Histoire, mémoire collective et devoir de mémoire

mardi 11 janvier 2011.
 

Deux évolutions en cours entretiennent les conflits de mémoire.

La première  ? C’est le passage du « devoir de mémoire » et du « plus jamais ça », tels qu’ils avaient été formulés dès 1945 par des survivants des camps nazis, à une mise en accusation bien plus large du passé, avec une insistance particulière envers de nouveaux crimes et événements comme la Shoah, la guerre d’Algérie, la guerre de 14-18, la colonisation ou la traite négrière atlantique, qui sont tenus pour éternellement traumatisants. Ces nouvelles incriminations, devenues au passage des appels à la repentance nationale et au dédommagement des descendants des victimes (car le statut de « victime » ou « d’indigène » est supposé transmissible), ont pris le relais des assauts auxquels nous étions habitués à propos des années de l’Occupation. Elles ont alourdi l’acte d’accusation du passé. Et le Parlement et les présidents de la République ont alourdi l’enjeu soit en instrumentalisant le passé (la récente affaire à propos de Guy Môquet, par exemple), soit en officialisant de nouveaux drames au titre de « génocide » ou de « crime contre l’humanité » par l’adoption d’une série de lois, dites « mémorielles », de la loi Gayssot du 13 juillet 1990 qui punit les falsifications de l’histoire du génocide juif, à celle du 23 février 2005 dont l’article 4 exigeait qu’on accordât aussi « un rôle positif à la présence de la France outre-mer ». Cet article, très contesté, a été retiré. Le législateur a admis qu’il modérerait désormais ses ardeurs en matière de mémoire. Mais il reste que dans beaucoup d’esprits, le passé est d’abord porteur de malheur, que toute mémoire est douloureuse, que chaque victime doit obtenir réparation.

La deuxième cause d’extension de nos embarras de mémoire, c’est ce manque de confiance dans le temps qui a saisi les sociétés et les États-nations depuis que les unes et les autres distinguent moins facilement des promesses d’avenir. Or, sans fil rouge reliant le passé, le présent et l’avenir, la mémoire collective est sans moteur et elle se grippe, elle risque de n’être plus ni nourricière ni disputée  : elle dépérit doucement, laissant la place à ce présent et à cette instantanéité (ce «  présentisme  », dit-on) qui envahissent aujourd’hui nos vies bousculées, morcelées, soumises  ; nos vies où le temps et la durée, la transmission et l’héritage sont passés à la Moulinette. La troisième nouveauté, autrement mieux perçue, elle, c’est la perturbation du jeu des échelles spatiales. Car nous vivons une déconstruction et un méli-mélo déroutants des espaces physiques et mentaux qui nous ont vus grandir.

Aujourd’hui par rapport à hier, que sont vraiment et que représentent dans nos têtes, dans nos occupations et nos loisirs, dans nos vies personnelles, la proximité et le localisme, la commune, la région, la nation, l’outre-mer, l’Europe, la planète  ? Tout se passe comme si, sous l’effet conjoint et ravageur du marché globalisé, de la culture mainstream (celle qui plaît à tout le monde mais ne pose aucune question de fond) et de la communication tous azimuts et en temps réel, les bornages habituels des territoires de notre mémoire individuelle et collective, les lieux de mémoire, les traces patrimoniales, les paysages et les refrains, tout risquait d’être livré à un cosmopolitisme de pure consommation. Face à ces recrudescences et ces déliquescences qui bousculent nos souvenirs et notre passé, que faire  ? Réponse  : comme hier, comme toujours, notre double devoir d’intelligence critique et de vigilance collective.

Par jean-pierre Rioux, historien, spécialiste de l’histoire contemporaine de la France. Il vient de publier La France perd
la mémoire (Tempus).

Source : http://humanite.fr/17_12_2010-%C2%A...


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