Enseignement de l’histoire : Une lecture du XXe siècle rendue illisible pour les lycéens d’aujourd’hui

mardi 22 novembre 2011.
 

L’histoire-géographie, depuis qu’elle a été supprimée en terminale scientifique, semble être la matière la plus sinistrée par les changements en cours. Le tronc commun de première ramène l’histoire-géographie à quatre heures par semaine pour les L, ES, S. Ce qui, pour les sections littéraires, aboutit à faire aujourd’hui en quatre heures ce que l’on faisait hier en huit. Le nouveau programme, c’est l’histoire du monde de 1880 à 2010 à raison de deux heures d’histoire par semaine  !

L’exercice étant impossible, on a procédé à des coupes sombres. Ainsi, Napoléon III, la Commune de Paris, Marx et la révolution russe ont été évacués. Adam Smith n’est pas mieux traité et Keynes surnage encore un peu. Même la construction de l’Europe politique a été oubliée, ce qui est paradoxal pour un pays qui est au cœur de la construction européenne  ! Certes, on nous répondra que notre liberté pédagogique nous permettra d’aborder ces questions. Il n’empêche que ces pensées ou événements ne feront pas l’objet d’un sujet du baccalauréat et que, de toute façon, nous n’aurons pas le temps de les traiter  !

Privilégiant une histoire thématique, on rompt toute chronologie (sous prétexte que les élèves maîtrisent cet aspect qu’ils ont vu dès la troisième  !). D’où des leçons synthétiques qui conduisent à des rapprochements erronés ou fallacieux. Quel rapport, dans une même leçon ou sur une même page, entre l’haussmannisation des villes françaises au XIXe siècle et les bidonvilles de Nanterre en 1965, entre la dénazification de l’Allemagne et la perestroïka  ? Toute réflexion s’en trouve brouillée.

Le sommet de l’ineptie est atteint lorsqu’on étudie le thème des guerres du XXe siècle qui doivent être traitées successivement avec quatre heures pour chacune d’elles.

On enchaînera ainsi la guerre de 1914, la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et la lutte contre le terrorisme en seize heures. Ces guerres n’ont pas de causes et pour conséquence essentielle la recherche de la paix. Exit l’analyse du bouleversement de frontières. Exit les rivalités impérialistes, les alliances militaires et le nationalisme pour comprendre la Première Guerre mondiale  ! Exit la crise, le chômage et le nazisme pour comprendre la marche vers la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide sera réduite à Berlin de 1945 à 1989, la crise de Cuba et la guerre du Vietnam…

De plus, quel rapport y a-t-il entre la guerre du Vietnam et la Première Guerre mondiale  ? Ou même entre la guerre froide et la Première Guerre mondiale, surtout quand on n’a étudié ni le communisme ni même le marxisme. Tous ces conflits sont à rassembler dans le concept flou de « guerre totale » qui réduit tous les conflits du XXe siècle aux efforts et souffrances qu’ils engendrèrent sans en aborder les enjeux. La Seconde Guerre mondiale est essentiellement abordée à travers les génocides des juifs et des Tziganes. Mais la contextualisation politique et idéologique de cette catastrophe ne sera qu’à peine évoquée.

Car c’est dans le thème suivant « le totalitarisme » que le nazisme sera étudié, mélangé avec le fascisme et le stalinisme. Comme si les buts et les origines de ces totalitarismes étaient les mêmes  ! Quel rapport y a-t-il entre les paroles de l’Internationale et les lois antijuives de Nuremberg que l’on trouve mises en parallèle dans un livre qui cherche les origines communes des totalitarismes  ?

La colonisation est réduite à l’Afrique et à l’Empire français et la décolonisation à l’Inde et l’Algérie.

