Les armées de Pologne contre la révolution russe de 1919 à 1922

lundi 14 février 2022.
 

En route pour la Pologne, 16 avril 1919

Après quatre mois d’attente, de préparatifs toujours interrompus par de nouveaux obstacles diplomatiques, le général Haller et son état-major ont pu, aujourd’hui, quitter la France et se diriger vers la Pologne où vont les suivre, sans arrêt, les trains ramenant dans leur patrie les troupes polonaises de France. C’est l’exécution des derniers accords de Spa.

A la gare de la Villette, au moment du départ, toute une foule vient saluer les officiers qui partent. Parmi les assistants, beaucoup de képis à feuilles de chêne : le général Alby, chef d’état-major, le général Archinard, le général Massenet, commandant le 3e corps d’armée polonais et remplaçant à Paris le général Haller, le général Niessel, le général italien de Romeo, rentrant de mission en Pologne. Mme Paderewska, au nom de son mari retenu à une séance de la Conférence de la Paix, apporte aux partants les vœux de bon voyage du président du Conseil. Beaucoup de Polonais, membres de la délégation à la Conférence de la Paix, sont venus prendre congé du général Haller. Des dames remplissent de fleurs son coupé.

Les uniformes français sont d’ailleurs presque aussi nombreux que les uniformes polonais. L’état-major du général Haller ne compte pas moins de trois généraux français : le général Vouillemin, son adjoint, le général Mourruau, de l’artillerie, le général Charrion, du génie, de nombreux colonels et commandants.

L’enthousiasme est général. Les soldats de l’escorte sont tous rayonnants. Du long train, qui compte 43 wagons, dont un certain nombre chargés de matériel, un grand cri de : « Vive la France ! » répond à la foule acclamant la Pologne. Quelques yeux se mouillent. L’émotion est intense. Les légions polonaises, en quittant la France, laissent derrière elles des tombes et des souvenirs si chers que l’heure joyeuse du retour dans la patrie ressuscitée en est assombrie. Il pleut, le ciel gris ajoute encore à la mélancolie de l’instant.

Le général Haller porte sur son uniforme bleu clair une seule décoration : la Croix de guerre avec palme qui lui fut remise hier par le maréchal Foch, avec cette citation signée par le maréchal Pétain :

« Le général Haller, Joseph, commandant en chef l’armée polonaise : organisateur de premier ordre autant que chef d’une indomptable énergie, est parvenu à lever au début de 1918, malgré l’hiver et l’ennemi, un corps d’armée polonais dont il a pris le commandement. Presque complètement cerné par les troupes austro-allemandes, a réussi à se dégager après des combats acharnés, à forcer le passage du Dniester et, par une marche forcée de plusieurs centaines de kilomètres, à opérer sa jonction avec l’armée russe vers Kiew.

 » A ensuite employé son inlassable activité à regrouper les éléments polonais épars dans les régiments russes en dissolution et à constituer avec eux des unités qui ont montré les plus admirables qualités militaires à Arkhangel en Sibérie et au Caucase. »

Ce matin, après le petit déjeuner en wagon-restaurant, tandis que notre train continuait son allure de tortue (nous avons fait 15 kilomètres à l’heure en moyenne !), le général Haller m’a dit dans quels sentiments il quittait la France :

- Le maréchal Foch, déclare-t-il d’une voix douce, m’a exprimé hier, en des termes qui m’ont fort touché, sa sympathie pour la Pologne.

J’emporte de la France, avec beaucoup de souvenirs très chers, la croix qui est la plus précieuse, car c’est la croix de la grande guerre, mais je laisse chez vous une partie de mon cœur. Avec quelle émotion je débarquai en France, le 13 juillet dernier ! Le lendemain, à Paris, je voyais déjà les légions polonaises défiler dans les rues pour célébrer votre fête nationale, puis retourner au combat et se battre à vos côtés pour rejeter définitivement le Boche au delà des frontières.

Depuis lors j’ai eu des troupes polonaises sur tous les fronts, à Mourmansk, sur le front italien... En Sibérie, j’ai encore une division. Elle provient du 2e corps que j’avais formé en Russie et qui, après les combats sur le Dniester, contre les troupes du maréchal Eichhorn, dut être démobilisé. Les volontaires devinrent conspirateurs, se réunirent dès qu’ils le purent et envoyèrent des délégations sur le Don et au Caucase au général Alexeief, puis au général Denikine. A Odessa, il y avait également des éléments polonais, sous les ordres du général d’Anselme, qui se retirent actuellement sur le Dniester avec les troupes franco-grecques.

Enfin, en France, nous avons actuellement 6 divisions, comprenant de nombreux cadres français, que nous allons transporter en Pologne.

