Trois suicides en un mois ont endeuillé l’Office national des forêts (ONF), qui gère un quart des zones boisées. Un mal-être social se répand chez les gardes forestiers alors qu’une note de la direction générale du Trésor suggère de privatiser en partie le service public de la forêt. Objectif de l’État : extraire toujours plus de bois dans un contexte où les réductions d’effectifs s’accentuent. Syndicats et communes forestières s’inquiètent. La forêt, ce n’est pas seulement des troncs découpés en planches : c’est aussi un lieu de préservation de l’environnement et de lien social.
Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse, dit le proverbe. En décembre dernier, une simple feuille de papier a provoqué un raffut encore plus assourdissant. Une note de la direction générale du Trésor envisage de modifier en profondeur le régime forestier, c’est-à-dire les règles applicables aux forêts publiques. Elle propose aussi de privatiser certaines activités de l’Office national des forêts (ONF), qui gère 25% de la surface boisée nationale (soit 4,7 millions d’hectares de forêt, 12 millions d’hectares appartenant à3,5 millions de propriétaires privés). Une vraie bombe lancée au cœur du massif public français, à quelques mois de la renégociation du contrat État-ONF pour 2012-2016.
Un patrimoine naturel jusqu’ici préservé d’une vision court-termiste
Pour les 11.000 communes propriétaires de bois, le régime forestier [1] garantit la préservation de leur patrimoine naturel. Il leur assure notamment des rentrées financières grâce aux ventes de bois. Grâce à l’ONF, seul gestionnaire autorisé à mettre en œuvre le régime forestier, elles bénéficient des compétences nécessaires pour assurer le renouvellement de la ressource en bois.
« L’ONF a un rôle important de maintien des espaces forestiers. Il est souvent l’un des derniers services publics en milieu rural. Il garantit qu’on n’y fait pas n’importe quoi, en gérant à la fois la production de bois, la protection des espaces sensibles et l’accueil du public. Si on confie cette mission à des entreprises privées, celles-ci chercheront à obtenir un résultat immédiat, opposé à une gestion à long terme », s’inquiète Alain Lesturgez, directeur de la Fédération nationale des communes forestières (FNCOFOR). Celle-ci, réunie en assemblée générale le 27 mai à Fréjus, a indiqué qu’elle ne signerait le nouveau contrat État-ONF que si les intérêts des communes sont préservés, évoquant les « propositions scélérates » de la note du Trésor.
L’ONF menacé de disparition ?
Celle-ci remet en cause le financement du régime forestier, financé à 85% par l’État et à 15% par les communes forestières. Elle évoque « une réforme du système » visant à ce que « les communes versent une contribution égale au coût de la prestation ». « Les communes payent déjà beaucoup, remarque Alain Lesturgez. Ici, dans le Var, la forêt ne leur rapporte quasiment rien. Elles sont amenées à faire des travaux de protection contre l’érosion ou les incendies, qui s’ajoutent à ceux prévus dans le plan d’aménagement forestier, obligatoire pour toute forêt publique. L’intérêt du service public et du régime forestier, c’est la mutualisation, qui permet de développer différentes compétences au sein d’un établissement, l’ONF, adapté aux particularités des régions françaises. Nous voulons donc savoir si l’ONF va être démantelé ou non avant de signer le futur contrat de plan. »
Dans un courrier adressé le 1er avril à Jean-Claude Monin, président de la FNCOFOR, le ministre de l’Agriculture s’est voulu rassurant. « Je tiens à vous confirmer mon engagement à maintenir le régime forestier et l’ONF, écrit Bruno Le Maire. Le gouvernement n’envisage aucune privatisation ni de l’ONF, ni des forêts communales ou domaniales. » Mais il ajoute : « la question du financement du régime forestier fera bien évidemment l’objet d’un examen particulier, destiné à identifier les conditions de son équilibre. Le maillage territorial de l’ONF et la place des communes forestières dans sa gouvernance seront discutés dans les mêmes conditions. »
Le désengagement de l’État
La lettre de Bruno Le Maire n’a pas vraiment convaincu les communes forestières. Les informations qui circulent leur laissent penser que les idées de la note du Trésor n’ont pas été passées au broyeur et continuent d’alimenter la stratégie gouvernementale. « C’est à se demander si la fuite de la note du Trésor n’est pas une stratégie de communication (à l’instar d’autres dossiers) dans laquelle on tape fort au début afin de se laisser par la suite une marge importante de négociation », s’interroge Olivier Thomas, président de l’Agence des espaces verts (AEV), qui gère 17.000 hectares de forêt dans la région Île-de-France.