Ce programme pose des problèmes de pédagogie. D’une part, il impliquera une course contre la montre pour le finir. La multiplication des thèmes, survolés plutôt qu’approfondis, rendra difficile même la réalisation de sujets de devoirs cohérents. Les sujets seront forcément plus pauvres intellectuellement puisque le contenu des cours aura été obligatoirement allégé avec des leçons courtes et nombreuses sans contextualisation. Comment concevoir un contrôle à partir de leçons qui mettent dans un même sac Hitler et Ben Laden, Nuremberg et Boris Eltsine  ?

En terminale, le programme des L et ES ne contient plus que des questions secondaires, étant donné que tous les sujets brûlants auront été traités ou bâclés en 1re. Ainsi, quinze à seize heures devront être consacrées à la religion en Russie ou aux États-Unis, aux ouvriers britanniques et à la presse française depuis 1890. Dans la même durée, en 1re, on doit traiter tous les conflits du XXe siècle. Quelle est la logique, s’il y en a une  ?

Au-delà des réductions d’heures, notre colère se dirige aussi contre ce « dogme pédagogique » qui soutient, à l’inverse de tout bon sens, que l’élève est autonome et qu’à partir d’un exemple précis il aura spontanément le désir de reconstruire un contexte général. Ces élèves, rêvés par nos spécialistes de l’éducation, n’existent en fait que dans les milieux culturellement très favorisés. De plus, cette conception de type universitaire est en contradiction avec une réforme qui multiplie par ailleurs les pseudo-« accompagnements personnalisés » sous prétexte que les élèves ont des difficultés  ! Considérer des lycéens comme des étudiants ne fera que renforcer la reproduction sociale.

Nous sommes aussi inquiets des contenus. En effet, on constate qu’ont été gommés du programme tous les éléments visant à contester l’ordre existant, en faisant passer pour naturels des aspects économiques étudiés en dehors de tout contexte politique. On constate que, plutôt que de privilégier les analyses des causes des guerres et de l’enchaînement des faits, on préférera privilégier l’émotion.

Ainsi l’on peut se demander si l’on ne cherche pas volontairement à priver les jeunes citoyens français des outils qui les rendent aptes à comprendre et critiquer le monde dans lequel ils vivent. En tout cas, il est sûr qu’avec une telle conception pédagogique et idéologique des programmes, les élèves ne pourront plus comprendre cette phrase ô combien prémonitoire de Jaurès  : « Le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage. »

Par Jérôme TRESALLET et Gilbert DUMAS, Professeurs d’histoire et géographie à Lyon.

2) Laurence De Cock «  Zapping, survol et simplification  »

Professeure d’histoire-géographie au lycée Joliot-Curie de Nanterre, Laurence De Cock détaille les ravages de la réforme du lycée et la vision de l’histoire portée par le pouvoir.

Membre du comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire, Laurence De Cock est aussi coauteure de la Fabrique scolaire de l’histoire (Éditions Agone, 2009).

Quels sont les problèmes posés par la réforme du lycée pour l’enseignement de l’histoire  ?

Laurence De Cock. Comme d’autres matières, histoire et géographie ont subi une réforme totalement précipitée, dont le but était d’abord une réduction horaire. D’où la suppression de l’histoire en 
terminale S. Tous les programmes ont donc dû être reconfigurés en quelques semaines, sans réelle concertation. Depuis, les enseignants, surtout en première S, se sentent pris au piège d’un programme excessivement lourd, mais qui doit être mené à bien puisqu’il y a l’épreuve du bac à la fin de l’année. Sur le plan qualitatif, cette réforme pose aussi beaucoup de problèmes. Il nous faudrait pouvoir repenser nos pédagogies, mais c’est impossible à cause des nouvelles charges qui pèsent sur les professeurs (accompagnement personnalisé, éducation civique…). Au final, on se sent pris dans une machine, un zapping de disciplines diverses, contraints à une pratique urgentiste de notre métier qui conduit à une logique de survol, de simplification des faits historiques.

Comment les enseignants vivent-ils cette situation  ?