Les Allemands nous ont refusé de débarquer à Dantzig. Ils ne se doutaient pas de la tâche qu’ils assumaient en se chargeant du transport, à travers leur territoire, d’une centaine de mille hommes avec tout leur matériel de guerre.

Pendant deux mois, au minimum, six trains par jour traverseront l’Allemagne. Le transport direct nous évite de nombreux embarquements et débarquements. Nos soldats montent actuellement en wagon dans leurs cantonnements en France pour n’en descendre qu’à leurs nouveaux cantonnements en Pologne. Les Allemands, sans le vouloir, nous facilitent donc beaucoup la tâche. Les bateaux qui devaient servir au transport de nos troupes par Dantzig sont libres et peuvent être employés au ravitaillement de la population civile polonaise.

La possession de Dantzig est pour la Pologne une nécessité absolue si l’on ne veut pas que la jeune république tombe sous la dépendance économique de l’Allemagne. Si nous voulons remplir la tâche que la France nous a confiée, il faut que nous soyons complètement indépendants.

Des capitalistes anglais et américains sont déjà en rapport avec des capitalistes allemands pour la mise en valeur de la Russie. Ou veut exploiter l’ancien empire des tsars à l’aide de l’Allemagne. La Pologne est l’obstacle. On ne veut pas nous donner Dantzig, afin de ménager un couloir le long de la Baltique.

Le général Haller me raconte les prouesses du bataillon polonais qui prit dernièrement Teraspol aux bolcheviks. Nous sommes interrompus par le commandant du quartier général qui nous amène un jeune lieutenant portant le casque de guerre. C’est un beau type d’officier polonais aux yeux brillant d’enthousiasme. Il arrive de Mirecourt avec une escorte de 50 nommes pour garder notre train.

Nous approchons en effet de l’ancienne frontière franco-allemande. On sent partout la guerre d’hier. Les ruines deviennent toujours plus nombreuses. Voici près des usines de Pompey, des escouades de prisonniers allemands qui, surveillés par des tirailleurs annamites, travaillent à réparer les dégâts. Les grandes agglomérations industrielles que les avions boches se sont acharnés à vouloir détruire ont déjà recouvert leurs toits et bouché les trous d’obus. L’activité a repris, les longues cheminées vomissent des torrents de fumée qui flotte en lourds nuages sombres au-dessus des usines. Tout près des fabriques, le long d’une route bordée d’habitations ouvrières, une petite maison, placée entre deux bâtiments à demi démolis par les bombardements aériens, a déjà sa façade repeinte et porte comme en défi en grandes lettresr « Café de la Victoire ».

En traversant les ruines de Pont-à-Mousson, on se croirait dans un vaste chantier de construction. De tous côtés on entend les marteaux des charpentiers et des ferblantiers. A la gare, de longues files de wagons chargés de planches, de poutres, de tuiles, laissent espérer que les travailleurs, prisonniers allemands et soldats français, ne manqueront pas de matériel dans leur œuvre difficile de reconstruction. Les grandes usines sont ici, hélas ! encore complètement silencieuses. Les dégâts sont trop étendus pour être si rapidement réparés.

Notre train avance lentement. Les anciens wagons allemands où nous sommes, le wagon-lit étant réservé aux généraux, ne sont ni chauffés ni éclairés. Nous avons déjà, avant d’arriver en territoire occupé, douze heures de retard sur vingt-quatre heures de voyage. Pour un train spécial, c’est un record !

Paques de Résurrection

En Pologne, 20 avril

Au milieu de la nuit, nous sommes entrés en Pologne. A Fraustadt, les Allemands ont fait la remise du train et ne nous ont pas accompagnés jusqu’à Lissa comme c’était prévu, car ils craignent d’être mal reçus par les Polonais qui y sont en majorité.

Dans une petite station, cinq ou six musiciens jouent l’hymne polonais dans la nuit sombre et glaciale. C’est, pour les légionnaires, le salut de la patrie retrouvée. A 7 heures, à Krotoszyn, la première gare de quelque importance, toute la population est sur le quai. Une musique militaire joue l’hymne national et la Marseillaise. On offre au général le pain et le sel et des dames nous apportent des œufs de Pâques. C’est touchant de simplicité. La joie rayonne dans tous les yeux. Beaucoup ne peuvent retenir leurs larmes. L’arrivée des légionnaires de France est le gage de sécurité de la Pologne. C’est l’assurance que le bolchevisme sera battu à l’Est et que les Allemands seront maintenus à l’Ouest. Le général Haller passe en revue le détachement de troupes présentant les armes. Beaucoup de soldats ont encore une bonne partie de l’uniforme allemand. Plusieurs boucles de ceinture portent la fameuse inscription : Gott mit uns ! Puis, au milieu des hourras, des cris mille fois répétés de « Vive la Pologne ! Vive la France ! » nous reprenons notre voyage qui devient véritablement triomphal.

