Manifs étudiantes à Londres : un moment de bonheur collectif ( par Philippe Marlière)

mercredi 15 décembre 2010.
 

Londres, quelques centaines d’étudiants occupent la salle Jeremy Bentham située à côté de la bibliothèque principale de UCL (university college London), l’université où j’enseigne. Cette fac est aujourd’hui rejointe par plus d’une trentaine de campus également occupés : à Londres (School of Oriental and African studies, King’s College, Goldsmith, London university of arts, university of East London, South Bank university) et en province (Oxford, Cambridge, Leeds, Manchester, etc.).

A UCL, les étudiants séjournent jour et nuit dans une vaste pièce d’ordinaire utilisée pour des réceptions, qui comprend deux petites pièces adjacentes ainsi qu’une cuisine.

Un mouvement rare pour la Grande-Bretagne

Cette occupation est le signe de la radicalisation des luttes étudiantes contre un projet de loi du gouvernement libéral-conservateur. Celui-ci envisage de doubler et à terme de tripler le montant des frais d’inscription. A ce stade, les étudiants devront débourser 9 000 livres sterling par an pour étudier.

Le Daily Telegraph (conservateur) a reconnu que des étudiants en licence pourraient s’endetter à hauteur de 80 000 livres sterling (soit 95 000 euros), si l’on prend en compte la hausse des taux d’intérêts des prêts étudiants.

Phénomène rare ici, trois manifestations successives ont rassemblé un nombre croissant d’étudiants, rejoints par des lycéens. Bravant un froid glacial et la gestion brutale des marches par la police, le succès de ces manifestations s’explique par un rejet déterminé de cette loi jugée profondément injuste et cynique. Injuste, car elle va dissuader les jeunes des classes populaires d’entreprendre des études ; cynique, car le gouvernement continue de faire payer aux forces utiles de la nation la gabegie financière.

Le 29 novembre, un groupe de UCL a manifesté devant le magasin Topshop dans l’artère commerçante d’Oxford Street. Philip Green, son propriétaire, est un milliardaire qui a été chargé par David Cameron de réfléchir au moyen de « réduire les dépenses publiques ». Green, dont l’épouse est fiscalement domiciliée à Monaco, a en outre été accusé de fraude fiscale.

S’il y a un problème de déficit public, que l’on commence par faire payer les riches, surtout quand ils fraudent le fisc. Les étudiants l’ont bien compris et ont entonné devant le magasin le slogan : « Les impôts dus par Philip Green pourraient servir à financer nos études ! »

Après les fonctionnaires et les ménages populaires touchés de plein fouet par les réductions budgétaires et les coupes dans les services publics, les étudiants sont les nouvelles victimes du gouvernement le plus droitier depuis trente ans.

L’objectif est de désengager l’Etat de l’enseignement supérieur, synonyme à terme de sa privatisation. C’est donc une guerre idéologique que mène la coalition libérale-conservatrice contre les derniers pans du service public britannique.

Soutien de Chomsky, d’artistes, de politiques

Les étudiants de UCL ont également saisi qu’il s’agit d’une offensive qui vise tous les travailleurs du service public. Ils demandent ainsi que la direction de UCL condamne publiquement la réforme des frais d’inscription. Mais ils exigent aussi qu’il soit mis un terme aux licenciements de professeurs et de maîtres de conférences pour motif « économique » ; ou ils veulent enfin que soit mis fin à la précarisation du personnel de service (salaires, conditions de travail).

Depuis la semaine dernière, mes étudiants ont reçu le soutien ou la visite de Noam Chomsky, du chanteur Billy Bragg (promoteur des concerts « Rock against Thatcher » dans les années 80), des Babyshambles, Mark Thomas (comédien), Ken Livingstone (ex-maire de Londres), John McDonnell et Jeremy Corbyn (députés de la gauche travailliste), Polly Toynbee (éditorialiste au Guardian), des syndicats RMT (transports) et NUJ (journalistes).

