L’« élite républicaine » est une mascarade

vendredi 22 avril 2011.
 

Comment dénoncer la mascarade que l’on nous joue avec l’"élite républicaine"

La politique n’est pas une science et le choix est à la portée de tous

Par Michel Sparagano, professeur de philosophie.

Tout enseignant de l’école républicaine s’est, au moins une fois, posé la question de savoir quel sens pouvait avoir l’expression «  élite républicaine ».

Quel sens peut bien avoir la formation d’une élite, dans une démocratie  ? Ceux qui ne voient pas le problème peuvent commencer par se demander pourquoi cette élite problématique est appelée « républicaine », plutôt que « démocratique », car en la matière, les mots n’ont aucune innocence  !

On peut pester, avec Taine, contre la « démocratie individualiste » et considérer avec Alfred Fouillée que le problème de ce système est « l’homme de la fausse démocratie, celui qui vote et dont la voix compte pour un, qu’il s’appelle Thiers, Gambetta, Taine, Pasteur, ou qu’il s’appelle Vacher… » (la Démocratie politique et sociale en France). Il est clair, ici, que l’« élite républicaine » paraît d’autant plus acceptable que la démocratie l’est d’autant moins. Certes, il s’agit, chez Fouillée, de fustiger la « fausse » démocratie, celle où le citoyen est un individu qui se prend pour Thiers (il faudrait demander aux communards si le compliment est fondé  !), mais cette démocratie qui exige des élites est-elle encore démocratique lorsqu’elle remet en cause l’égalité de tous devant l’urne  ?

En fait ce n’est pas l’individualisme qui est rejeté, mais, comme l’a bien vu Jacques Rancière, « la possibilité que n’importe qui en partage les prérogatives » (la Haine de la démocratie, La fabrique).

C’est un peu la même chose lorsque Max Stirner souligne l’unicité irréductible de chacun et que Gide, grand lecteur de Nietzsche, lui répond  : «  Il n’y a pas d’individualisme qui tienne  ; les grands individus n’ont pas besoin de théories qui les protègent  ; ils sont vainqueurs… » (Lettres à Angèle, Mercure de France ). L’« élite républicaine » qui nous intéresse ici, ce sont les beaux « vainqueurs » de Gide  !

On objectera que l’ « élite républicaine » est compatible avec la démocratie, pourvu qu’elle se base sur l’égalité des chances. Reste que si les « chances » étaient vraiment égales, comment se distingueraient les individus  ? Sur leur mérite, serait-on tenté de répondre. Soit  ! Mais comment rendre compte d’une différence à l’arrivée si, en supposant que l’école est un médium ne privilégiant personne (supposition pour qui n’a pas lu Bourdieu), il n’y a pas de différences au départ  ? Comment ne pas expliquer cette « élite » par le don ou quelque chose d’approchant  ? Où l’on voit que derrière cette « élite républicaine » se cache, à peine, une « élite naturelle »  ! Taine n’est jamais bien loin  !

Finalement, c’est la légitimité de l’inégalité politique dans nos sociétés démocratiques qui se joue ici. L’« élite républicaine », qui n’est pas l’élite démocratique, c’est, ou bien le résultat d’un processus de reproduction sociale, ou bien l’habillage philosophiquement acceptable par une démocratie de la croyance en une élite naturelle à la Gide.

On m’objectera que tous les discours du monde ne peuvent pas effacer le fait indiscutable que certains en savent plus que d’autres dans tel ou tel domaine et qu’il faut être un fieffé démagogue pour dire le contraire. Mais c’est indéniable ! Ce qui ne fait pas de notre « élite républicaine » une élite démocratique. Que la res publica comporte des experts ne signifie pas qu’ils aient été labellisés « élite » en accord avec nos principes démocratiques  ! Encore une fois, ou bien notre école n’a fait et ne continue de faire que ce que Bourdieu et Passeron dénonçaient déjà en 1964 (et que la dernière enquête Pisa de l’OCDE confirme), ou bien nous considérons que tous les individus n’ont pas les mêmes potentialités et qu’une école juste et égalitaire ne peut qu’enregistrer cette inégalité naturelle. Le « don » est alors ce merveilleux mot qui est censé expliquer cette différence (qu’on se refuse à croire sociale) que chacun peut constater. Ainsi, nos structures ne sont plus en cause et la démocratie est sauvée.

Comment alors dénoncer cette mascarade que l’on nous joue avec cette « élite républicaine » sans tomber dans le populisme  ?

Sans doute en répondant que la politique n’est pas une science, puisqu’il s’agit de décider comment vivre ensemble. Et l’on peut considérer que le choix est à la portée de tous. On peut, bien sûr, rendre la chose compliquée et les experts s’y emploient. Cela leur permettra de monnayer ensuite leur expertise.

Laisser notre « élite » encoder la politique, c’est se condamner à en passer par le décodeur professionnel. La ficelle était trop grosse en 2005 (pour ou contre les 342 articles, les 5 protocoles additionnels et les 3 déclarations  ?). Les gens ont majoritairement dit non. Pas parce qu’ils avaient lu le projet, mais parce qu’ils avaient le sentiment que, là, on se foutait d’eux.

Finalement notre « élite républicaine » est une expression curieuse, mais le plus curieux est que nous avons fini par nous y habituer, alors que nous aurions dû y voir la faillite d’une société incapable de s’organiser sans élite, alors que nous aurions dû y voir un oxymore démocratique  !

Michel Sparagano

Tribune dans L’Humanité du 13 avril 2011


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