A la gare d’Ostrowo, que les Polonais appellent Ostrow (le o final est déjà effacé sur de nombreuses inscriptions), une foule énorme nous attend. Devant la gare, sur une grande place, un autel a été dressé à la hâte. C’est là que le général Haller et son état- major vont assister à la messe de Pâques. Le prêtre qui officie, revêtu des habits sacerdotaux, est l’abbé Adamski, qui organisa, sous le gouvernement du kaiser, la résistance des paysans à la germanisation des campagnes. Il fonda des banques agricoles grâce auxquelles les paysans polonais dans l’embarras ne se laissèrent pas tenter par les offres allemandes d’achats de terrains pour coloniser le pays. Les troupes forment le carré, les unes en « feld-grau » et les autres en bleu horizon. Au centre, le général Haller, entouré de son état-major, des autorités civiles et militaires et des dames de la Croix-Rouge, assiste, très recueilli, à la cérémonie. On le sent ému, et les fleurs qu’il tient à la main (car nous avons tous été copieusement fleuris à toutes les stations) tremblent parfois légèrement. Le porte-fanion, un légionnaire polonais décoré de la médaille militaire française et d’une croix de guerre à double palme, est immobile derrière son chef. Le petit fanion de soie rouge pâle, où l’aigle de Pologne se détache en argent, se balance lentement au-dessus des généraux à genoux.

Après la messe, l’assemblée entonne un cantique d’actions de grâces : prêtres, généraux et soldats chantent d’un même cœur, d’une voix vibrante de reconnaissance et de joie. Au fond de la place, se déroulant sous le ciel gris de plomb, un immense drapeau polonais flotte majestueusement.

Vers 10 heures, nous repartons et, à Skalmierzyce, nous sommes reçus par un des vétérans de l’insurrection polonaise de 1863, le colonel Niemojovski, Skalmierzyce était autrefois la station frontière russo-allemande. Ses grandes douanes sont désertes aujourd’hui. A Kalisz, nous trouvons la première gare détruite par les Allemands en 1914. Les inscriptions russes ont été effacées et remplacées par des inscriptions allemandes. Aujourd’hui ce sont les noms germaniques qui cèdent la place aux inscriptions polonaises. Ici aussi les manifestants acclament la Pologne et la France.

A 2 heures de l’après-midi, nous sommes accueillis en musique à Sieradz. Après avoir souhaité la bienvenue au général Haller, un orateur, en français, salue nos officiers et dit la reconnaissance de la Pologne pour la France. Et, jusqu’à Lodz, où nous arrivons vers 5 heures, c’est un défilé triomphal. Les paysans, en costumes très pittoresques, blouses rouges, pantalons noirs très larges et hautes bottes à la russe, les paysannes dans leurs robes éclatantes de couleurs, et de grands fichus rouges sur la tête, accourent des villages, et tout le long de la voie ferrée forment un long cordon bigarré.

Après les plaines monotones, une forêt de cheminées d’usines apparaît à l’horizon. C’est Lodz, la grande ville industrielle, qui compte actuellement, grâce aux destructions des Allemands qui ont saboté les machines, plus de 130.000 ouvriers sans travail.

Y trouverons-nous du bolchevisme ? Non, le patriotisme des ouvriers n’est pas sujet à caution. C’est une foule immense qui nous reçoit. A la gare, le général Dsinski, commandant le district de Lodz, un vieux camarade d’armes du général Haller, nous salue avec émotion. En me présentant à lui, le général Haller me dit : « Nous avons lutté contre les bolcheviks au Sud au moment où vous aviez affaire à eux au Nord. J’espère bien que maintenant nous allons assister tous les trois à leur écrasement. »

Après une réception au Casino des officiers où de nombreux discours furent prononcés en l’honneur de la Pologne et dé la France, en particulier par le général Haller, le général Vouillemin et nos hôtes, nous nous rendons à l’église militaire où un service d’actions de grâces a lieu à propos du retour des légions polonaises. La grande église blanche est ornée de sapins et de drapeaux. Elle est bondée. Une vingtaine de bannières des associations patriotiques font au centre de la nef une haie d’honneur. L’archevêque de Lodz, dans son allocution patriotique, annonce qu’une dépêche vient d’apporter la nouvelle de la prise de Vilna et de Barnovice par les troupes du général Pilsudski. L’émotion est intense et, partant spontanément de tous les cœurs, un chant religieux,-qui est un hymne de résistance contre le pangermanisme cherchant à étouffer les populations polonaises de Posnanie, monte, vibrant, vers le ciel.

