Outre-mers : développement endogène, planification écologique...

lundi 29 décembre 2014.
 

Depuis des années, j’ai assez largement fait le tour de ces territoires. Je suis allé en Nouvelle-Calédonie-Kanaky, à la Réunion, à Mayotte, à la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane. Le défi qu’ils incarnent permet un renversement de perspective. Mon idée est qu’en répondant aux questions qui se posent là-bas dans leur crudité, parfois si blessante pour l’esprit républicain, on répond aussi aux problèmes de la métropole. C’est sous cet angle que j’ai traité dans ces colonnes du plan d’autonomie énergétique proposé à la Réunion. Depuis cette date je n’ai cessé de penser les problèmes de cette façon : et si nous étions une île ? Pensons nos territoires comme autant d’îles, ça nous rendra plus audacieux !

Voici à présent le texte de l’entretien avec François-Xavier Guillerm

François-Xavier Guillerm : « Est-ce que le Front de gauche a prévu un volet outre-mer à son programme de campagne ? »

Jean-Luc Mélenchon : « Un volet ? Non, on ne travaille pas comme ça. Il faut d’abord s’accorder sur une vision et une ambition. Tout commence par là ! Je fais partie des dirigeants politiques qui connaissent l’Outre-mer. Je ne cherche pas à la flatter. Je lui propose une ambition commune. Je dénonce les visions compassionnelles ou misérabiliste. L’électoralisme est souvent un point de vue étriqué. Par exemple, dans la Caraïbe, poser la question du développement endogène, c’est s’obliger à penser la question du changement de leur relation avec les pays du sous-continent américain. Comme cette pensée est galvaudée je dois mettre tout le monde au pied du mur en parlant clair. J’estime que la Guadeloupe et la Martinique devraient être partie prenante de l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique) et de la CELAC (Communauté des États latino-américains et des Caraïbes). Si on ne comprend pas ça, je me demande ce que nous allons faire dans cette région. Qu’y fait-on ? Quelle est la perspective d’avenir ? Peut-on ignorer le continent qui se trouve à côté ? Doit-on se penser comme le bord d’un monde ou le commencement d’un autre ? Non, les relations devraient être extraordinaires… Les Français des caraïbes pourraient être des acteurs centraux de la région compte tenu de leur avance technique donnée par leur industrie nationale, et leur haut niveau d’instruction et qualification.… »

Quel regard portez-vous sur la relation de la République avec ses Outre-mers ?

« Je vis avec mon temps et mon temps ne pose pas la question des distances comme il y a un siècle ou cinquante ans ! Par conséquent, j’ai tendance à récuser les mots qui croient nommer en ne disant rien sur ce qu’ils désignent mais tant sur celui qui les utilise !… Comme « ultra-périphériques » pour désigner des régions européennes ! Le mot montre juste la pensée bornée de celui qui l’a trouvé ! Ce serait moins exotique mais on ferait mieux de parler de régions insulaires. Car le véritable dénominateur commun des situations, c’est l’insularité. J’inclurais volontiers dans cette définition la Guyane qui est comme une île au bord de l’Amazonie. L’autre caractéristique c’est le modèle d’insertion de ces îles dans le modèle capitaliste de notre temps. »

Vous parleriez d’économie de comptoir ?

« Précisément, le modèle que propose l’Union Européenne, c’est l’économie de comptoir ! Pendant presque un demi-siècle, les progressistes se sont battus sans relâche pour un modèle de développement endogène. Et pendant des décennies, nous avons affronté une droite qui, elle, était bec et ongles accrochée à quelques intérêts économiques et quelques familles qui vivaient pour l’essentiel du contrôle du droit d’entrée et de sortie des marchandises. Actuellement, les nouveaux partenariats économiques ont placé tout le monde sous l’égide de la concurrence généralisée. Ce modèle assigne aux régions insulaires un rôle de hub de passage des marchandises européennes manufacturée vers des continents désarmés par les accords de libre-échange. A mesure que l’Europe exporte la règle de la libéralisation, ses produits manufacturés se déversent en transit par ses territoires « ultra-périphériques » conçus comme des postes avancés en territoire commercial à submerger. En contrepartie, on concède la liberté de circuler aux produits agricoles. Tout le monde y est perdant. Car les agricultures vivrières sont éradiquées au profit de produits de l’agriculture productiviste, à très bas prix et de mauvaise qualité. On a vu ça pour le cas de la banane, en écrasant toutes les productions locales. Tout ce qui a été construit dans les territoires insulaires de la Caraïbe, mais aussi dans les Océans Indien ou Pacifique, est menacé par cette ouverture généralisée. Elle tue net tout objectif de développement endogène. La droite et les sociaux-libéraux s’en réjouissent car ils ne croient qu’au mythe de la libre circulation garante du développement. »

Qu’opposez-vous à ce système ?

