24 mars 1871 Émile Digeon proclame la Commune de Narbonne

mardi 26 mars 2024.
 

« Des armes  ! Des armes  ! Tout citoyen libre a le droit d’en avoir comme seule sanction sérieuse, efficace, de ses droits. (…) Aujourd’hui, en présence des complots royalistes, un fonctionnaire qui refuserait d’armer le peuple ne saurait être considéré comme républicain. (…) Sachons arborer franchement, hardiment le drapeau de la révolution. » Émile Digeon, dès le 12 mars 1871, appelle ainsi le club de la révolution de Narbonne à l’insurrection. « L’homme de tête et d’action qui fit défaut aux mouvements du Midi se trouva dans l’insurrection de Narbonne », écrit Prosper-Olivier Lissagaray  ; mais qui était celui qui, le 24 mars 1871, proclame au balcon de l’hôtel de ville « la Commune centrale de l’arrondissement de Narbonne avec union à celle de Paris »  ?

Émile Digeon naît en 1822 à Limoux (Aude) dans une famille de juristes. Peu après la révolution de juillet 1830, son père Stanislas, avocat, obtient son inscription au barreau de Montpellier. Mais la famille Digeon, aisée, fera l’acquisition d’une vaste propriété près de Carcassonne lui permettant d’entretenir un réseau social local que l’installation à Montpellier menaçait de distendre. Stanislas, franc-maçon et anticlérical, est rapidement déçu par Louis-Philippe et s’affiche aux côtés des républicains.

L’historien Paul Tirand a mis en évidence l’importance de ces années montpelliéraines dans la politisation républicaine du jeune Émile, qui étudie le droit sans assiduité. En février 1848, Stanislas Digeon fait partie de la commission départementale qui s’empare de la préfecture. Ce notable devient l’avocat des républicains héraultais et est élu bâtonnier de Montpellier. Il finance le Suffrage universel, journal républicain où Émile Digeon débute comme rédacteur. Pourtant, si Stanislas appartient au club des bourgeois démocrates, le jeune Émile lui s’engage au club des montagnards, se définissant comme républicain socialiste.

Suite au coup d’État de 1851, les Digeon père et fils sont arrêtés et déportés en Algérie. Ils s’évadent et parviennent à Palma de Majorque, où ils s’intègrent rapidement  : Émile épouse en 1853 une riche héritière, Hélène Choussat-Canut, veuve du codirecteur de la principale banque de l’île. Stanislas quitte Palma pour rejoindre la proscription barcelonaise puis rentre en France où il meurt en 1860. Émile, lui, devient banquier. Il gère tout ou partie des intérêts de la famille, engage la banque Canut dans le financement du canal de Suez, et mène grand train, traversant l’Europe de part en part avec son épouse, sans cesser son activité politique (on le voit ainsi rencontrer l’Audois Armand Barbès en exil à La Haye). Il mettra fin à ses activités bancaires en 1865.

Après l’amnistie de 1859, on retrouve Émile Digeon de passage à Paris en 1864 ; il semble s’y être installé début 1867. En 1870, les époux Digeon se fixent dans l’Aude. Rédacteur de la Fraternité, Émile Digeon fait de ce journal républicain de Carcassonne le journal de ceux qui pensaient que la révolution du 4 septembre 1870 n’était pas allée assez loin. Il multiplie alors les initiatives  : il représente l’Aude auprès de la Commune de Lyon, rencontre à Marseille Esquiros, chef de la Ligue du Midi, participe à Toulouse à la création de la Ligue du Sud-Ouest, préside le comité central républicain de l’Aude et est enfin envoyé comme délégué auprès du gouvernement de Bordeaux. Mais il est écarté des listes électorales républicaines aux législatives du 8 février 1871, pour rassurer l’électorat modéré.

La radicalisation d’Émile Digeon rencontre, à Narbonne, celle des militants du club de la révolution qu’il avait appelés au soulèvement le 12 mars, alors qu’ils ne demandaient qu’à s’enflammer face au gouvernement de Versailles. Après le 18 mars, les militants narbonnais cherchent à faire proclamer la Commune. Le 24 mars, l’hôtel de ville est pris et Digeon devient « chef provisoire » d’une Commune présidée par Baptiste Limouzy, président du club de la révolution. Une partie de l’armée passée au peuple, Digeon s’assure de la neutralité de la garnison restante en faisant défiler ses hommes autour de la caserne. Les communards s’emparent de l’arsenal, de la sous-préfecture et de la gare et sont maîtres de la ville. Digeon met toute son énergie à maintenir l’ordre et éviter les débordements. Son objectif est de rallier les villes et campagnes environnantes pour soulever tout le Midi, mais Versailles est plus rapide  : une véritable petite armée venue de Perpignan, Montpellier, Toulouse, Foix et Carcassonne encercle les insurgés avant qu’ils ne puissent lancer l’expédition qu’ils préparaient sur Béziers. Après des échauffourées sur les barricades, l’hôtel de ville est évacué le 31 mars. Digeon refuse de fuir et est arrêté le lendemain, tandis que Narbonne est quadrillée par l’armée. Après six mois de prison, il est acquitté lors d’un retentissant procès à Rodez (Aveyron) en novembre 1871.

Louise Michel note  : « Brave Digeon  ! Il avait vu tant de choses qu’au retour de Calédonie nous l’avons retrouvé anarchiste, de révolutionnaire autoritaire qu’il avait été, sa grande intégrité lui montrant le pouvoir comme la source de tous les crimes entassés contre les peuples. » En effet dans les années 1880 Digeon devient anarchiste. Il entame un compagnonnage politique et amical avec Louise Michel ainsi qu’avec Émile Pouget qu’il appellera son « fils politique ». Pouget dira avoir été profondément marqué par le procès des communards de Narbonne à Rodez, où il était enfant en 1871. Candidat aux législatives à Narbonne, l’anarchiste Émile Digeon n’est pas élu mais obtient le score considérable de 45 % des voix en 1881 face à un candidat de la gauche républicaine. Il prône l’abstention à partir de 1884. Malade, presque aveugle, il se retire en 1885 près de Carcassonne et meurt diminué et oublié de tous en 1894. Seul Benoît Malon semble lui avoir rendu visite en 1887.

par Marc César, historien, professeur à l’université paris-XIII.

Article dans L’Humanité

Pour aller plus loin  :

Émile Digeon 1822-1894. L’itinéraire singulier 
d’un communard, de Paul Tirand. L’Harmattan, 2006.

La Commune révolutionnaire de Narbonne, Mars 1871, 
de Marc Césa. Éditions Singulières, 2008.


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