Varsovie, 21 avril

De Lodz à Varsovie, pendant toute la nuit, à la lueur tremblante des grandes torches fumeuses, les manifestations d’enthousiasme se renouvellent à chaque gare. La Marseillaise, une Marseillaise parfois quelque peu fantaisiste, succède toujours à l’hymne polonais.

Dans la capitale, l’accueil est magnifique : cent- mille personnes attendent l’arrivée du général Haller. Celui-ci est reçu sur le quai par M. Duchesne, consul de France, et toutes les autorités polonaises. Devant la gare, il prononce un grand discours, parle de l’avenir de la Pologne, de l’union sacrée, de la nécessité d’avoir une forte armée. Puis il dit sa reconnaissance pour la France qui lui a fourni le brillant état-major qu’il a autour de lui. Quand il parle de Joffre, de Pétain, de Foch, qu’il nomme MM. Poinearé, Pichon et Clemenceau, les applaudissements partent en tonnerre de la foule innombrable.

Puis, enlevé par les officiers de l’armée de Varsovie, le général est porté en triomphe, à travers la foule, jusqu’à l’hôtel Polonia où le quartier général est installé. Après quoi, les manifestants se dirigent vers notre légation où ils vont acclamer la France.

Robert Vaucher

de la revue ’l’Illustration’ No. 3980, 14 juin 1919 ’Léopol Délivrée’

Par Robert Vaucher Notre Envoye Special

La Conquête de la Pologne par les Polonais

Quartier général des armées de Galicie, 2 juin 1919

Le 27 mai, un train blindé appartenant à la 8e division roumaine a pris contact à Mykietynce avec les troupes du général polonais Alexandrowicz. Aujourd’hui, sur le Dniester, la jonction s’est faite entre les troupes roumaines et polonaises sur un front de plus de 50 kilomètres. Les bolcheviks russes se voient donc fermer la porte qui leur permettait, à travers les Carpathes, de venir porter secours à leurs camarades de Budapest. La frontière commune de défense entre la Roumanie et la Pologne qui paraissait, il y a quelques semaines encore, un beau rêve, est maintenant devenue une réconfortante réalité. Commencée le 13 mai, l’offensive de Galicie et de Volhynie a déjà atteint, le 2 juin, la plupart de ses objectifs principaux. Dès maintenant, d’énormes résultats sont acquis. Léopol d’abord est redevenue solidement polonaise et je veux, aujourd’hui, vous dire la joie de la ville délivrée après six mois de luttes héroïques qui ont coûté 3.000 morts à la. population civile.

En entrant dans cette ville bombardée si souvent par les Ruthènes on est surtout frappé de voir combien l’artillerie et les projectiles ukraniens étaient de qualité inférieure. Pas de rues détruites, pas de maisons rasées par les obus, mais seulement des murs troués, des façades érarlées par des balles de mitrailleuses, un air de guerre civile simplement.

L’héroïsme de Léopol, c’est d’ailleurs beaucoup moins d’avoir supporté ce bombardement que d’avoir improvisé, réalisé et réussi, pendant des mois, presque sans aide, sans moyens, sans liaison avec le reste de la Pologne, une admirable défense contre un ennemi infiniment plus nombreux et mieux armé. Dans toute la Galicie orientale, la population est très mélangée. Les villages polonais et ruthènes se succèdent sans ordre ; il est impossible de fixer, avec quelque précision, une frontière ethnographique quelconque. Léopol elle-même compte une très forte minorité ruthène et les .Inifs qui constituent un des éléments importants de la population ont, au début, sympathisé avec cette minorité dont ils ont accru la puissance.

Les Ruthènes et l’Autriche

Les Ruthènes étaient depuis longtemps excités contre les Polonais par les autorités impériales autrichiennes. On opposait, à Vienne, à la soif d’indépendance polonaise, le loyalisme exemplaire des Ruthènes. Les leaders ukraniens aimaient à s’appeler les « Tyroliens de l’Est ». En 1848 déjà, le gouverneur de Léopol, le comte Stadion, exprimait au ministre de l’Intérieur Pillersdorf, dans une lettre que j ’ai sous les yeux, la nécessité de soutenir la formation d’un club des Ruthènes ayant à sa tête l’archevêque uniate pour faire contrepoids au Conseil national polonais. Il préconisait la création, aux frais de l’Etat autrichien, d’un journal ruthène qui serait chargé de développer les sentiments de fidélité à la monarchie et d’éveiller le sentiment nationaliste ruthène. Les Habsbourg réussirent à former, grâce au clergé grec-uni et aux efforts de l’archevêque de Léopol, le comte Szeptycki, un mouvement ukranien, mouvement assez artificiel toutefois, comme semble le prouver un des principaux propagandistes qui, de Suisse, écrivait en juillet 1918 à l’archevêque : « Au nom du ciel, envoyez-nous ici de véritables Ukraniens de Kiew ou de Galicie, car je commence à croire qu’il n’y en a pas du tout. Tous les ambassadeurs de l’hetman vont perdre l’Ukraine devant l’Europe. »

