11 septembre 2001 (World Trade Center) : Le théâtre de la terreur

lundi 12 septembre 2022.
 

Texte du grand romancier britannique John Le Carré.

Huit octobre 2001. « Début des bombardements », claironne la manchette du Guardian, d’ordinaire plutôt sobre. « La bataille est engagée », titre en écho le non moins modéré Herald Tribune, reprenant les propos de George W. Bush. Mais engagée contre qui ? Et comment se terminera-t-elle ?

Par exemple avec Oussama Ben Laden dans les fers, l’air plus serein et christique que jamais, comparaissant devant un tribunal composé des vainqueurs...

Ou alors avec un Ben Laden réduit en charpie par une de ces bombes intelligentes dont nous parlent constamment les journaux, celles qui tuent les terroristes dans leurs repaires mais épargnent la vaisselle ?

Ou bien existe-t-il une issue à laquelle je n’ai pas pensé, qui nous éviterait de transformer notre ennemi public n°1 en martyr n°1 aux yeux de ceux qui voient déjà en lui un demi-dieu ? Nous devons pourtant le punir. Nous devons le traduire en justice. Comme tout être sensé, je ne vois pas d’autre solution. Envoyons nourriture et médicaments, fournissons de l’aide humanitaire, rassemblons les réfugiés affamés, les orphelins mutilés et les morceaux de corps humains - pardon, les « dommages collatéraux » -, mais nous n’avons pas le choix : Ben Laden et ses sbires doivent être débusqués.

Or ce que l’Amérique se prépare, comme nous autres Britanniques, c’est : encore plus d’ennemis, parce que, malgré tous les pots-de-vin, les menaces et les promesses qui ont assemblé de bric et de broc cette vacillante coalition, nous ne pouvons pas empêcher un terroriste kamikaze de naître chaque fois qu’un missile mal guidé rase un village innocent, et personne ne peut nous dire comment sortir du cercle vicieux désespoir-haine-vengeance.

Ce qui peut nous apporter une lueur d’espoir, c’est que les clichés et les images télévisuelles stylisés de Ben Laden révèlent un homme au narcissisme exacerbé. Qu’il pose avec sa kalachnikov, assiste à un mariage ou lise un texte sacré, le moindre de ses gestes complaisants trahit une conscience aiguë de la caméra propre aux acteurs. Sa grande taille, sa beauté, sa grâce, son intelligence et son magnétisme sont des qualités formidables tant qu’on n’est pas le fugitif le plus recherché de la planète, auquel cas ce sont des handicaps difficiles à cacher.

Mais à mes yeux blasés, ce qui le domine, c’est sa vanité masculine presque irrépressible, son goût de la représentation, sa passion inavouée pour les feux de la rampe. Peut-être ce trait de caractère signera-t-il sa perte, l’attirant vers un dernier acte théâtral d’autodestruction, produit, réalisé, écrit et joué jusque dans la mort par Oussama Ben Laden soi-même.

Certes, selon les règles établies de la lutte terroriste, cette guerre est perdue depuis longtemps – par nous. Quelle victoire pourra jamais compenser les défaites déjà subies, sans parler de celles à venir ? « La terreur, c’est du théâtre », m’a affirmé posément un activiste palestinien en 1982 à Beyrouth. Il commentait le massacre des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich, mais il aurait aussi bien pu être en train de parler du World Trade Center et du Pentagone. Bakounine, le chantre de l’anarchisme, aimait évoquer la « propagande de l’acte ». On ne saurait imaginer actes de propagande plus spectaculaires et marquants.

Aujourd’hui, Bakounine est mort et enterré et, au fin fond de sa grotte, Ben Laden doit se frotter les mains en nous regardant nous engager dans ce processus qui réjouit au plus haut point les terroristes de son espèce : nous nous empressons de renforcer nos effectifs de police et de renseignement et de leur donner des pouvoirs accrus, nous mettons entre parenthèses les droits civiques élémentaires et restreignons la liberté de la presse, nous imposons de nouveaux tabous journalistiques et une censure occulte, nous nous espionnons nous-mêmes et, dans les pires extrêmes, nous profanons les mosquées et harcelons de pauvres concitoyens parce que leur couleur de peau nous effraie.

Toutes ces peurs que nous partageons (vais-je oser prendre l’avion ? Ne devrais-je pas dénoncer à la police le couple étrange qui habite au-dessus ? Ne vaudrait-il pas mieux éviter de passer en voiture devant les ministères de Whitehall ce matin ? Mon enfant est-il rentré de l’école sain et sauf ? Ai-je perdu d’un coup mes économies de toute une vie ?) sont précisément les peurs que nos agresseurs souhaitent nous voir nourrir.

