La communauté mondiale doit s’unir pour civiliser notre barbarie (Mireille Delmas-Marty)

mardi 28 juin 2011.
 

Une nouvelle fois, la Maison de la poésie a été le lieu d’une rencontre de haute volée. En effet, l’association des Amis de l’Humanité recevait la grande juriste de droit international, Mireille Delmas-Marty. Face à un public venu nombreux, pour un samedi de mi-juin, Claude Guerre, directeur de la Maison de la poésie, a commencé par accueillir l’invitée du jour par ces mots  : « Les conférences s’additionnent aux conférences, le samedi, et l’on voit augmenter le socle des gens qui veulent comprendre le monde opaque, obscur dans lequel nous vivons. Parfois ce sont des poètes, des philosophes, des artistes ou des historiens. Ils donnent de la pensée à moudre, que ce soit lors de la République des poètes, ou des conférences… L’année prochaine, nous organiserons des débats de poésie très pointus autour de la revue de Michel Deguy. 
Je rappelle qu’il y a des spectacles, le soir. » 
(D’après Shakespeare, ce jour-là).

Puis Charles Silvestre, journaliste à l’Humanité et animateur des rencontres de l’association, a pris le relais pour présenter l’invitée, professeur au collège de France sur le «  droit international  », dixit… Mais Mireille Delmas-Marty l’a repris pour préciser qu’il s’agissait plutôt d’une chaire sur «  l’internationale du droit  ». Cette dernière vient de publier un quatrième tome sur la question, intitulé  : «  Vers une communauté de valeurs  ? Les forces imaginantes du droit.  » (Seuil). Charles Silvestre a demandé à la juriste de rebondir sur cette phrase emblématique de Jean Jaurés  : «  L’humanité n’existe point, ou existe à peine.  » 
Ce, au moment où le monde essaie, enfin, de juger 
les crimes contre l’humanité  : «  J’ai fait la connaissance de madame Delmas-Marty, en 2003, lors d’un entretien à propos de la guerre en Irak. J’avais trouvé son analyse perspicace. Du coup, travaillant sur Jaurès, 
qui s’interrogeait déjà sur la question de la guerre 
et de la paix, donc la question du droit international, il nous a paru intéressant de recevoir cette grande juriste pour qu’elle nous parle de la justice, appliquée autrement que par les armes. »

TEL QUEL :

Mireille Delmas-Marty « Le droit n’est pas tout puissant »

« Je vous remercie de m’avoir invitée à intervenir sur le droit dans une Maison de la poésie. Le droit aurait besoin d’être dynamisé par la pensée poétique… » « Allons-nous vers une communauté de valeurs  » à l’échelle mondiale  ? Jaurès, dans l’Armée nouvelle, en rêvait, mais il n’était pas dupe. Il disait que c’était la force, l’état de nature, qui prévalait dans les relations entre les peuples, transposant à ceux-ci la formule d’Hobbes  : « L’homme est un loup pour l’homme. » Cent ans après, qu’en est-il  ? Les choses ont quand même un peu bougé.

Le droit international a connu un développement sans précédent. Les juridictions internationales se multiplient. Cependant, la réalité quotidienne démontre un grand désordre du monde plutôt que l’émergence d’un ordre juridique mondial efficace. On l’a vu aux printemps 2010 et 2011. En 2010, à Kampala (Ouganda), une conférence, dite de révision du statut de la Cour pénale internationale, était censée améliorer le jugement des crimes les plus graves (contre l’humanité), même ceux commis par les chefs d’État en exercice. Or, au même moment, en juin 2010, Israël prenait d’assaut la flotte de la paix… C’était surréaliste de voir, à Kampala, le secrétaire général des Nations unies célébrer le passage de l’ère de «  l’impunité à l’ère de la responsabilité  », avec son démenti quasiment au même moment. Puis il y a eu le printemps arabe, avec d’autres effets contradictoires, puisqu’il fut décidé que la Cour pénale internationale pourrait juger Kadhafi. À l’heure actuelle, nous ne sommes ni dans l’ère de l’impunité ni dans celle de la responsabilité. Tous les pays, grands ou petits, devraient être sur le même pied d’égalité. Or, nous sommes dans une période de transition où s’affrontent deux modèles de l’ordre mondial  : le vieux modèle souverainiste face au modèle universaliste.

