Hongrie, Bavière 1919... Des révolutions qui posent problème

vendredi 24 mai 2019.
 

Lʼinternationale communiste, fondée en mars 1919, avait déclaré à la face du monde que les jours de la bourgeoisie étaient comptés, tandis que, dans la Ruhr et Allemagne centrale, la soldatesque de Noske sʼingéniait à en finir avec le pouvoir des conseils ouvriers. Cʼest ailleurs – en Hongrie, puis en Bavière – que deux nouveaux foyers de cette révolution mondiale proclamée à Moscou apparurent au printemps. Ceux qui ne se lassaient pas de répéter que, comme en Russie, le pouvoir était au bout du fusil, durent toutefois déchanter rapidement.

« Cʼétait une erreur de croire que quelques troupes dʼassaut du prolétariat pouvaient remplir la mission historique qui est celle du prolétariat ; Berlin et Leipzig, Halle et Erfurt, Brême et Munich ont traduit dans les faits ce putschisme et démontré que seul lʼensemble de la classe prolétarienne de la ville et de la campagne peut sʼemparer du pouvoir politique ». Cʼest en ces termes que Paul Levi, le dirigeant du KPD depuis lʼassassinat de Karl et Rosa en janvier, puis de Leo Jogiches en mars, tire les leçons des premier mois de cette terrible année 1919. Il allait vite rajouter la République hongroise des conseils à sa liste des tentatives prématurées – et donc vouées à lʼéchec – de prise de pouvoir par dʼétonnants révolutionnaires peu soucieux de savoir si les masses étaient disposées à les suivre jusquʼau bout.

De la prison au pouvoir

La crise de lʼimmédiat après-guerre touche tout particulièrement la Hongrie qui subit dʼimportantes pertes territoriales, une inflation galopante et une explosion du chômage, au grand dam du gouvernement libéral de Mihaly Karolyi, dénué de toute base sociale effective. Les difficultés des temps renforcent la polarisation politique. Les effectifs du jeune Parti communiste bondissent par exemple de 5 000 membres en novembre 1918 à environ 70 000 au printemps 1919.

Lʼhistoire de la République hongroise des conseils commence le 20 février, jour où une manifestation de chômeurs, venus faire connaître au journal socialiste Népszava leurs doléances, devint la cible de tirs des forces de lʼordre appelées à la rescousse par la direction de lʼorgane central du Parti social-démocrate. La mort de quatre policiers est utilisée par la bourgeoisie et par les socialistes modérés pour briser lʼinfluence grandissante du PC : 68 de ses dirigeants sont arrêtés dans la nuit. Pour les masses, ils deviennent immédiatement des martyrs. Face à la vague de protestations populaires que suscite la rumeur des mauvais traitements imposés à Béla Kun, les conditions de détention des leaders communistes sont significativement améliorées. Et surtout, une nette différenciation sʼopère au sein des socialistes. Lʼaile gauche dirigée par Kunfi dénonce la politique de répression du gouvernement où siègent leurs camarades de parti. Des pourparlers ont lieu directement, en prison, entre la gauche social-démocrate et les dirigeants communistes détenus, sur fond dʼaggravation de la crise et dʼimpuissance gouvernementale.

Kun se dit prêt à un accord et les sociaux-démocrates acceptent de reconnaître la nécessité de la dictature du prolétariat. Ils renâclent cependant à adhérer à la petite Internationale proclamée à Moscou quelques semaines plus tôt. Finalement, ce sont les exigences de lʼEntente qui leur font franchir le pas, puisque Clémenceau menace l’État hongrois déjà en lambeaux dʼune éventuelle occupation de la plus grande partie de son territoire. Le cabinet Karolyi refuse les termes de lʼultimatum et annonce de guerre lasse quʼil laisse la main à une gouvernement socialiste homogène. Mais la nouvelle majorité du parti, marginalisant une droite déconsidérée, fait savoir quʼelle nʼira pas au pouvoir sans les communistes.

En quelques heures, lʼaccord est conclu entre la gauche sociale-démocrate et les détenus : fusion des deux partis ouvriers, formation dʼun gouvernement sʼappuyant sur les conseils, annulation des élections à la Constituante et création dʼune armée rouge. Le 21 mars, les prisonniers sont libérés et douze dʼentre eux deviennent ministres le soi même. Béla Kun est commissaire aux Affaires étrangères dʼun Conseil révolutionnaire de gouvernement qui compte 17 commissaires socialistes, mais quʼil domine de la tête et des épaules.