Jusqu’au 11 septembre, les Etats-Unis étaient trop heureux de fustiger Vladimir Poutine et sa boucherie tchétchène. Il s’entendait dire que la violation par les Russes des droits de l’homme dans le Nord-Caucase – et nous parlons là de torture généralisée et meurtres à l’échelle d’un génocide, personne ne le conteste – faisait obstacle à la normalisation des relations de son pays avec l’OTAN et les Etats-Unis. Certaines voix, dont la mienne, allaient jusqu’à suggérer que Poutine rejoigne Milosevic à La Haye – les deux faisaient la paire. Eh bien, c’est terminé, tout ça ! La construction de la grande coalition nouvelle donnera à Poutine une odeur de sainteté, comparé à certains de ses petits camarades.

Qui se rappelle aujourd’hui le tollé contre ce qui était perçu comme un colonialisme économique des pays du G8 ? Ou contre l’exploitation du tiers-monde par des multinationales incontrôlables ? Prague, Seattle et Gênes nous ont offert des images dérangeantes de crânes fracassés, de verre brisé, de violence collective et de brutalités policières, qui ont beaucoup choqué M. Blair. Pourtant, c’était là un débat légitime, jusqu’à ce qu’il soit noyé dans une vague de patriotisme habilement récupéré par l’Amérique des grandes entreprises.

Mentionnez Kyoto, ces temps-ci, et vous risquez de vous faire taxer d’antiaméricanisme. Comme si nous étions entrés dans un monde orwellien où notre loyauté en tant que camarades de lutte se mesure à l’aune de notre propension à évoquer le passé pour expliquer le présent. Suggérer que les récentes atrocités s’inscrivent dans un contexte historique revient implicitement à les excuser. Si on est dans notre camp, on ne fait pas ça. Si on le fait, c’est qu’on est dans le camp adverse.

Voici dix ans, j’assommais tout le monde avec mon idéalisme en racontant à qui voulait bien m’entendre que nous étions en train de rater une occasion unique de transformer le monde, maintenant que la guerre froide était derrière nous. Où était le nouveau plan Marshall ?, plaidais-je. Pourquoi les jeunes hommes et femmes de l’American Peace Corps ou du Voluntary Service Overseas et leurs homologues européens n’affluaient-ils pas par milliers dans l’ex-Union soviétique ? Où se trouvait l’homme d’Etat de stature internationale, l’homme providentiel doué de l’inspiration visionnaire susceptible de nous désigner les véritables ennemis de l’humanité, aussi peu ragoûtants soient-ils : pauvreté, famine, esclavage, tyrannie, drogue, conflits ethniques, racisme, intolérance religieuse, cupidité ?

Et voilà que, du jour au lendemain, grâce à Ben Laden et ses lieutenants, tous nos dirigeants sont devenus des hommes d’Etat de stature internationale, faisant de beaux discours d’inspiration visionnaire dans de lointains aéroports qui leur servent de tremplins électoraux.

Le terme malheureux de « croisade » a été prononcé, et pas seulement par le signor Berlusconi. A l’évidence, parler de croisade relève d’une savoureuse méconnaissance de l’histoire. Berlusconi se proposait-il vraiment de libérer les lieux saints de la chrétienté et de pourfendre les infidèles ? Et Bush avec lui ? Et serait-il déplacé de ma part de rappeler que nous les avons perdues, les croisades ? Mais tout est pour le mieux : la petite phrase du signor Berlusconi a été déformée, et la référence présidentielle devient caduque.

Pendant ce temps-là, M. Blair joue à plein son nouveau rôle de vaillant porte-parole de l’Amérique. Blair s’exprime d’autant mieux que Bush s’exprime mal. Vu de l’étranger, dans ce duo, c’est Blair qui fait figure de dirigeant expérimenté et inspiré jouissant chez lui d’une assise populaire inébranlable, alors que Bush – qui ose encore le dire, aujourd’hui ? – s’est fait élire dans des conditions plus que douteuses. Mais de quoi est-il représentatif au juste, ce Blair, dirigeant expérimenté ? L’un et l’autre sont actuellement au plus haut dans les sondages mais, s’ils ont bien appris leurs leçons d’histoire, tous deux sont forcément conscients qu’une cote de popularité élevée au premier jour d’une opération militaire risquée à l’étranger ne garantit en rien une victoire aux élections.

A combien de cadavres de GIs résistera le soutien populaire de M. Bush ? Certes, après l’horreur des attentats sur le sol américain, le peuple crie vengeance, mais il atteindra vite son seuil de tolérance à la vue du sang versé par d’autres compatriotes.