« Nous sommes en bataille sur deux fronts. Contre les libéraux représentés par l’UMP ; ceux-là sont nos adversaires. Le système c’est eux ! Ensuite contre nos concurrents, les socialistes qui, eux, se croient modernes en accompagnant le modèle économique libéral. Ils combattent avec des airs de modernité extrêmement ampoulés et prétentieux le choix du développement endogène. Ils ne croient qu’à l’économie de service. »

Le développement endogène, c’est la grande bataille du gouvernement et de Nicolas Sarkozy…

« Là aussi, il faut se mettre à la page ! Sarkozy est maître d’une technique de communication qui a été inventée par Tony Blair en Grande-Bretagne, qui s’appelle la triangulation. Cela consiste à prendre les mots de ses adversaires pour les vider de leur sens. C’est comme ça que vous voyez M. Sarkozy faire des discours contre le capitalisme, pour moraliser la finance, pour réduire le rôle des banques. Le développement endogène fait partie de ses usurpations. Mais il fait tout le contraire. »

Comme quand il parle du « peuple martiniquais » au Panthéon lors de la cérémonie d’hommage à Aimé Césaire ?…

« Voilà ! C’est typique, en effet ! Comme l’épisode Guy Môquet… Nous voyons-là le caractère très globalitaire de ce type de propagande et de l’ordre dominant qui empêche de penser en volant les mots. Je crois que c’est là le sommet de la communication de propagande. Mais dans la réalité, la politique de Nicolas Sarkozy, c’est celle de la concurrence libre et non faussée. C’est pour ça qu’il est le saccageur du développement endogène. Ses amis sur le terrain ne le démentent pas. »

Que proposez-vous en matière de développement endogène ?

« Une méthode. La planification écologique ! Je propose un exemple. Celui qu’a voulu faire vivre Paul Vergès. Il est parti d’un grand besoin incontournable, contemporain : la production énergétique. Il a voulu démarrer par un plan d’autonomie énergétique. Et ce plan met aussitôt en mouvement toute une série de techniques qui appellent autant de main d’œuvre, autant de qualifications… Pour l’énergie motrice de la mer, il faut les centres de recherche pour mettre au point des machines, il faut le personnel formé pour savoir les fabriquer et les faire tourner, les entretenir. Et, bien sûr, il faut les entreprises. Voilà comment, à partir d’un objectif, là produire de l’énergie, on construit toute une chaîne de métiers, une chaîne de qualifications. A partir de là, du salaire est distribué, celui-ci va à la consommation et si on prend les mesures qui protègent les productions et les consommations vivrières, vous commencez à atteindre les points d’équilibre du développement endogène. Tels sont les cercles vertueux du développement local. Voilà comment je me représente la ligne de la planification écologique comme moteur du développement endogène. »

Quelle politique économique alors ? Défiscalisation ? Subventions ?

« Tout ça, ce sont des variantes de la même chose. On pense qu’en caressant la tête du capital, on gagnera sa bienveillance et sa gentillesse. Je ne suis partisan de rien de tout ça qui n’a jamais fait la preuve de la moindre efficacité économique. Je suis partisan de l’investissement productif écologique. Ou bien l’investissement privé se fait, ou bien, c’est l’Etat ou les collectivités locales qui prennent le relais. L’investissement privé dans ce cas est assez essentiellement prédateur et même spéculatif. Il faut donc s’appuyer sur d’autres leviers de propriété pour investir. Je pense à une propriété sociale plus importante, qu’elle soit régionale, départementale, que ce soient des coopératives ouvrières, mutuelles, ou capital d’Etat par la propriété nationale lorsque la Caisse des dépôts et consignation est en situation d’investir. »

Le chômage est supérieur de deux à quatre fois par rapport à l’hexagone, et chez les jeunes, c’est encore pire. Que proposez-vous ?

« J’entends trop souvent répondre que c’est une affaire de formation ! Attention, on peut avoir les chômeurs les mieux formés du monde ! S’il n’y a pas d’initiative entrepreneuriale, si la totalité du modèle économique parasitaire méprise les opportunités locales, il n’y aura aucun développement durable. Une fois de plus il faut donner une direction. La planification écologique est notre outil. Exemple, le retour des agricultures vivrières devra s’appuyer sur une industrie de transformation agro-alimentaire. Je suis consterné de voir l’état de désastre avancé de l’agro-alimentaire, son incapacité à penser d’autres sortes de production… L’élite caraïbe doit s’emparer des leviers de commandes ! La main invisible du marché ne peut rien pour elle ! Voyez comment la méthode de Paul Vergès portait du futur ! »