L’État, qui a payé l’année dernière 144 millions d’euros au titre du versement compensateur, destiné à aider les communes dans leurs travaux forestiers, semblent vouloir réduire au maximum les dépenses affectées à l’ONF. En oubliant qu’il a, par le passé, récolté les bénéfices des années fastes. Jusqu’au début des années 1980, les cours du bois permettaient à l’ONF de réaliser des ventes largement excédentaires. Avec la baisse des cours du bois, les comptes de l’établissement public industriel et commercial (EPIC) sont depuis passés dans le rouge. En 2008, l’État a exigé que l’ONF augmente les taux de cotisation pour ses fonctionnaires à la retraite. La ligne « pensions civiles des fonctionnaires » est ainsi passée de 48 millions en 2006 à 91 millions d’euros en 2010 !
Réduction d’effectifs
À cette situation financière plutôt mauvaise s’ajoute un contexte social plutôt tendu. Le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux (quelque 6.500 sur 10.000 salariés de l’ONF) entraîne une baisse importante des effectifs. « Certains services sont à la limite du non fonctionnement : on expédie les affaires courantes, mais on ne dispose pas du temps nécessaire aux projets à long terme. La charge de travail est conséquente et l’ambiance de travail n’est pas très bonne », observe Jean-Noël Schmidt, secrétaire général du Syndicat national des techniciens des forêts (SNTF-FO), deuxième organisation de l’ONF.
Le Syndicat national unifié des personnels des forêts et de l’espace naturel (SNUPFEN-Solidaires), premier syndicat de l’ONF, appelle régulièrement les agents à rejoindre certaines actions : grèves, refus d’opérations de martelage (désignation des arbres à abattre à l’aide d’un marteau), rétention d’informations… « C’est une manière de tirer la sonnette d’alarme. On s’inquiète des prélèvements massifs de bois voulus par l’État, qui peuvent être dommageables pour l’avenir de la forêt, et nous empêcher de remplir nos missions de lien social et de préservation de l’environnement », indique Philippe Berger, garde forestier en Haute-Saône et secrétaire général du SNUPFEN.
Une souffrance au travail qui touche les gardes forestiers
« La direction, par des menaces sur les primes, fait pression sur les agents pour contrer les actions. Du coup, c’est difficile d’avoir un mouvement d’ampleur national dans la durée. Nous sommes plus sur des actions individuelles. » Lui-même pratique des actions de désobéissance, en refusant de délivrer certaines informations sur les forêts dont il s’occupe et en pratiquant un martelage centré non pas sur la production, mais sur la préservation des meilleurs arbres. « À terme, ces opérations de martelage seront informatisées, ce qui facilitera la comparaison du taux de martelage entre les agents et rendra les actions plus difficiles à mener », s’inquiète Philippe Berger. Le SNUPFEN lance régulièrement des appels à la désobéissance. Mais il lui est difficile de connaître le nombre d’agents qui participent à ces actions.