Laurence De Cock. Difficilement. Ils aimeraient pouvoir mettre de leur intelligence dans leur enseignement, mais cela est rendu quasiment impossible. Le sentiment qui domine est donc la frustration et même, parfois, la honte. D’autant que cette pédagogie du gavage d’oies (dont le seul objectif est de finir le programme) interdit toute pédagogie alternative. Or, c’est ce type de pédagogie qui permet aux élèves en difficulté, dans les quartiers populaires, de progresser. On va donc, avec ces programmes, accentuer les inégalités scolaires. C’est un problème politique en soi.

Faut-il voir, dans ce (mauvais) traitement de l’histoire, l’expression d’une vision utilitariste de l’éducation  ?

Laurence De Cock. Attention à la théorie du complot, ce n’est pas le ministre de l’Éducation qui dicte le contenu des programmes. Toutefois, il est clair que depuis cinq ans, il y a un mépris affiché par le gouvernement à l’égard des sciences humaines et sociales, présentées comme des disciplines 
non rentables. La suppression de l’histoire en terminale S est symptomatique d’un pouvoir qui considère que, dans notre société, l’acquisition de compétences techniques prime sur l’acquisition d’un esprit critique.

Cette vision utilitariste, le pouvoir la met en pratique en instrumentalisant certains épisodes, comme la lettre de Guy Môquet ou le 11 Novembre…

Laurence De Cock. Ce n’est pas neuf, mais l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Élysée a accentué cette instrumentalisation politique de l’histoire. Avec Guy Môquet comme avec le 11 Novembre, on utilise une source historique comme prétexte pour provoquer émotion, affect et attachement patriotique. L’histoire devient un outil de glorification d’une épopée nationale. C’est en totale contradiction avec la nature de notre discipline qui, pour nous, enseignants, est là pour apprendre à penser.

Le projet de Maison de l’histoire procède-t-il de la même logique  ?

Laurence De Cock. À l’origine, oui. Il s’agissait bien d’exalter la fierté nationale. Mais la polémique qui a suivi les annonces présidentielles a fait évoluer les choses et, surtout, a montré que les chercheurs restaient vigilants. Les concepteurs de ce projet se savent sous surveillance.

Entretien réalisé par Alexandre Fache

1) Les lycéens aux oubliettes de l’histoire

La réforme du lycée, avec la suppression de l’histoire-géographie en terminale S, a profondément désorganisé l’enseignement de cette matière. Les élèves n’ont plus qu’une année pour ingurgiter ce qui se faisait en deux ans auparavant. La colère monte chez les enseignants.

Faire un cours sur les totalitarismes en mixant nazisme, fascisme et communisme ? Enchaîner la Première et la Seconde Guerre mondiale ? Depuis la rentrée, les professeurs d’histoire-géographie qui tentent d’appliquer les nouveaux programmes de classe de première s’arrachent les cheveux. « Infaisable et aberrant », s’agace l’un d’eux. « Le programme d’histoire-géographie le plus court de l’histoire », ironise un autre. Raison de ce ras-le-bol généralisé : la réforme du lycée, qui, en supprimant l’histoire-géographie en terminale S, a profondément désorganisé l’enseignement de cette matière...

Pour les profs, cette organisation est un sacré casse-tête. Avec, parfois dans la même classe, des élèves de première à qui ils doivent enseigner le même programme d’histoire-géo, mais dont certains (les L et ES) poursuivront la matière en terminale, tandis que d’autres (les S) passeront l’épreuve de bac à la fin de l’année ! Quant au contenu du programme d’histoire-géo de première, le ministère de l’Éducation nationale a dû le comprimer au maximum pour le caser en 120 heures sur l’année (4 heures par semaine), contre 150 heures auparavant (2,5 heures par semaine), réparties sur la première et la terminale. Sa solution : abandonner l’enseignement chronologique de l’histoire au profit de cinq grands « thèmes », qui occasionnent de sacrées coupes et laissent les enseignants dubitatifs...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message