Quoi qu’il en soit, les Ruthènes furent les derniers partisans des Habsbourg. Au moment où toutes les nationalités de l’empire dualiste se détachaient de Vienne, les Ukraniens, inspirés par l’archiduc Guillaume qui espérait toujours devenir souverain de l’Ukraine occidentale, accueillirent avec joie, en octobre 1918, le manifeste de Charles Ier promettant de transformer l’Autriche en un Etat fédératif. Aussi les rapports de Vienne avec ces derniers sujets fidèles furent-ils excellents. Il fallait à tout prix former rapidement l’Etat ukranien. Berlin, comme’le prouve la publication des documents secrets de la « Société pour l’expansion germanique dans les Marches de l’Est », prêta un appui efficace. La victoire de l’Entente et la déroute de leurs protecteurs mirent les Ukraniens dans une situation fort difficile. Le seul moyen d’en sortir était de créer en Galicie orientale, par un coup de force, un fait accompli. A la fin d’octobre 1918, le caJme régnait en Galicie et les Polonais de Léopol ne pouvaient se douter qu’ils allaient, le matin du 1er novembre, se réveiller dans une ville ukranienne. Le général autrichien Pfeiffer, commandant de la ville, et le général comte Huyn, gouverneur de la Galicie, étaient toujours à leur poste. Pourtant, dans l’ombre, le complot se tramait. Les Autrichiens firent rentrer à Léopol les troupes ruthènes de Galicie, au moment où les régiments polonais étaient encore sur le front italien. Comme les détachements cantonnés à Léopol étaient souvent mixtes, le commandement autrichien envoya les soldats polonais en congé dans leurs villages de Galicie occidentale, et bientôt les Ukraniens restèrent presque seuls dans les casernes.

Le Coup de Force

Bans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, la révolution éclata, selon le plan de Vienne. Les soldats ruthènes arborant le drapeau ukranien jaune et bleu occupèrent les établissements publics, désarmèrent les quelques soldats polonais qui demeuraient encore dans les casernes, s’emparèrent des dépôts d’armes et de munitions. Les Euthènes internèrent les généraux autrichiens afin de sauver les apparences. Les murs se couvrirent de proclamations rédigées en ruthène annonçant l’état de siège et interdisant de former dans les rues des groupes de plus de deux personnes.

La ville était frappée de stupeur. Plus aucun mouvement dans les quartiers généralement les plus animés, plus de voitures ni de tramways. Les magasins avaient leurs stores baissés. Des patrouilles parcouraient les rues, tirant à chaque instant pour intimider la population. Il semblait impossible de tenter une résistance sans organisation préalable, sans soldats et sa.ns munitions. Hais ce qui fit reculer les gens logiques et de bon sens ne rebuta pas la jeunesse. Malgré les ordres sévères, les élèves des écoles et des gymnases se réunirent dans de différents quartiers par groupes de quinze à vingt. C’est de l’école Sienkiewicz que partit le mouvement de résistance. Armés de seize carabines, les jeunes étudiants attaquèrent un poste ukranien, le firent prisonnier et s’emparèrent d’armes et de munitions. Le 2 novembre, mieux armés et plus nombreux, ils occupèrent la gare. Tous les employés de chemins de fer, machinistes et manœuvres de nationalité polonaise, se joignirent aux assaillants. Un train de vivres pour la ville de Léopol fut saisi à son arrivée en gare et permit à la petite troupe de se ravitailler. Les dépôts de munitions et d’armes de l’armée autrichienne qui étaient à côté de la gare furent saisis à leur tour. Les jeunes Polonais avaient maintenant des armes en abondance et, de tous côtés, des volontaires accouraient vers le quartier Ouest pour se joindre à eux. La lutte devint acharnée ; les mitrailleuses crépitaient sans cesse ; des enfants plus petits que leurs fusils, sachant à peine tirer, étaient installés dans les maisons et, des fenêtres, faisaient comme ils pouvaient le coup de feu. Les Ruthènes, qui occupaient le champ d’aviation, ne surent pas utiliser les appareils pour bombarder le quartier de la gare. Les cinquante moteurs qui étaient dans les hangars furent retrouvés intacts lorsque, le 4 novembre, les Polonais s’emparèrent de ce champ d’aviation. Les Ukraniens s’étaient bornés à trouer à coups de couteau les ailes des avions et à emporter avec eux les outils des ateliers de réparations, les toiles et l’essence. Néanmoins, le 4 novembre au soir, les aviateurs polonais avaient déjà réparé un avion qui volait sur la ville, annonçant aux quartiers occupés par les Ruthènes leur prochaine délivrance. Les étudiants, encouragés par leurs premiers succès, multipliaient leurs efforts ; la lutte continuait sans trêve et le territoire redevenu polonais faisait tache d’huile. A Rzesna Polska, les insurgés s’emparèrent d’une batterie autrichienne qui leur fournit les premiers canons.