La Commune hongroise en question

Le 23 mars, en clôture du VIIIe congrès du Parti bolchévique, Lénine avait qualifié lʼarrivée au pouvoir des communistes hongrois de « victoire morale », puisque « la bourgeoisie la plus radicale et la plus démocratique a reconnu quʼà lʼheure dʼune très grave crise […], le pouvoir soviétique était une nécessité historique ». Même si, avec le recul, lʼidentification du Conseil révolutionnaire hongrois à un pouvoir de type soviétique laisse songeur, il serait faux dʼen conclure que Lénine pêchait par optimisme excessif.

Le même jour, il télégraphiait en effet à Béla Kun le message suivant, où les inquiétudes du leader russe affleurent à chaque ligne. « Les communistes sont-ils majoritaires dans le gouvernement ? Quand se tiendra le conseils des soviets ? En quoi consiste réellement la reconnaissance par les socialistes de la dictature du prolétariat ? » Et Lénine, qui avait à Moscou mis en garde Béla Kun contre toute prise du pouvoir prématurée, de prodiguer un ultime conseil à son camarade : « Il ne fait aucun doute que lʼapplication pure et simple de nos tactiques russes dans les conditions particulières de la révolution hongroise serait une erreur ».

Publiée dans la Pravda à la fin du mois, la réponse enthousiaste de Béla Kun mérite que lʼon si attarde : « La droite socialiste […] a rompu avec le parti sans entraîner personne. Les forces véritablement les meilleures qui aient jamais existé au sein du mouvement ouvrier hongrois participent maintenant au gouvernement, lequel – puisquʼil nʼy a pas de véritables soviets ouvriers et paysans – détient le pouvoir ». La conclusion du communiste hongrois est à peine croyable : « Mon influence personnelle sur le Conseil révolutionnaire de gouvernement est telle que la ferme dictature du prolétariat est assurée. En outre, les masses sont dernière moi », assure-t-il à Lénine en toute modestie ! Comme les conseils font cruellement défaut à lʼéchelon national, lʼessence du pouvoir populaire ne peut résider que dans... lʼinfluence personnelle de Kun au sommet de l’État, évidemment ! Un lecteur distrait pourrait croire à de la tartufferie, mais Kun le signale en toute objectivité : le peuple est derrière lui... Lénine a inventé par la suite un néologisme russe que lʼon peut librement traduire par « kunerie ». On regretterait presque que son esprit mordant nʼait pas frappé plus tôt !

Une fois nʼest pas coutume, sur la question des conseils – ou plutôt sur leur absence –, Kun est dʼaccord avec celui qui allait devenir son pire ennemi : Paul Levi. Selon le ténor du KPD, cette étrange révolution nʼest pas « le prix immédiat dʼune bataille que le prolétariat hongrois aurait victorieusement livrée à la bourgeoisie et aux hobereaux », puisquʼ« elle ne résulte pas dʼun corps à corps entre le prolétariat et la bourgeoisie où cette dernière aurait été renversée. Elle est la simple conséquence de ce que la bourgeoisie hongroise a – il nʼy a pas dʼautre mot – crevé ».

La Hongrie était donc une République des conseils... sans conseils ! Suspendu en lʼair, le Conseil révolutionnaire de gouvernement se substitua toujours davantage au Parti socialiste dont la réunification par le haut nʼaboutit jamais dans les fait à une fusion organique à la base. Sans conseils, ni partis ouvriers, la vie politique se concentra vite au sommet, dans les mains dʼun gouvernement qui se divisa entre majoritaires suivant Béla Kun, modérés issus de lʼancien Parti social-démocrate et « gauchistes » inspirés par le rigide Tibor Szamuely. Les syndicats se virent quant à eux dotés dʼune attribution originale, puisquʼils furent chargés dʼorganiser la conscription. Car, née de la guerre, la République hongroise des conseils ne pouvait se développer et enfin disparaître que par elle.

Particulière Bavière

En Bavière, le scénario qui a abouti à lʼinstauration dʼune République des conseils dominée par les communistes est presquʼaussi rocambolesque quʼen Hongrie. Contrairement à ce qui prévalut au Nord, la révolution de Novembre avait accouché en Allemagne du Sud de coalitions gouvernementales où les socialistes – « Majoritaires » comme « Indépendants » – voisinaient avec des représentants des formations strictement bourgeoises, ainsi que des partis agrariens bien implantés dans ces riches régions agricoles qui avaient souffert de lʼétat de guerre. Cʼest pourtant en Bavière, la région dʼAllemagne où le monopole socialiste sur le pouvoir était le moins de mise, que deux républiques des conseils – certes éphémères – furent proclamées successivement en avril.