Le NUS, le principal syndicat étudiant, dirigé par un jeune apparatchik travailliste, a brillé par son absence, mais cela n’a étonné personne. La BBC, ITV et nombre de télévisions internationales sont venues filmer les lieux, et l’occupation a reçu une couverture médiatique inespérée. Des parents écrivent aux quotidiens pour dire leur fierté et leur joie de voir leur progéniture lutter. Tout cela est si peu courant dans ce pays !

Des enseignants tentent de donner un coup de main :

* on ferme les yeux devant les absences des grévistes en classe (l’assiduité au cours est ici strictement réglementée) ;

* on fait signer des pétitions de soutien aux collègues ;

* on va rendre visite aux étudiants ;

* on s’enquiert du moral des troupes et de la situation ;

* on intervient devant les étudiants pour professer quelques conseils superflus (ma dernière expérience d’occupation d’université remontait au mouvement contre la loi Devaquet en décembre 1986 ! ).

Quand on pénètre dans la salle Jeremy Bentham, l’ordre et la sérénité qui y règnent sont frappants. On s’affaire certes, mais dans le calme et la bonne humeur. Avec tous ces ordinateurs portables sur les tables, l’endroit ressemble davantage à la rédaction d’un média qu’à un lieu d’occupation estudiantin.

Les étudiants ont collé sur les murs de grandes feuilles blanches sur lesquelles sont relatés les principaux événements survenus depuis le 24 novembre.

Ce qui me frappe, c’est l’absence de leadership. Mes étudiants m’expliquent que chaque décision est prise par voie de consensus, après de longues tractations et un vote. Aucune figure « charismatique » du mouvement n’a émergé, aucune « starisation » d’étudiants n’est en cours.

Ceux qui militent dans la gauche radicale sont rarissimes et gardent le profil bas. Il n’y a pas de revendications partisanes ou de slogans antigouvernementaux rageurs, seulement des mots d’ordre précis relatifs à la lutte en cours.

Aaron, un ex-étudiant aujourd’hui en thèse et proche du Parti travailliste, m’explique qu’il ne peut pas « en faire trop » de ce côté-là. Josephine, une étudiante de gauche, me dit qu’un militant du Socialist workers party (gauche radicale) évite de « politiser » les débats.

Cela a fait dire à l’écrivain de gauche Tariq Ali (ex-leader du Mai 68 londonien) que le mouvement actuel était « défensif » et n’essayait pas de construire une contre-culture subversive. Je trouve le propos sévère et largement erroné. Ces jeunes agissent dans un environnement autrement plus hostile et difficile que ne l’était celui des années 60, période de politisation intense et de croissance économique.

Je regarde avec jubilation Sol, un autre étudiant, répondre dans un bon français aux questions du journaliste de RTL. Elise me montre sur son écran de portable la photo qu’elle a prise lorsqu’elle était en Erasmus à Montpellier : on y voit un CRS écrasé sous une pierre. Il est écrit : « Sous les pavés les flics ». Elle a l’air fatigué. Avec Benedikt, un autre étudiant, elle a passé toutes les nuits dans cette salle glaciale et bruyante depuis une semaine.

Alors, qu’est-ce qui motive ces étudiants et les pousse à continuer, malgré les nuits froides, le manque de sommeil, la peur (légitime) d’être en train de mettre leur scolarité en péril ? D’abord une aventure humaine extraordinaire, un moment de socialisation politique, d’échanges humains (des spectacles sont organisés la plupart des soirs ; on mange, on boit en commun, on danse, on chante).

Cette lutte étudiante, sous ses abords pragmatiques et sérieux (certains diraient « réformistes »), est en réalité chaude et heureuse. Elle procure un moment de bonheur collectif à tous ceux qui veulent bien la rejoindre.

Je quitte la salle Jeremy Bentham pour retourner à mon bureau, et en chemin j’aperçois sur les murs du département d’histoire les slogans suivants : un très punk « Research and destroy » et le plus situationniste « Boredom is counter-revolutionary ». Oui, l’ennui est contre-révolutionnaire et la lutte pour la justice est dure, mais exaltante.

par Philippe Marlière, Maître de conférences en science politique à l’université de Londres


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