l’Organisation de la Résistance

Le 5 novembre, la résistance polonaise, jusque-là sans commandement militaire effectif et improvisée par des étudiants et des enfants de treize à dix-sept ans, revêtit une forme plus sérieuse. Le capitaine Maczynski, après une entente avec les notables du pays, prit la direction de la défense de Léopol.

Bientôt les lignes d’occupation, dans les deux camps, se stabilisèrent. De part et d’autre il était impossible d’avancer. Toutes les fenêtres avaient des fusils braqués et, au coin des rues, les mitrailleuses, au moindre mouvement suspect, commençaient un tac tac infernal.

Du côté Ukranien de nombreux officiers prussiens organisaient la lutte, avec une férocité qui n’a rien à envier aux méthodes bolchevistes. Je ne vous citerai pas les nombreux actes de brigandage, les cas de prisonniers polonais enterrés vivants, les meurtres d’infirmières coupables de soigner des blessés polonais, les mutilations de cadavres, les cas de fusillade de pacifiques civils se rendant à leurs affaires, les

nombreuses femmes et enfants torturés. La liste de ces crimes remplit 22 pages d’un rapport officiel dûment contrôlé et reconnu, hélas ! d’une scrupuleuse exactitude. Pour les Ukraniens, le but final de chaque combat, surtout dans les villages environnant LéopoJ, était, semble-t-il, le pillage. On promettait d’ailleurs de la terre à tous les soldats qui s’engageaient dans l’armée ukranienne. Les officiers réquisitionnaient pour leur propre compte et vendaient ensuite aux Juifs les vivres saisis. Le lieutenant Holnbowicz, frère du président de la Kada, aurait ainsi amassé, disent les autorités polonaises, une somme de 2.500.000 couronnes. Dans de nombreux détachements, les comités de soldats fonctionnaient et les troupes ne marchaient que si l’opération leur semblait profitable. Leurs journaux prêchaient d’ailleurs à Léopol les théories communistes, annonçaient périodiquement la chute de Clemenceau et la révolution bolcheviste en France et en Angleterre.

Le corps d’armée ukranien organisé pour conquérir la Galicie portait le nom de « Gonva ». Il s’était formé avec le concours du consul d’Allemagne à Léopol, M. Heinze. Des documents trouvés chez ce consul ordonnent de livrer aux Ukraniens les magasins d’équipements, de matériel et d’approvisionnements allemands. A Léopol même, les canons qui tiraient jie la Piaskowa Gora sur les Polonais étaient dirigés par le lieutenant Frenner et des sous-officiers prussiens. C’étaient également des Allemands qui commandaient les barricades fermant les rues Sykstuska et Koscinczki. Six officiers prussiens organisèrent et dirigèrent l’attaque de Winniki. Un capitaine du 8e régiment de chasseurs prussiens, Otto Salcher, commandait la ville de Sambor. Une partie d’une division, prussienne qui rentrait de l’Ukraine russe par Kowel-Lublin changea son itinéraire de peur d’être désarmée par les Polonais et vint, au début de novembre, se joindre aux Ruthènes. Jusqu’au 20 novembre, les positions des deux adversaires ne se modifièrent piesque pas. Les Polonais tenaient un secteur en forme de demi-lune à l’Ouest de la ville, avec une pointe à Ezesna Polska. Ils ne formaient qu’un îlot complètement isolé et entouré de tous côtés par les Ukraniens. Dans le quartier de la gare, ils avaient établi un état-major et s’organisaient pour tenter, au moment où des renforts leur arrivaient de Cracovie, de Varsovie et de Posen, de se dégager et d’occuper enfin le centre de la ville.