Vous revenez à l’exemple réunionnais du GERRI…

« Je sais qu’à présent la droite a saccagé ce plan d’autonomie. Mais je m’étonne que cette façon de voir ne soit jamais posée par la gauche social-démocrate. Elle reste sur un modèle très continental et européen : aidons le capital à prospérer et les miettes qui tomberont seront plus grosses à partager. Ils restent fascinés par la stabilité de la rente financière comme moteur de l’économie. C’est le modèle de la politique « austéritaire » actuelle, imposé par l’Union Européenne qui va tuer toute possibilité de respiration économique des territoires dont les cris ne seront même pas entendus de la métropole lorsqu’ils auront lieu. »

Pour autant, on a donné la parole aux Guyanais et aux Martiniquais pour choisir de faire évoluer leurs institutions…

« La discussion statutaire a été souvent le prétexte à ne poser aucune des questions économiques fondamentales. On a, de cette manière, provoqué des batailles rangées qui ont enkysté des oppositions au moment où il serait plus judicieux de provoquer une réflexion commune et une mobilisation sur le modèle de progrès humain local. La question essentielle pour moi est celle qui va départager les libéraux et les planificateurs du modèle social écologiste.

Pensez-vous que les socialistes soient condamnés à poursuivre la même politique « austéritaire » que celle de la droite ?

« Je n’arrive pas à le croire ! En ce moment c’est la stupeur. En quelques jours François Hollande a annoncé un plan d’austérité qui prévoit 50 milliards d’économies budgétaires, il a renoncé à la retraite à 60 ans et fait appel à Bayrou ! Cette contraction de la dépense publique et sociale conduit la société dans une impasse. François Bayrou a, lui, prévu 100 milliards… Tout ça va être prélevé quelque part ! Ce sont des infirmiers, des postiers, des agents des services publics partout en moins… Or, l’emploi public peut être un moteur du développement endogène. Dès lors, on peut dire que l’élection présidentielle va aussi fonctionner, là comme ailleurs, comme une sorte de référendum pour ou contre l’austérité. Nous, nous sommes pour la relance sociale et écologique de l’activité ; eux sont pour l’austérité. Alors vous avez le choix. »

Cela va déjà se discuter avec le vote du budget…

« Nous en sommes au quatrième collectif budgétaire ! La France est entrée en récession et pourtant la pente prise est celle de l’austérité croissante… Cela veut dire : contraction de la dépense publique sur laquelle repose tous les efforts d’infrastructure de nos territoires ; contraction de la dépense sociale, donc la fin de toute espérance d’avancer vers l’égalité des droits entre les îles et la métropole. Cette politique, quels que soient l’habillage et l’emballage, tuera tout ce qui a commencé à être construit par les territoires. »

« Nous sommes tous condamnés au métissage. La France métropolitaine est métisse », m’avez-vous dit. Vous sentez-vous glissantien ? »

« Glissant, Chamoiseau, Césaire et les autres… Je ne veux pas abuser de leur autorité. Ils sont dans une dimension de l’esprit qui n’est pas étroitement celle de l’action politique dans laquelle je suis placé. L’action est manichéenne. Je fais ou je ne fais pas. La pensée, elle, se situe dans un horizon temporel qui n’est pas celui de l’action immédiate. Je voudrais que ma façon de voir soit utile ; je suis un homme né à Tanger dans la tradition de l’universalisme humaniste et mon expérience de la vie, d’élu d’une banlieue où il y a 93 nationalités, me font savoir par expérience que la diversité est source d’humanité. La diversité produit et reproduit de l’humain, tandis que l’uniformisation ne produit que des consommateurs standardisés. La France des élites héréditaires a un regard très daté qui continue à distinguer entre les Français et à pratiquer un universalisme plus compassionnel que réellement égalitaire et militant. Ils vivent dans un monde, presque celui des békés. Ils n’ont pas l’air d’être au courant que les autres existent. Ils ne pensent qu’à eux et ne pensant qu’à eux, ils ne s’aperçoivent pas de leur propre déchéance sociale. »

Que pensez-vous de la démarche d’Oscar Témaru qui veut réinscrire la Polynésie sur la liste de l’ONU des pays à décoloniser ?

« C’est une erreur de perspective. Mettre en cause le modèle institutionnel sans mettre en cause le modèle du capitalisme financier de notre époque me paraît très mal ajusté. S’il y a une économie atrophiée et des abus et des excès de prédation de toutes sortes, je ne crois pas qu’on fasse avancer le combat pour l’émancipation en le prenant par le bout institutionnel qu’a choisi Oscar Témaru. Le nationalisme contourne la question du partage des richesses et celle du modèle économique que l’on défend. « 


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