Automne 2010 : Le plus grand mouvement social français depuis 1968

mardi 30 novembre 2010.
 

Délégitimation du système dominant sur fond de désagrégation des organismes politiques et syndicaux

« Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance [1]. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie. Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ! Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement (Sarkozy NDR.) peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme ...

A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! A l’époque se forge un pacte politique entre les gaullistes et les communistes. Ce programme est un compromis qui a permis aux premiers que la France ne devienne pas une démocratie populaire, et aux seconds d’obtenir des avancées (...)

Ce compromis, forgé à une période très chaude et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général), se traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc. (...)

Il aura fallu attendre la chute du mur de Berlin, la quasi disparition du Parti communiste, la relégation de la CGT dans quelques places fortes, l’essoufflement asthmatique du Parti socialiste comme conditions nécessaires pour que l’on puisse envisager l’aggiornamento qui s’annonce. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi que le débat interne au sein du monde gaulliste soit tranché, et ...laisse... place à une nouvelle génération d’entrepreneurs politiques et sociaux. Désavouer les pères fondateurs n’est pas un problème qu’en psychanalyse . » [2]

Voilà ce qu’écrivait quelques mois après la prise de fonction du président Nicolas Sarkozy, Denis Kessler, le « patron des patrons », le chef du MEDEF [3] , organisation du patronat français, dans une revue d’affaires, en réponse aux multiples critiques que l’on faisait dans son milieu au gouvernement dont le caractère « brouillon », « incohérent » et « fantasque » soulevait les critiques. Alors que cet aspect était fait pour égarer l’opinion face à un plan bien précis de démontage de l’État social. Kessler résumait de façon claire et concise la situation de la France du point de vue de « ceux d’en haut » !

Plus de crainte à avoir sur le front social en raison de la « fin de l’hydre bolchevique » et volonté d’effacement du « compromis social » négocié dans la résistance à l’occupation nazie par les communistes et les gaullistes. Compromis qui a garanti aux Français des avancées sociales considérables et permis le lancement d’une dynamique de développement économique inconnue auparavant. Dynamique qui, en France comme ailleurs, se délite depuis la fin des années 1970 et du monde bipolaire, avec le retour du « néo »-libéralisme et la désagrégation progressive en Europe de l’Est et de l’Ouest de la gauche communiste. Désagrégation d’une gauche due autant aux graves erreurs faites par ses dirigeants que par leurs désirs grandissant de s’intégrer aux élites politiques, économiques, financières, médiatiques dominant la planète en voie de « globalisation ». Et en conséquence, de se séparer du peuple devenu inutile dès lors qu’il leur a servi de marchepied pour parvenir au sommet de la hiérarchie sociale. Ce processus a pu être observé nettement dans les anciens pays du camp socialiste où les dirigeants ex-communistes sont massivement devenus des néo-capitalistes. A l’Ouest, un processus semblable mais moins spectaculaire a touché la grande majorité des dirigeants sociaux-démocrates, communistes, d’extrême gauche et syndicaux. Retour sur scène donc du spectacle déjà offert en 1914 par la vieille « aristocratie ouvrière » qui avait déserté le camp de la révolution et de la paix pour celui de la guerre et du capital.

Cette désagrégation à la fois organisée et spontanée n’a toutefois pas empêché en France, pays de vieilles traditions de luttes depuis 1789, la poursuite de conflits sociaux qui se sont manifestés périodiquement, sous des gouvernements de droite comme « de gauche », malgré la désagrégation du camp communiste, clairement perceptible en France à partir de 1981. Camp communiste qui regroupait autour du Parti communiste français, le syndicat CGT et tout un tissu associatif, intellectuel et communal qui avait fait du « communisme français » depuis 1945 une quasi- « contre-société », parallèle aux réseaux de la droite française repris en main depuis 1958, à la faveur de la guerre d’Algérie, par les gaullistes dotés eux aussi d’une conscience sociale, étatique et nationale. Les nombreuses grèves ou manifestations qui ont eu tendance à augmenter entre la fin des années 1980 et 2010 témoignaient de la fatigue grandissante des Français devant le démantèlement de leurs « acquis sociaux », au fur et à mesure que devenaient de moins en moins crédibles les résultats toujours attendus de « réformes » censées apporter une nouvelle dynamique économique et garantir la « réalisation » de « self made men » réceptifs aux « valeurs » de « l’American dream ». Ces protestations restaient néanmoins le plus souvent « catégorielles », circonscrites à un milieu professionnel, sauf en 1995 lorsque le mouvement réussit à dépasser ces limites et à paralyser le pays. Signe d’un potentiel de mécontentement renaissant qui n’a fait qu’augmenter depuis. Les enquêtes d’opinions prouvant désormais qu’une majorité de Français, de gauche comme de droite, ne croient plus dans les vertus du capitalisme ...même s’ils ne perçoivent pas les moyens permettant de sortir de ce système de plus en plus inefficace socialement et mortifère pour la planète.