Les deux modèles coexistent. Ce qui est tragique, c’est qu’aucun modèle ne peut garantir une paix durable. La force nourrit la force, et c’est là sa fragilité, car la paix des vainqueurs est provisoire (…) La justice internationale est faible parce qu’il n’y a pas de police mondiale. D’abord, il faut savoir de quelle communauté mondiale parlons-nous  ? Il s’agit, pour la première fois, d’une communauté sans dehors, sans ennemis extérieurs, sans «  barbares  ». Pour autant, il ne s’agit pas d’une communauté sans barbarie. Au contraire, la Seconde Guerre mondiale a montré que des pays dits civilisés pouvaient commettre des crimes contre l’humanité… La communauté mondiale doit s’unir pour civiliser notre barbarie. Civiliser l’humanité. Pas seulement les hommes individuellement, et les États, mais aussi les groupements économiques, dont le pouvoir est souvent supérieur à celui de certains États… Ou encore les groupements religieux.

Au fond, cette communauté serait inter-
humaine, et n’exclurait personne. C’est une ambition qui paraît démesurée, voire dangereuse, parce qu’angélique. Cela pourrait servir de camouflage à certains pays qui voudraient imposer une autre forme d’impérialisme (le fameux nouvel ordre mondial). Pour éviter l’écueil, la réponse est de ne pas figer les choses. Il faut situer la communauté internationale entre le mythe et l’histoire.

Des choses changent peu à peu (…) L’idée de communauté internationale nous amène à l’idée de communauté humaine… mondiale. Le procès de Nuremberg nous a appris que ce ne sont pas des États – des entités abstraites – mais des hommes qui commettent des crimes. En faisant entrer l’être humain dans le champ international, on a dynamisé le processus de construction d’une communauté mondiale entre les hommes, pas uniquement entre les États. Pour cela, il faut se trouver des valeurs communes. Le deuxième débat, c’est le contenu des valeurs, leur surabondance (…). La diversité culturelle étant, selon la convention de l’Unesco, patrimoine commun de l’humanité. Comment faire progresser la recherche de valeurs universelles  ? Pas simple… Toutes les valeurs ne se valent pas. Pour résumer, je dirais que l’humanité se trouve au confluent d’un processus d’hominisation et de celui d’humanisation. Ne soyons pas impatients. En termes de valeurs, il faut rester prudent. Jaurès l’avait bien compris  : «  La force de l’esprit, sa victoire même, n’est pas de répudier la nature mais de l’élever à soi et de la transformer par degrés.  »

Mais le droit n’est pas tout-puissant. Nous assistons aux «  dialogues de juges  », dans le monde, grâce à Internet. La Cour suprême de Chine s’intéresse à ce qui se passe ailleurs… C’est nouveau. Il faut éviter le fondamentalisme juridique. Une des solutions est d’approfondir notre propre culture. En nous approfondissant, nous nous rapprochons de l’autre, à condition qu’il fasse le même chemin. C’est un peu la conception de l’internationalisme selon Jaurès, qui ne doit pas faire disparaître les identités culturelles. Et ne pas oublier le processus de réconciliation. Ainsi, la responsabilité à l’égard des générations futures ne saurait être infinie. Il ne faut pas oublier la finitude humaine, comme dit Paul Ricœur. Le droit ne peut pas tout résoudre. L’émergence d’une communauté de valeurs est un mouvement lent et discontinu, confronté à des bifurcations. La communauté mondiale unie autour des droits fondamentaux ne se fera pas en un jour, ni de façon unilatérale. Il faut passer par un processus d’humanisation réciproque. La meilleure réponse serait peut-être d’arriver à ce que l’écrivain Édouard Glissant appelait de ses vœux  : « Une énorme insurrection de l’imaginaire. » Il la nomme « la pensée du tremblement ». « C’est une pensée qui n’est ni crainte ni faiblesse mais l’assurance qu’il est possible d’approcher les chaos, de durer et de grandir dans l’imprévisible. »

Guillaume Chérel, L’Humanité


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