui faisait suite à cette analyse initiale. Personne n’y fit attention je crois bien. Moi si. Il est vrai que j’ai écrit un livre pour expliquer le sens de l’année politique que j’ai passé à ses côtés lorsqu’il dirigea le Parti Socialiste. Ouvrage méconnu, il est vrai. Mal imprimé, bourré de fautes de relecture et encore plus mal distribué. Mais un bon travail sérieux et documenté dans lequel j’ai brûlé pour rien mes vacances d’été. Son principal défaut est son titre peu appétissant : « Rocard, le rendez-vous manqué ». Ce livre traite de l’année où le destin politique de Michel Rocard s’est réglé dans le néant d’un résultat électoral désastreux aux élections européennes. J’ai voulu à l’époque montrer que cet homme n’était victime d’aucun des travers psychologiques auxquels nombre de commentateurs tentaient de réduire son échec. Ce que j’ai écrit sur sa ligne et le sens de ses erreurs d’orientation me paraissait accablant. J’ignorais que la ligne Hollande ferait de lui un quasi gauchiste. Puis l’homme a analysé la fin du projet européen avec la même lucidité et au nom des prémices posées dans le papier fondateur publié dans « Libération ». Je recommande de lire Rocard chaque fois qu’il écrit. Il y a au moins deux intérêts à cela. D’une part on sait où en est la dérive des continents à gauche et d’autre part on trouve toujours des pépites à recycler. Cette fois-ci son article est co-signé avec Pierre Larrouturou, un honnête homme de la deuxième gauche qui serait bien plus à l’aise au Front de Gauche que nulle part ailleurs, à condition d’imaginer qu’un intellectuel puisse être à l’aise où que ce soit. Si je publie ce texte ce n’est pas que j’approuve tous ses développements et notamment pas ses mots de déférence pour Angela Merkel et les soit-disant exigences de rigueur dont celle-ci serait l’incarnation. On sait ce que je pense des conservateurs allemands. Je le fais avec l’espoir que le diagnostic de ces deux hommes aide à reconnaître la part de vérité partagée que contient le nôtre. Il s’agit ici de la relation entre les Etats, les banques et la Banque Centrale Européenne. Notre thèse constante sur le sujet, depuis le premier jour de la crise grecque, y est entièrement validée. Et l’angle d’argumentation comporte de nouveaux éléments d’évaluation que je crois très utile de ne pas manquer d’utiliser.

Ce texte est intitulé « Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ? ».

Le voici.

« Ce sont des chiffres incroyables. On savait déjà que, fin 2008, George Bush et Henry Paulson avaient mis sur la table 700 milliards de dollars (540 milliards d’euros) pour sauver les banques américaines. Une somme colossale. Mais un juge américain a récemment donné raison aux journalistes de Bloomberg qui demandaient à leur banque centrale d’être transparente sur l’aide qu’elle avait apportée elle-même au système bancaire. Après avoir épluché 20 000 pages de documents divers, Bloomberg montre que la Réserve fédérale a secrètement prêté aux banques en difficulté la somme de 1 200 milliards au taux incroyablement bas de 0,01 %. Au même moment, dans de nombreux pays, les peuples souffrent des plans d’austérité imposés par des gouvernements auxquels les marchés financiers n’acceptent plus de prêter quelques milliards à des taux d’intérêt inférieurs à 6, 7 ou 9 % ! Asphyxiés par de tels taux d’intérêt, les gouvernements sont « obligés » de bloquer les retraites, les allocations familiales ou les salaires des fonctionnaires et de couper dans les investissements, ce qui accroît le chômage et va nous faire plonger bientôt dans une récession très grave. Est-il normal que, en cas de crise, les banques privées, qui se financent habituellement à 1 % auprès des banques centrales, puissent bénéficier de taux à 0,01 %, mais que, en cas de crise, certains Etats soient obligés au contraire de payer des taux 600 ou 800 fois plus élevés ? « Etre gouverné par l’argent organisé est aussi dangereux que par le crime organisé », affirmait Roosevelt. Il avait raison. Nous sommes en train de vivre une crise du capitalisme dérégulé qui peut être suicidaire pour notre civilisation. Comme l’écrivent Edgar Morin et Stéphane Hessel dans « Le Chemin de l’espérance » (Fayard, 2011), « nos sociétés doivent choisir : la métamorphose ou la mort ? »

« Allons-nous attendre qu’il soit trop tard pour ouvrir les yeux ? Allons-nous attendre qu’il soit trop tard pour comprendre la gravité de la crise et choisir ensemble la métamorphose, avant que nos sociétés ne se disloquent ? Nous n’avons pas la possibilité ici de développer les dix ou quinze réformes concrètes qui rendraient possible cette métamorphose. Nous voulons seulement montrer qu’il est possible de donner tort à Paul Krugman quand il explique que l’Europe s’enferme dans une « spirale de la mort ». Comment donner de l’oxygène à nos finances publiques ? Comment agir sans modifier les traités, ce qui demandera des mois de travail et deviendra impossible si l’Europe est de plus en plus détestée par les peuples ? »

