Philippe Guyot, ex-SDF “Des mesures simples peuvent améliorer la vie des SDF”

dimanche 25 février 2018.
 

Pendant dix longs mois, Philippe Guyot a vécu, au jour le jour, la grande exclusion des sans domicile fixe : le désespoir de la rue, la quête aléatoire d’une place en centre d’hébergement, la violence sociale faite aux personnes marginalisées.

Comment avez-vous basculé dans l’exclusion ?

La dégringolade a commencé un matin de mai 2003 à 8 heures, quand la police, un huissier et un serrurier sont venus sonner chez moi pour m’expulser de mon logement. Cela faisait plusieurs mois que je n’avais pas payé mon loyer, car j’avais été licencié économique de l’entreprise de distribution où je travaillais comme responsable de la logistique. J’avais de maigres indemnités Assedic et je privilégiais le paiement des factures EDF, pour avoir au moins du chauffage. Là, le ciel vous tombe sur la tête : où aller ? Où dormir ? Que faire ? Tout d’abord, je n’accepte pas ce qui m’arrive. Je me réfugie dans le déni, je flotte, je ne sais pas comment réagir. La première nuit, je dors sur un banc, seul. La deuxième aussi, me demandant si je vais devenir un vrai clochard, alcoolique et malade. La troisième, je me décide enfin à appeler le 115 (le numéro du samu social), et toute honte bue, je me retrouve dans un centre d’hébergement d’urgence, à Paris.

Les structures d’urgence sont-elles adaptées à une telle situation de détresse ?

Non, là, c’est le choc ! Cafards sur les murs, puces dans les lits, deux toilettes et deux douches horriblement sales pour 80 bonhommes... Je découvre la manière dont on traite les SDF dans notre pays. Sans parler de la violence, des vols...

Je décide alors d’aller voir les services sociaux de ma commune où l’on me dit en substance « débrouillez-vous », en me donnant un vieux guide des centres d’hébergement qui date de 2001. Je comprends alors que je ne pourrai compter que sur moi-même. Je continue ma découverte des conditions de vie en centre d’hébergement pour SDF : on nous fout dehors à 8 heures chaque matin, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, avec interdiction de revenir avant 19 heures, et le personnel nous traite comme des animaux.

Je découvre aussi qu’on n’a droit qu’à dix jours de présence dans un centre, et qu’après, pendant un mois, c’est au jour le jour, « premier arrivé premier hébergé », avant de pouvoir à nouveau jouir d’une période de dix jours de répit ! C’est un nonsens alors que la réinsertion passe avant tout par un peu de stabilité. Mais comme il n’y a pas assez de place pour tout le monde, cette règle permet une rotation des personnes. Du coup, devant les centres, il y a des files d’attente très tôt dans l’après-midi, et si vous arrivez trop tard, tant pis pour vous, vous en serez quitte pour appeler le samu social... qui ne pourra rien faire puisque tout est complet depuis le matin. Vous irez donc dormir sous un pont ou sur un banc. En fait il n’y a jamais assez de place pour héberger tout le monde, et ceux qui disent le contraire sont des menteurs.

Rapidement, vous décidez d’alerter les politiques sur la réalité des conditions de prise en charge des SDF...

Au bout d’un mois, j’ai changé de centre, et me suis retrouvé au Bourget, dans une structure plus petite, où les rapports humains étaient moins violents, mais les conditions d’hygiène tout aussi déplorables. C’est là que je décide de me rebeller et de « profiter » de ma situation pour alerter qui je peux sur les conditions de vie des SDF. J’écris au président de la Croix-Rouge, l’organisme qui gère le centre. J’alerte le préfet. Je deviens une sorte de porte-parole de mes compagnons d’infortune, qui m’appellent désormais affectueusement « M’sieur Philippe ».

Pourtant, la qualité de l’accueil des structures spécialisées n’est-elle pas la base du processus de réinsertion ?

Oui, et mon expérience le prouve. On s’est davantage occupé de moi dans le troisième centre d’hébergement que j’ai fréquenté, à Saint-Ouen, une structure gérée par la commune. Un personnel attentif m’a permis de décrocher un nouveau travail et, finalement, de pouvoir reprendre une vie normale après dix mois de galère. Dix mois pendant lesquels j’ai alterné périodes de désespoir profond, petits moments de répit, et parfois envies d’en finir une bonne fois pour toutes, de tout laisser tomber et de me suicider. Être SDF, c’est tellement dur, tellement humiliant, qu’il faut être très fort psychologiquement pour ne pas sombrer peu à peu, se mettre à boire, se négliger et perdre pied. Moi, ce qui m’a sauvé, c’est aussi la mission que je m’étais assignée : faire connaître le sort des SDF. Et le soutien de quatre camarades de ma section de Sevran qui m’ont sorti la tête de l’eau et donné des coups de pieds aux fesses quand je sombrais. Sans eux, je serais clochard aujourd’hui...

Comment répondre plus efficacement aux besoins des SDF ?

Il faudrait créer de petites structures pour l’accueil des SDF, avec du personnel qualifié, formé pour recevoir ce public. Aujourd’- hui, le personnel des structures d’accueil est trop souvent constitué de personnes en CDD qui ne sont sensibilisées ni au social ni au contact humain.

Il serait également utile que ces structures comprennent des médecins qui donneraient des consultations d’alcoologie et de psychiatrie. Il faudrait surtout que les centres d’hébergement soient ouverts toute la journée, et qu’ils soient équipés d’ordinateurs et de téléphones : comment voulez-vous trouver un boulot quand on vous jette dehors tous les jours à 8 heures du matin ? Il y a de nombreux bâtiments désaffectés que l’on pourrait réhabiliter pour ce type de structure.

L’essentiel, c’est d’avoir un véritable soutien psychologique de la part du personnel, d’être aidé par des gens qui vous évitent de sombrer et qui vous motivent en vous proposant un contrat moral du type : « je t’aide et en échange, toi tu cherches du travail », comme on l’a fait pour moi à Saint-Ouen. C’est la clé pour s’en sortir : aider, rassurer et motiver des gens qui sont extrêmement fragilisés. Comme cela, et comme cela seulement, ils ont une chance de se réinsérer rapidement dans la société et de ne pas sombrer.

Par-delà l’hébergement, quelles mesures aideraient les SDF au quotidien ?

Certaines petites mesures semblent peu importantes, mais sont déterminantes, telles la gratuité des toilettes publiques à Paris. Une autre initiative qui va dans le bon sens : la prise en charge par la région Ile-de-France de 75 % du coût des transports collectifs pour les rmistes. Ces deux mesures, prises par la gauche d’ailleurs, changent la vie des SDF. D’autant que la plupart des contrôles SNCF et RATP ont lieu entre le 1er et le 7 de chaque mois, alors que les SDF touchent leur RMI précisément le 7 ! Comment voulez-vous que les gens continuent à chercher du boulot ensuite ? On ne le sait pas, mais beaucoup de SDF travaillent, souvent en CDD. Si, en plus, on leur met des bâtons dans les roues, il y a un moment où ils cessent de lutter...

Et puis, il y a des petites choses que l’on pourrait facilement faire, des mesures simples pour améliorer l’existence des SDF, comme faciliter leur domiciliation. Comment voulez-vous réintégrer une vie sociale (Assedic, ANPE, Sécu, entretiens d’embauche...) quand vous n’avez même pas d’adresse où recevoir votre courrier ?

Propos recueillis par Jacques Bernard


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message