Jeunes et police. La politique du bâton, ou le maintien du désordre

lundi 28 novembre 2011.
 

Les jeunes des quartiers côtoient sans cesse la police, connaissent bien ses méthodes, les subissent. Reportage dans la cité tranquille des Indes, à Sartrouville, et au Luth, à Gennevilliers, sous tension depuis la mort d’un jeune 
en prison.

« Elle fait quoi, la police dans les quartiers  ? Protéger le peuple contre nous  ? Mais nous aussi, on fait partie du peuple, nous aussi, on doit être protégés  ! » s’énerve Patrick. À vingt-six ans, il travaille comme installateur d’alarmes à Sartrouville (Yvelines). Quand il parle de la police, il s’inclut toujours dans un « nous » global. « Nous », ce sont les jeunes de la cité des Indes. « Chez nous, il y a de tout  : des étudiants, des agneaux, des mabouls. Mais, pour les flics, on est tous pareils, alors… »

Les Indes est une cité ghetto aux portes de la ville bourgeoise de 
Maisons-Laffitte. Elle s’est enflammée en 1991, en 2005 et encore en 2007. Le quartier est très calme ces derniers temps, mais reste surveillé comme le lait sur le feu par les forces de l’ordre. Un contrôle social étroit, qui obéit à une mécanique précise. « Quand on est gamins, ça va. Mais, dès quatorze ou quinze ans, on apparaît sur les radars des policiers », raconte Mohamed. À partir de là commencent les contrôles d’identité systématiques et, pour beaucoup, les gardes à vue.

Mohamed, Yely, Djibril, Salem et Patrick ont la vingtaine. Ils sont tous passés au moins une fois en cellule, le plus souvent pour refus d’obtempérer ou outrages. « La pression diminue après vingt-cinq ans, raconte Khaled, trente et un ans, devenu artisan après une adolescence sur la dalle des Indes. Vers cet âge, on commence à travailler, on a enfin l’argent suffisant pour aller prendre des verres et traîner dans des endroits tranquilles. » Avant, les jeunes sont coincés dehors. « On n’a pas chacun notre chambre, on n’a pas de garages aménagés par les parents, de lieux où se rassembler », poursuit Patrick. Alors, ces jeunes occupent l’espace public, les halls, les Abribus. Et, reconnaît Patrick, « on fait un peu chier le monde, parce qu’on discute fort, on chahute ».

Pour une vitre cassée, un voisin dérangé et souvent pour rien, la police intervient. Agents et jeunes se frôlent sans cesse, se connaissent bien dans des cités qui fonctionnent comme des villages. « Ils savent tout, dit Salem. Ils savent que mon grand frère a eu des problèmes avec la justice. Ils savent très bien aussi que moi, j’ai rien à voir avec lui. Alors, à quoi ça sert de me contrôler pour rien  ? Franchement  ? Ça leur permet de monter d’échelon  ? » Pour Djibril, « l’objectif, c’est de nous rabaisser. Et ils savent très bien s’y prendre, sans nous frapper. Ils font des remarques racistes, ils s’attaquent à nos fringues, à nos casquettes ».

Avec le temps, les jeunes ont développé une véritable culture G de la police. Ils connaissent toutes les brigades, les classent par ordre de crainte. Khaled  : « Le quartier, c’est un vrai centre d’essai  : on a la police montée, la police municipale, la police départementale, la BAC. Mais, l’une des pires, c’est la brigade canine. Ils laissent du mou sur la laisse du chien et le clébard nous monte dessus. Et on n’a pas le droit d’y toucher. Ils nous disent que le chien est comme un agent de police. »

Alors les jeunes sont passés experts dans la détection de policiers. « On les cherche comme eux nous cherchent. Au bout d’un moment, on voit la police un peu partout, ça nous formate », dit Khaled. Salem livre fièrement sa technique pour repérer les voitures banalisées  : « S’il y a quatre passagers ou si c’est la voiture à trois portes, ce ne sont pas des policiers. Par contre, s’il y a deux ou trois passagers et que la caisse n’a pas de jantes, c’est peut-être la police. Et si c’est une Ford Mondeo sans jantes, c’est presque sûr que c’est la police. » Dans cet apprentissage, tous parlent de la garde à vue comme d’un cap à passer. « À la base, personne n’a envie de passer une soirée en garde à vue, rappelle Khaled. Mais la garde à vue, tu en as peur jusqu’à ce que tu y sois allé. Quand tu en ressors, tu n’as plus peur du tout. Au contraire, le plus souvent, les jeunes ont surtout envie de se venger de l’humiliation. »

Les jeunes observent aussi les méthodes des policiers. « Ils notent les noms de ceux qui traînent le soir et si un délit est commis dans la même soirée, tu as des chances de te faire ramasser », raconte Yely. Mieux vaut éviter aussi, poursuivent-ils, les lieux de deal. « Ils nous attrapent à l’entrée et à la sortie des endroits où ça vend, pour faire du chiffre », poursuit Khaled. Beaucoup font aussi état d’une situation fréquente, selon eux  : les policiers arrivent dans le quartier, à la recherche de quelqu’un. Ils n’ont comme description physique, qu’une couleur de peau et une marque de vêtements. « Sauf qu’un Arabe en Nike ou un Noir avec un polo Ralph Lauren, ça les aide pas beaucoup. Et, c’est souvent un autre qui prend. Parce que, il faut avouer qu’on est un peu tous habillés pareil dans les quartiers », rigole Djibril.