Un journal polonais, Tohudska (la Diane), fut créé dans le but de réveiller ceux qui dormaient encore et de les engager à se joindre aux volontaires. Il publiait le bulletin de l’état-major polonais de Léopol et les nouvelles que les aviateurs rapportaient de Przemysl ou de Cracovie. Des exemplaires destinés à soutenir le moral des populations polonaises oppressées par les Ruthènes étaient portés par avions derrière les lignes ukraniennes, annonçant un secours prochain. Au moment où celui-ci arriva, le 22 novembre, les troupes du capitaine Maczynski, devenu lieutenant-colonel, comptaient 3.400 volontaires, hommes, femmes et enfants, formant trois régiments de chasseurs de Léopol, deux régiments d’artillerie de campagne et un régiment d’artillerie de moyen calibre composé de canons de 105 millimètres. Les 4e et 5e régiments de chasseurs, formés de volontaires de Cracovie et de Varsovie, surtout d’étudiants de l’Université et des écoles supérieures, remplis d’un grand patriotisme et se battant très bien, mais sans éducation technique, réussirent à atteindre Léopol et à briser le cercle de baïonnettes entourant le quartier polonais. On se battit furieusement et Léopol fut conquis rue par rue. Il fallut s’arrêter dans les faubourgs et, vers la fin de décembre, après un combat qui dura trois jours, les Ukraniens réussirent à reprendre du terrain. Le moment fut critique. Les régiments polonais n’avaient que de très faibles réserves qui allaient renforcer les combattants tantôt au Nord de la ville, tantôt au Sud. Les Ukraniens furent finalement repoussés et, pour se venger, commencèrent dès lors à bombarder quotidiennement la ville, s’acharnant sur l’école polytechnique transformée en hôpital et portant le pavillon de la Croix-Eouge. Ils coupèrent les conduites d’eau potable, détruisirent l’usine électrique, et, pendant cinq mois, jour après jour, envoyèrent des obus sur la ville, tuant quelques civils, souvent des femmes et des enfants. Le ravitaillement était très difficile, car la voie de chemin de fer de Przemysl à Léopol était sous le feu de l’artillerie ennemie. Le linge manquait presque complètement, et dans les hôpitaux les pansements étaient faits avec du papier de journal en guise de bandage.

Le 24 janvier, le général français Barthélémy arriva à Léopol et chercha par tous les moyens à conclure un armistice avec les Ukraniens. Il se rendit deux fois au quartier général de Potloura, mais la suspension d’hostilités qu’il parvint à faire décider fut des plus éphémères puisque son train blindé lui-même, décoré de drapeaux alliés, fut bombardé par les Ukraniens qui, trop confiants dans leurs forces, déclaraient, poussés par leurs officiers boches, qu’ils se moquaient de l’Entente.

Les troupes de Pavlenko, commandant les troupes ukraniennes en Galiciej parvinrent à couper la voie ferrée près de Grodek et à isoler de nouveau Léopol. Ce fut le général Iwaskievicz qui, à la tête de près de 4.000 soldats de Posnanie, les obligea à reculer et rétablit la communication. Un plan d’offensive fut établi pour soustraire Léopol aux bombardements ukraniens. Deux attaques eurent lieu, la première au Sud le dimanche de Pâques 20 avril, la seconde au Nord le 29 avril, avec la collaboration de toutes les forces polonaises de la région. Elle aboutit à une avance de 7 à 8 kilomètres de tous les côtés. Léopol pouvait respirer et attendre que l’arrivée des troupes du général Haller permît à l’état-major général de diriger vers la Galicie les divisions qui, sous le commandement du général Iwaskievioz, ont rejeté définitivement les Ukraniens à plus de 100 kilomètres au Sud.

Un Bataillon de Femmes

II pleut, ce matin, à mon arrivée à Léopol. L’automobile militaire - une des quatre automobiles de Léopol - a sa capote percée et ses ressorts brisés. J’arrive à l’état- major, mouillé et endolori par les secousses d’un voyage rapide le long des rues mal pavées, où des tas d’ordures bordent parfois encore les trottoirs. La délivrance de Léopol date d’hier et les services de voirie n’ont pas encore eu le temps de remettre tout en état. Cependant, depuis cinq jours, les tramways circulent de nouveau, la vie a repris son cours et les rues sont très animées.

Accompagné du capitaine d’état-major Thadée Machalski, un Polonais à demi Parisien qui voulut aimablement me servir d’interprète, je me suis rendu à la caserne du bataillon féminin. J’étais, je l’avoue, assez curieux de voir ces jeunes femmes, des intellectuelles pour la plupart, qui ont bravement fait leur devoir de soldat et qui, il y a huit jours, se battaient encore à l’Ouest de Léopol. Né de circonstances extraordinaires, ce bataillon n’aura bientôt plus sa raison d’être dans une Pologne pacifique. Les premières femmes soldats furent des courriers. Comme il était très difficile, les premiers jours de novembre, de transmettre des ordres d’un quartier à l’autre et de faire communiquer les différents groupes d’insurgés polonais, des étudiantes offrirent leurs services. Elles arrivaient à passer assez facilement à travers les lignes ruthènes. Deux d’entre elles furent néanmoins tuées dans l’accomplissement de leur service de liaison. Puis, comme les soldats manquaient, les femmes courriers prirent le fusil et abandonnèrent leur rôle d’agents de liaison à des enfants trop faibles pour tirer.