La France au centre des contradictions du capitalisme européen mondialisé Pour comprendre l’engrenage qui a amené à la confrontation actuelle, il faut prendre en compte la contradiction grandissante existant entre une France de moins en moins hypnotisée par le « modèle anglo-saxon » et la pression de plus en plus forte des structures de l’Union européenne prises en main par des groupes d’influences et des lobbies anglo-saxons. Et la dernière crise financière mondiale a achevé de déciller les yeux de beaucoup de ceux qui avaient succombé jusque là au martèlement médiatique néolibéral. Il faut savoir que dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les USA ont inventé et réussi, avec l’appui du Vatican, à imposer en Europe une structure supranationale apte, d’un côté à les aider à faire front au défi soviétique et, d’un autre, à en faire une structure tatillonne de contrôle tellement complexe qu’elle rend les fonctionnements étatiques inefficaces, tout en assurant la promotion d’une élite sans attaches locales mais liée à Washington, à ses lobbies bruxellois et aux bourses. L’UE en effet n’est pas à l’origine une idée « européenne » mais plutôt nord-américaine élaborée par l’agent d’influence d’outre-Atlantique, Jean Monnet, en opposition aux projets gaulliste et communiste . [4]

Tel fut l’histoire du processus d’intégration européenne réellement existant, un processus entrant en contradiction avec les principes démocratiques et sociaux censés présider à sa « construction ». Or, au cours de la phase ascendante du néo-libéralisme, depuis la fin des années 1970, les structures bruxelloises sont parvenues à forcer dans la plupart des pays européens le démantèlement par pans des acquis sociaux introduits partout dans la foulée de la victoire sur le nazisme. Le démantèlement du camp socialiste a ensuite donné à ce processus un coup d’accélérateur puisque, pour « s’adapter aux normes européennes » et fuir le vide postsoviétique, les pays candidats à l’adhésion à l’OTAN et à l’UE ont été forcés de détruire les restes de « l’État providence » avant l’adhésion. Et depuis, c’est en retour, à l’Ouest, le chantage aux délocalisations des entreprises vers l’Est où le « coût du travail » est moindre, et à l’immigration « sauvage » vers l’Ouest pouvant concurrencer les travailleurs occidentaux sur les salaires. Ce qui a poussé à démanteler, à l’Ouest aussi, « l’État providence ». D’une pierre deux coups ! Fin de l’État social d’abord à l’Est, puis à l’Ouest ! Tout cela au nom d’une démocratie qui était réelle en Occident, lorsqu’existait un vrai conflit droite/gauche, possible dans la situation de guerre froide, démocratie qui est devenue purement formelle en revanche depuis que presque toutes les forces politiques se sont soumises aux logiques financières dominantes et cherchent à amadouer les médiocrates eux aussi achetés par les grands argentiers. Mais la France, où le processus de démantèlement de la gauche sociale et du gaullisme a peiné à se mettre en place, se retrouve aujourd’hui « dépassée » par ses « partenaires » européens, et donc poussée par Bruxelles à « terminer le boulot » mené à bien entretemps dans presque toute l’UE. Au moment même où la crise du capitalisme pousse de plus en plus de Français, d’Européens et de Terriens à remettre en cause ce modèle, ce qu’on a entre autre pu constater par le refus d’entériner la constitution européenne d’essence libérale en 2005 en France puis aux Pays-Bas. L’arrivée de Sarkozy au pouvoir s’est faite sur un malentendu, le candidat néolibéral, pro-USA, européiste, pro-israélien, réussissant à convaincre certains Français qu’il était le moins mauvais candidat du « changement », de « l’ouverture », du « dynamisme ». Succès de l’offensive de manipulation médiatique résultant de la prise de contrôle des médias français par la finance supranationale au cours des années précédentes.