La figure du proue du Conseil national issu de la Révolution de novembre était Kurt Eisner, un journaliste socialiste politiquement modéré, mais qui avait rejoint les rangs de lʼUSPD en raison de sa haine viscérale pour la guerre. Il représentait à merveille la bohème intellectuelle munichoise pétrie de pacifisme, dʼidéalisme, mais aussi dʼaspirations régionalistes qui confinaient parfois au séparatisme anti-prussien. Lors des élections du Landtag du 12 janvier, lʼUSPD nʼobtint toutefois que trois sièges et le SPD dut se contenter de la deuxième place (avec 62 sièges). Les partis bourgeois arrachaient quant à eux 100 sièges et la Ligue des paysans 25. Il était naturellement à craindre que, dès sa première session, cette assemblée pour le moins conservatrice se débarrasse sans ménagement des conseils dont Eisner annonçait inlassablement le prochain « ancrage constitutionnel »... La convocation du nouveau Landtag fut en conséquence repoussée et, le 16 février, une manifestation dʼenvergure montra lʼattachement de la classe ouvrière et aux dizaines de milliers de soldats en atente de la démobilisation à la démocratie des conseils. La situation était déjà extrêmement incertaine, notamment parce que lʼabsence de forces armées mobilisables pour lʼemporter nourrissait lʼindécision des deux camps en présence. Lʼassassinat de Kurt Eisner par le comte Arco-Valley, le 22 février, jour de la convocation du Lantag nouvellement élu, nʼarrangea pas les choses...

Pris de panique face à la violence de la riposte populaire, les élus au Landtag se dispersèrent. Le Conseil central des conseils devenait le seul organe de pouvoir en état de marche. Même si les délégués du KPD le quittèrent pour dénoncer lʼentrée en son sein de membres du SPD, ce conseil, poussé par la grève générale spontanée qui paralysa la Bavière à lʼannonce de lʼattentat contre Eisner, prit quelques mesures vigoureuses. Il rédigea ensuite à la hâte un programme confus où cohabitaient le principe « eisnerien » de la reconnaissance constitutionnelle des conseils, la formation dʼun gouvernement SPD-USPD avec un ministre de lʼAgriculture issu de la Ligue des paysans, la convocation immédiate dʼun nouveau Landtag et la création dʼune milice républicaine. Lʼassemblée générale des conseils, réunie du 25 février au 8 mars, mena dʼinterminables discussions autour de ce programme guère cohérent. Pour compliquer le tout, le SPD et lʼUSPD menaient en parallèle des pourparlers bilatéraux qui aboutirent début mars au « compromis de Nuremberg » qui reprenait globalement la plateforme du Conseil central, mais veillait à préciser quʼà lʼavenir les conseils ne disposeraient en aucun cas du pouvoir législatif.

Le 17 mars, le Landtag se réunit en catimini à Munich afin dʼélire un gouvernement auquel il conféra les pleins-pouvoirs. Le pouvoir échut à un cabinet SPD-USPD dirigé par le socialiste Johannes Hoffmann. Pendant trois semaines, ce dernier sʼéchina à gagner la confiance de la bourgeoisie, sans prendre de mesures significatives en ce sens – notamment en matière répressive –, de peur que les masses passent définitivement à lʼUSPD et aux communistes. Ce que Pierre Broué qualifie dʼ« interrègne » ne pouvait durer indéfiniment. La lutte des classes précipita la chute du cabinet Hoffmann en avril. Au dire des auteurs de lʼIllustrierte Geschichte der deutschen Revolution, « les grèves de masse dans la Ruhr, […] la menace de nouvelles grèves dans dʼautres régions dʼAllemagne et, le 21 mars, la proclamation de la République des conseils en Hongrie eurent inévitablement des conséquences en Bavière ».