À dix kilomètres de là, à Gennevilliers, dans la cité du Luth, la même logique est à l’œuvre, dans une configuration plus dure. Car le quartier est sous pression depuis la mort de Jamal, un garçon de la cité, le 3 octobre, à la maison d’arrêt de Nanterre (Hauts-de-Seine). «  Le 30 septembre, les copains en prison ont appelé un peu tout le monde dans la cité pour nous dire que Jamal avait été tabassé par des matons », raconte Mamadou, vingt-huit ans, éducateur sportif. Le démenti de l’administration pénitentiaire n’a pas convaincu les jeunes. Début octobre, quelques véhicules ont été incendiés, ainsi que des poubelles. Un conducteur de bus a même été aspergé d’essence. Puis, rapidement, la situation s’est apaisée. « La famille a appelé au calme, les grands ont fait les médiateurs et, surtout, le maire a demandé que la vérité soit faite. Ça a beaucoup aidé », explique Mamadou.

Le calme est revenu, assurent les jeunes. « Mais, maintenant, c’est la police qui ramène de l’insécurité, qui énerve tout le monde. On arrive dans la cité et, d’un coup, on voit des flics partout. Alors on se dit qu’il se passe quelque chose de grave. Mais non  ! » s’énerve Jeff, vingt-cinq ans. « Au Luth, la police organise des battues. Ils partent des Courtilles, traversent le quartier et contrôlent tout le monde, raconte Mamadou. Du coup, ça devient n’importe quoi. Certains jeunes courent dans tous les sens. Ils se retrouvent coupables et les flics leur courent après. »

"Franchement, s’ils nous traitaient bien, s’ils dialoguaient, ils pourraient avoir réponses, avancer dans leurs enquêtes" Khaled

Certains ont intégré les codes, comme Gaël, vingt ans  : « Je sors toujours avec ma pièce d’identité ou mon permis de conduire. Et quand ils me contrôlent, je ne réponds pas, je ne bouge pas. Parce que si ça dérape, c’est notre parole contre la leur, et c’est nous qui perdons. » « Il vaut mieux éviter de sortir entre 16 h 30 et 21 heures, poursuit Mamadou. C’est l’heure où les petits et les policiers sont dehors. » Autre élément sur lequel se focalisent les contrôles  : les voitures. « C’est simple, si tu as une voiture pourrie, tu as droit à la totale  : la plaque, les feux, l’assurance, la carte grise, le contrôle. Et si tu as une voiture trop luxueuse, tu es mort aussi, tu passes pour un dealer », explique Mamadou.

D’autres ne parviennent pas à passer entre les mailles du filet. Sofiane, vingt-trois ans, vient de récolter une citation à comparaître devant le tribunal en mars 2012. « J’ai été ramassée à la sortie de l’auto-école », raconte-t-il. Il montre sa convocation, sur laquelle il est accusé d’avoir lancé aux policiers  : « Bandes de fils de Schmidt, je suis le parrain du quartier. J’ai un très bon avocat. J’ai pris un an pour stup et je suis déjà dehors  ! » Il sourit et se défend  : « J’ai jamais dit ça. J’ai un CDI d’installateur en fibre optique. » Mais la plus énervée, ce soir-là, c’est Isabelle, une mère de cinquante-deux ans. « Les policiers arrivent en car et balancent des lacrymos par la porte latérale. On n’est pas des animaux  ! Je vais demander un rendez-vous à la mairie  ! » lance-t-elle.

Au Luth, à Gennevilliers, et aux Indes, à Sartrouville, les jeunes analysent le gouffre croissant entre eux et les policiers. « Les îlotiers, c’était trop bien, estime Jeff, du Luth. Ce qui faisait toute la différence, c’est qu’ils ne circulaient pas en voiture. Ils étaient à pied, en contact direct avec nous. » Dans les deux cités, les jeunes utilisent un vocabulaire sorti de l’école. « Les policiers devraient être pédagogues » est une expression qui revient souvent. « Franchement, s’ils nous traitaient bien, s’ils dialoguaient, ils pourraient démêler des nœuds, avoir des réponses, avancer dans leurs enquêtes », estime Khaled, l’artisan de la cité des Indes.

« On n’est pas tous antiflics, estime Salem, de la cité des Indes. On sait bien que c’est des êtres humains sous leur tenue. Mais le matin, ils enfilent leurs uniformes et deviennent Dark Vador pour nous faire chier. » Au Luth, Gaël estime que la « légitimité de la police dans les quartiers n’existe plus. Maintenant, quand je vois un flic, je ne vois pas un représentant de l’État, juste le tas d’emmerdes qu’il peut m’apporter ».

Mehdi Fikri, L’Humanité


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