Face aux inquiétudes du personnel sur l’avenir de l’ONF, la direction a lancé un audit social, dont les résultats sont attendus fin 2011. Il devra notamment aborder la question des suicides, au nombre de 23 depuis 2005. Le 11 juillet, un garde-forestier de Franche-Comté, père de deux enfants, a mis fin à ses jours. C’est le troisième suicide en un mis, après ceux de deux agents, en Lozère le 20 juin, et en Gironde le 6 juillet. Les syndicats ont immédiatement souhaité « un moratoire immédiat sur les diminutions d’effectifs » et demandé à la direction générale d’interpeller les ministères de l’Agriculture et de l’Environnement « sur le nombre élevé de suicides et de tentatives de suicide à l’ONF afin que celles-ci prennent la mesure du malaise profond des personnels de notre établissement ». Lors du vote de cette motion au comité central hygiène et sécurité (CCHS), l’administration s’est abstenue...
Le 11 janvier dernier, l’ONF a cependant reconnu pour la première fois que l’un de ces suicides (en décembre 2009, dans le Jura) était « imputable au service ». Beaucoup serait liée à une « souffrance éthique », née de la mutation de la « forêt-écosystème » à celle de la « forêt-usine », soumise aux contraintes du marché du bois, opposée à la gestion écologique des massifs.
Projet d’autonomie de gestion de l’ONF
Interrogé le 17 mai par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, Pascal Viné, directeur général de l’ONF, évoque clairement « un malaise social ». « Au cours des dernières années, un plan (social) avait été établi, et je ne peux pas laisser dire que rien n’avait été fait en matière de risques psycho-sociaux, mais tout plan de ce type est difficile à appliquer et crée beaucoup de frustrations », remarque-t-il.
Le même jour, Hervé Gaymard, président de l’ONF, a rappelé aux députés les idées principales de son rapport sur l’établissement, remis le 15 octobre 2010 au Président de la République. Il plaide pour une autonomie de gestion de l’ONF et sa transformation en entreprise publique, avec une capitalisation à hauteur de 300 millions d’euros. Car l’État ne l’a pas doté d’un capital social suffisant pour mener à bien ses missions. Hervé Gaymard souhaiterait aussi que l’on « permette à l’Office de constituer des réserves pour passer le cap des années difficiles ».
Financer la forêt avec l’argent des agences de l’eau
Il a aussi rappelé que certaines missions de l’ONF (accueil du public, préservation de l’environnement) ne font l’objet d’aucune rémunération. Même s’il se dit opposé aux conclusions de la note du Trésor, il estime que la question du financement du régime forestier mérite d’être posée. Parmi les pistes évoquées, il y a celle d’un financement « à partir des milliards d’euros brassés par les agences de l’eau ». « La forêt jouant son rôle dans le cycle de l’eau, il ne serait pas absurde que, sur les milliards d’euros de redevances que perçoivent les agences de l’eau, une très modeste part bénéficie à l’ONF », suggère-t-il.
Beaucoup d’arbres auront été abattus avant que l’on parvienne à résoudre la crise financière et sociale de l’ONF. D’autant que l’État exige d’extraire toujours plus de bois des forêts : Nicolas Sarkozy a fixé un objectif de 21 millions de mètres cubes supplémentaires d’ici à 2020. Pas vraiment compatible avec le développement durable. Pour Olivier Thomas, président de l’AEV, « le gouvernement reste sur une logique unique de rentabilité financière de la forêt avec des objectifs de production de bois destinés à la construction complètement irréalisables sauf à raser une grosse partie de nos forêts. Il est donc urgent d’arrêter cette véritable catastrophe écologique et de redéployer les moyens publics que demande une véritable gestion forestière durable. »
« Il y a un risque de couper le lien entre la population et la forêt si celle-ci devient uniquement un lieu consacré à l’exploitation du bois, craint Pierre Grandadam, président de l’Association des maires des communes forestières d’Alsace-Moselle. L’année dernière, j’ai vu ce que cette politique donnait au Brésil : on fauche les arbres comme du maïs. On ne peut pas accepter ça. La forêt doit rester multifonctionnelle pour qu’on puisse continuer de s’y promener, d’y travailler et de valoriser un matériau renouvelable. »
Raphaël Baldos
Notes
[1] créé avec l’adoption du premier code forestier en 1827.
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