Dʼune République lʼautre

Le 3 avril, à Augsbourg, une conférence du SPD se prononça en effet pour la proclamation de la République des conseils. Le lendemain, une grève à lʼappel de la gauche sociale-démocrate fut organisée pour populariser cette revendication. Au même moment, les tractations entre les partis allaient bon train au ministère de la Guerre. Ministres majoritaires, dirigeants indépendants et intellectuels libertaires se distribuèrent les strapontins et lʼon convoqua Eugen Leviné, envoyé à Munich par la Centrale depuis un mois, afin dʼobtenir la participation du KPD. Simple formalité, pensait-on... Leviné arriva, accompagné de quelques camarades, et nʼen crut pas ses yeux. « Était-ce une plaisanterie ? Ce serait ridicule, grotesque, comique, si ce nʼétait pas si terriblement sérieux », écrit-il quelques jours plus tard dans la Rote Fahne de Munich. Les communistes refusèrent de rejoindre cette improbable coalition SPD-USPD-anarchistes en formation. Quelques mois après les faits, Paul Frölich rendit compte de la sèche réponse des communistes bavarois en ces termes : « Une République des conseils ne pouvant naître que de lʼaction des masses et la situation […] en Bavière nʼétant pas mûre pour cela, ils ne se rendraient pas complice dʼun putsch ». On repoussa au 7 la proclamation de la République des conseils, afin de gagner le soutien des confins de la région. Le 5, lʼorganisation du SPD en Bavière méridionale se prononça pour la proclamation, à lʼunique condition que lʼUSPD et le KPD soient également de la partie. Cet étrange délai avant la « prise du pouvoir » permit au gouvernement Hoffmann dʼassurer ses arrières, notamment en plaçant en lieu sûr les planches à billet. Retranché au Nord à Bamberg, il eut toute loisir de préparer la répression contre cette étrange république soviétique... avant même sa création !

Selon Frölich qui écrit ces lignes sous pseudonyme lʼannée suivante : le 7 avril, « Munich se livra à une folle joie dans une orgie de drapeaux et de cocardes rouges, de défilés, de fanfares et de paroles, de paroles, de paroles ! […] Personne ne se rendait compte de lʼâpreté du conflit de classe auquel le mouvement ouvrier devait se préparer ; personne ne réfléchissait aux graves conséquences ». Lʼillusion lyrique fit toutefois long feu. Elle ne dura, non pas quelques jours, mais à peine quelques heures. Lʼhomme fort du SPD et « commissaire du peuple » à la Guerre Schneppenhorst – dont le rôle dans les tractations du 4 avril fut pourtant prépondérant –, parti rallier Nuremberg au mouvement, fut rappelé à lʼordre le 8 par un vote unanime du SPD local. Il entreprit immédiatement de rassembler des troupes... contre la République dont il était lʼun des principaux dirigeants ! Le social-démocrate « de gauche » Niekisch déserta quant à lui le lendemain.

La trahison du SPD laissa de facto le Parti indépendant seul aux commandes. Il était malheureusement tenu par de jeunes hommes qui faisait partie de lʼentourage dʼEisner. Autant dire des intellectuels exaltés et des beaux parleurs incapables de diriger lʼaction des masses. Le poète expressionniste Toller, qui faisait figure de chef de lʼUSPD et qui constituait sans aucun doute lʼhomme le plus capable de ce gouvernement « soviétique », fit même nommer au poste de commissaire aux Affaires étrangères un certain Lipp. Ce brave doktor, manifestement fou, se plaignit par lettre à Lénine... que son prédécesseur – qui nʼétait autre quʼHoffmann – était « parti en emportant la clé des toilettes de [s]on ministère » ! Selon lʼhistorien américain Allan Mitchell, « la première République des conseils dura six jours – une semaine de confusion bruyante, souvent ridicule ». Il est difficile de ne pas le croire.

Les communistes, par lʼintermédiaire de Leviné qui suivait en cela scrupuleusement les instructions de la Centrale alors reclus à Leipzig, avait refusé de cautionner cette proclamation prématurée. Les jours suivant, le KPD bavarois dénonça ouvertement dans sa presse cette caricature de République des conseils imposée par en haut, quʼil considérait comme « la créature du conciliationnisme dépendant et indépendant et de la rêverie anarchiste ». Comme le note Pierre Broué, il est dès lors « assez difficile de comprendre pourquoi, après six jours de pouvoir de ce “pseudo-conseil” […], les communistes ont subitement décidé de prendre à leur compte la défense de cette république que, la veille encore, ils qualifiaient de “mascarade” ». En effet, le 13 avril, suite à une tentative de putsch de la milice républicaine contenue par une formidable mobilisation populaire, un nouveau gouvernement fut nommé sous la pression des conseils ouvriers. Les communistes, derrière Leviné, y jouait cette fois un rôle prépondérant.

Jean-François Claudon


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message