A en croire l’Occident tout entier (hormis quelques voix discordantes en Grande-Bretagne), M. Blair est l’éloquent chevalier blanc de l’Amérique, le loyal et intrépide protecteur de cet enfant si fragile né dans les flots de l’Atlantique : la « relation privilégiée ». Savoir si cela lui attirera les faveurs de l’électorat est une autre affaire, parce qu’il a été élu pour sauver le pays du déclin et non d’Oussama Ben Laden.

L’Angleterre qu’il mène au combat est un monument érigé à soixante ans d’incurie administrative. Nos systèmes de santé, d’éducation et de transports sont exsangues. Il est de bon ton ces temps-ci de dire qu’ils sont dignes de ceux du tiers-monde, mais certains pays du tiers-monde s’en sortent beaucoup mieux que la Grande-Bretagne. L’Angleterre que gouverne Blair est rongée par le racisme institutionnalisé, la domination de l’homme blanc, une police désorganisée, une justice engorgée, une richesse privée indécente et une pauvreté collective honteuse et parfaitement évitable. Lors de sa réélection, marquée par un abstentionnisme record, Blair a reconnu l’existence de ces maux et s’est humblement engagé à les éradiquer.

Alors, quand vous captez les vibrants trémolos dans sa voix de va-t-en-guerre malgré lui et vous laissez gagner par sa rhétorique bien huilée, soyez aussi réceptif à l’avertissement subliminal qu’il vous envoie peut-être : sa mission envers l’humanité est si capitale qu’il vous faudra attendre encore un an pour votre opération urgente à l’hôpital et bien plus pour avoir droit à des trains ponctuels et sûrs. Je ne suis pas sûr que ce soit avec ça qu’il remporte les législatives dans trois ans. A le regarder et à l’écouter, je ne peux m’empêcher de penser qu’il vit dans un rêve et avance sur une planche qu’il se savonne lui-même.

J’ai employé le mot « guerre ». Je me demande si Blair et Bush ont jamais vu un enfant déchiqueté par une explosion ou un camp de réfugiés sans défense atteint par une bombe à fragmentation. Nul besoin d’avoir été témoin de ce genre d’horreurs pour faire un bon chef des armées, et je ne souhaite cette expérience ni à l’un ni à l’autre. Mais il n’en reste pas moins que j’ai peur chaque fois que je vois le visage d’un politicien novice illuminé par une aura guerrière et que j’entends sa voix distinguée m’exhorter au combat.

Et s’il vous plaît, monsieur Bush, je vous en supplie, monsieur Blair : laissez Dieu en dehors de tout ça. Imaginer que Dieu s’implique dans des guerres revient à lui imputer les pires folies des hommes. Si nous le connaissons un tant soit peu, ce que je me garderais bien d’affirmer, Dieu préfère les largages de nourriture efficaces, les équipes médicales dévouées, le confort matériel et des tentes solides pour les sans-abri et les miséreux. Dieu préfère que nous fassions amende honorable pour nos péchés passés et que nous nous employions à les racheter. Il nous préfère moins cupides, moins arrogants, moins prosélytes, moins méprisants à l’égard des déshérités.

Ce n’est pas un nouvel ordre mondial, pas encore, et ce n’est pas la guerre de Dieu. C’est une opération de police atroce, nécessaire, dégradante, visant à pallier la faillite de nos services de renseignement et l’aveuglement politique avec lequel nous avons armé et utilisé les intégristes islamistes afin qu’ils luttent contre l’envahisseur soviétique, pour leur abandonner ensuite un pays dévasté et sans gouvernement. En conséquence, il nous incombe, hélas, de traquer et punir une bande de fanatiques religieux néo-médiévaux qui tireront de cette mort dont nous les menaçons une dimension mythique.

Et une fois que ce sera fini, ce ne sera pas fini. L’émotion suscitée par l’élimination de Ben Laden grossira les rangs de ses armées de l’ombre au lieu de les rompre, ainsi que l’arrière-garde de sympathisants silencieux qui leur fournissent le soutien logistique. L’air de rien, entre les lignes, on nous invite à croire que l’Occident s’intéresse avec un regain de conscience au problème des pauvres et des sans-abri de cette planète. Et peut-être en effet que de la peur, de la fatalité et de la rhétorique est née une moralité politique d’un genre nouveau. Mais quand les armes se tairont pour laisser place à une paix apparente, les Etats-Unis et leurs alliés resteront-ils fidèles au poste ou, comme à la fin de la guerre froide, raccrocheront-ils leurs godillots pour retourner cultiver leurs jardins ? Des jardins qui ne seront plus jamais les havres d’antan.

John Le Carré, écrivain

* Tribune publiée dans Le Monde, du 18 octobre 2001 sous le titre « Le théâtre de la terreur ». | LEMONDE.FR | 09.09.11 | 12h50.

* Traduit de l’anglais par Isabelle Perrin


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