« Angela Merkel à raison de dire que rien ne doit encourager les gouvernements à continuer la fuite en avant. Mais l’essentiel des sommes que nos Etats empruntent sur les marchés financiers concerne des dettes anciennes. En 2012, la France doit emprunter quelque 400 milliards : 100 milliards qui correspondent au déficit du budget (qui serait quasi nul si on annulait les baisses d’impôts octroyées depuis dix ans) et 300 milliards qui correspondent à de vieilles dettes, qui arrivent à échéance et que nous sommes incapables de rembourser si nous ne nous sommes pas réendettés pour les mêmes montants quelques heures avant de les rembourser. Faire payer des taux d’intérêt colossaux pour des dettes accumulées il y a cinq ou dix ans ne participe pas à responsabiliser les gouvernements mais à asphyxier nos économies au seul profit de quelques banques privées : sous prétexte qu’il y a un risque, elles prêtent à des taux très élevés, tout en sachant qu’il n’y a sans doute aucun risque réel, puisque le Fonds européen de stabilité financière (FESF) est là pour garantir la solvabilité des Etats emprunteurs… »

« Il faut en finir avec le deux poids, deux mesures : en nous inspirant de ce qu’a fait la Canque centrale américaine pour sauver le système financier, nous proposons que la « vieille dette » de nos Etats puisse être refinancée à des taux proches de 0%. Il n’est pas besoin de modifier les traités européens pour mettre en œuvre cette idée : certes, la Banque Centrale Européenne (BCE) n’est pas autorisée à prêter aux Etats membres, mais elle peut prêter sans limite aux organismes publics de crédit (article 21.3 du statut du système européen des banques centrales) et aux organisations internationales (article 23 du même statut). Elle peut donc prêter à 0,01 % à la Banque européenne d’investissement (BEI) ou à la Caisse des dépôts, qui, elles, peuvent prêter à 0,02 % aux Etats qui s’endettent pour rembourser leurs vieilles dettes. »

« Rien n’empêche de mettre en place de tels financements dès janvier ! On ne le dit pas assez : le budget de l’Italie présente un excédent primaire. Il serait donc à l’équilibre si l’Italie ne devait pas payer des frais financiers de plus en plus élevés. Faut-il laisser l’Italie sombrer dans la récession et la crise politique, ou faut-il accepter de mettre fin aux rentes des banques privées ? La réponse devrait être évidente pour qui agit en faveur du bien commun. Le rôle que les traités donnent à la BCE est de veiller à la stabilité des prix. Comment peut-elle rester sans réagir quand certains pays voient le prix de leurs bons du Trésor doubler ou tripler en quelques mois ? La BCE doit aussi veiller à la stabilité de nos économies. Comment peut-elle rester sans agir quand le prix de la dette menace de nous faire tomber dans une récession « plus grave que celle de 1930 », d’après le gouverneur de la Banque d’Angleterre ? »

« Si l’on s’en tient aux traités, rien n’interdit à la BCE d’agir avec force pour faire baisser le prix de la dette. Non seulement rien ne lui interdit d’agir, mais tout l’incite à le faire. Si la BCE est fidèle aux traités, elle doit tout faire pour que diminue le prix de la dette publique. De l’avis général, c’est l’inflation la plus inquiétante ! En 1989, après la chute du Mur, il a suffi d’un mois à Helmut Kohl, François Mitterrand et aux autres chefs d’Etat européens pour décider de créer la monnaie unique. Après quatre ans de crise, qu’attendent encore nos dirigeants pour donner de l’oxygène à nos finances publiques ? Le mécanisme que nous proposons pourrait s’appliquer immédiatement, aussi bien pour diminuer le coût de la dette ancienne que pour financer des investissements fondamentaux pour notre avenir, comme un plan européen d’économie d’énergie. »

« Ceux qui demandent la négociation d’un nouveau traité européen ont raison : avec les pays qui le veulent, il faut construire une Europe politique, capable d’agir sur la mondialisation ; une Europe vraiment démocratique comme le proposaient déjà Wolfgang Schäuble et Karl Lamers en 1994 ou Joschka Fischer en 2000. Il faut un traité de convergence sociale et une vraie gouvernance économique. Tout cela est indispensable. Mais aucun nouveau traité ne pourra être adopté si notre continent s’enfonce dans une « spirale de la mort » et que les citoyens en viennent à détester tout ce qui vient de Bruxelles. L’urgence est d’envoyer aux peuples un signal très clair : l’Europe n’est pas aux mains des lobbies financiers. Elle est au service des citoyens. »


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