Pendant les mois de novembre et de décembre les volontaires femmes combattirent côte à côte avec les hommes, sans former de détachements spéciaux. Quand furent organisés les trois régiments de chasseurs de Léopol, les femmes constituèren : une compagnie d’infanterie qui prit un secteur du front au Sud de Léopol, à Kulparkow, où les a vues le général Barthélémy.

Peu à peu, toutes les femmes qui servaient dans les diverses unités furent groupées en une légion, forte actuellement de 350 légionnaires. Douze femmes sont restées dans les régiments comme « mitrailleuses ». Ce sont elles qui, lors de l’attaque de Sokolniki, en avril, entrèrent les premières, avant les hommes, dans l’ancien fort autrichien d’où elles ouvrirent le feu sur les Ukraniens.

Actuellement, le bataillon de la légion, retiré du front, assure le service de garde des dépôts de matériel et de munitions. L’artillerie comptait dans son effectif trois femmes. La pièce et les mitrailleuses servies par les femmes artilleurs avaient été conquises par elles sur l’ennemi.

Elles eurent, dans l’ensemble, 15 des leurs tuées et 40 blessées, pendant les enga- gements. Dans leur infirmerie, à Léopol, une grenade ukranienne fit plusieurs victimes. La commandante, Mlle Zagourska, taille moyenne, regard brillant, traits réguliers, physionomie à la fois très douce et très énergique, a le grade de capitaine. Le bataillon comprend deux compagnies de cinq pelotons chacune. Sur le front, les officiers et sous-officiers femmes sont toujours soumis, pour le commandement tactique, à des officiers du sexe fort.

En arrivant dans la caserne, deux choses me frappent : le confort et la gaieté des salles et des dortoirs qui seraient lugubres dans une caserne ordinaire. Un vrai gazouillis d’oiseaux, de gais bavardages, des appels, des cris, des rires fusent de tous côtés. Ce n’est certes pas ici la maison du silence. Toutes ces jeunes femmes, qui risquèrent leur vie si souvent, n’ont rien du sombre pessimisme des héros de AI. Henri Barbusse. La discipline, du reste, est excellente. Il n’y a pas de cas de punition. En s’engageant pour un an, les volontaires promettent une stricte obéissance aux ordres de leurs supérieurs et tiennent parole. Elles ont la même solde que les soldats. La légion se compose indistinctement de femmes mariées et de jeunes filles qui doivent, pour être admises, présenter un certificat de bonnes mœurs. Elles font deux fois par jour l’exercice sous le commandement d’instructeurs.

A l’heure actuelle on emploie beaucoup les volontaires de la légion pour le service de la police militaire. Les cas d’ivresse ont disparu depuis que ce sont les femmes qui reconduisent en prison, à travers les rues de Léopol, le soldat ou même l’officier coupable d’avoir trop sacrifié à Bacehus ou à Dame Vodka. Rien de plus humiliant d’autre part, pour les réfraetaires ne répondant pas à l’appel de leurs classes, que de se voir escortés jusqu’à la caserne par des gendarmes féminins qui leur rappellent sévèrement leurs devoirs envers la patrie... Guidés par la commandante, nous allons, le capitaine Thadée Machadski et moi, visiter la caserne. A notre passage, les « légionnaires » se figent dans une position de garde à vous d’une correction parfaite. Dans les chambrées, à l’entrée desquelles nous reçoit la « sergente », la main à la visière de la casquette et les talons joints, les lits, souvent, n’existent pas. Les volontaires dorment sur une simple paillasse par terre. Mais, sur la table et sur les tablettes des fenêtres, sortant de douilles d’obus, des gerbes de fleurs rétablissent un décor féminin. Les murs blanchis à la chaux sont ornés de drapeaux polonais et alliés ; les aigles blancs foisonnent et, au-dessus de certains lits, des icônes et des portraits de la Vierge, patronne de la Pologne, protègent les petites soldâtes qui montèrent la garde cette nuit sous la pluie et qui dorment maintenant avec délice. Il y a près de moi, sur une paillasse, émergeant d’une couverture grossière, la gentille tête blonde d’une jeune légionnaire, fine comme un Greuze, qui, la nuit dernière, tira un coup de feu et blessa un voleur au seuil d’un dépôt de vivres.

Robert Vaucher


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