La force du mouvement de masse

Le mouvement de masse actuel, qui a commencé dès la fin du mois d’août, est, de l’avis de tous, plus massif que celui de 1995, mais il a un caractère tout à fait différent de la grève générale de 1968, qui fut accompagnée alors d’un mouvement étudiant ambigu, mais qui a fait la une des journaux de l’époque. Le mouvement actuel voit émerger de nouvelles formes d’actions de la part des travailleurs, comme de la jeunesse lycéenne et étudiante qui s’y associe, sans que celle-ci ne porte aujourd’hui de sensibilité particulière. Preuve sans doute de la désagrégation de l’idéologie des classes moyennes « de gauche », « bourgeoise branchée » ou « bobo », qui avait commencé à bercer d’illusions les jeunes « soixante-huitards ». Mobilisation nouvelle donc dans une situation où la société reste largement atomisée par des clivages de quartiers, d’origines, de générations, de statut salarial stable ou précaire et, last but not least, par un surendettement plus ou moins massif qui empêche beaucoup de salariés de faire une grève longue ...tant que le pays ne s’arrêtera pas tout entier et que la logique de l’économie usuraire ne sera pas remise en cause fondamentalement, par tous, en même temps. Dans une situation où la propagande médiatique a généralisé comme idéal les comportements individualistes, et où la cohérence idéologique et organisationnelle des partis et des organisations syndicales autrefois radicales s’est largement effritée. Dans une société où, selon les enquêtes d’opinion, plus de 70% des personnes interrogées appuient les exigences des manifestants et des grévistes en faveur du maintien d’un système de retraite par répartition à 60 ans. La question des retraites constitue toutefois un des multiples éléments de mécontentement parmi d’autres, ce qui explique, par exemple, pourquoi la jeunesse a rejoint le mouvement. Elle qui cherche avant tout à entrer sur un marché du travail décent. Les scandales financiers récents, auxquels sont mêlés des membres du gouvernement, ont contribué à accélérer la désaffection devant la société du spectacle célébrant le culte de l’argent prôné par Sarkozy. On ne doit pas oublier pour autant que la crise actuelle est le résultat de l’introduction tardive des décisions portant sur les retraites qui ont été signées à Barcelone à la fois par l’ex-président de droite Chirac et l’ex-premier ministre « socialiste » Jospin en 2002 [5]. L’intérêt que portent beaucoup d’Européens progressistes envers l’actuel mouvement en France découle donc tout naturellement du fait qu’il vise la même politique globale dont ils sont déjà victimes dans leurs pays.

La domestication incomplète des organisations syndicales

Sarkozy et son équipe ont cru, à l’image de l’ancien président du MEDEF cité plus haut, qu’il était désormais possible de passer en force suite au processus de domestication des syndicats français, et en particulier de la CGT, opéré dans le cadre de la Confédération européenne des syndicats, structure financée par l’UE et offrant de nombreux avantages matériels et symboliques aux leaders syndicaux . [6] Seul le tout récent et encore petit syndicat d’extrême gauche « Solidaires » tient donc aujourd’hui une ligne de revendication de classe systématique. Mais les bases syndicales, dans les entreprises, parfois au niveau des fédérations, en particulier à la CGT, ont démontré au cours du conflit actuel qu’elles souscrivaient en fait rarement à la nouvelle ligne visant au « dialogue systématique » avec des « partenaires sociaux » qu’à la base on s’entête à considérer toujours comme des « adversaires de classe ». On assiste donc à un mouvement montant en fait à partir de la base, qui a tendance à perdre appui plus on monte dans les différents échelons administratifs syndicaux. D’un côté, les leaders des centrales syndicales qui cherchent surtout à démontrer leur « représentativité » auprès des autorités en organisant des « actions » d’un seul jour. Ou des manifestations suffisamment massives mais espacées pour qu’elles ne puissent devenir le ferment d’une mobilisation permanente tendant vers la grève générale paralysant tout le pays et permettant seule « de remettre toutes les pendules à l’heure ». Sans faire craindre aux salariés l’arrivée des huissiers pour ceux d’entre eux qui sont surendettés ou le licenciement en fin de contrat pour ceux n’ayant pas de contrat de travail stable. D’un autre côté, des militants syndicaux, surtout à la base, et une masse de mécontents qui cherchent à étendre le mouvement à l’ensemble du pays. Ces deux tendances, sur le fond contradictoires, se sont de fait affrontées tout au long du mouvement même si le besoin d’unité était fortement ressenti. On ne pouvait pas s’attendre cependant à ce que la base réussisse d’emblée à renverser la vapeur, ce qui explique « l’essoufflement » apparent actuel, mais aussi l’émergence de nouvelles formes de luttes qui témoignent d’une nouvelle conscience qu’il sera difficile à démanteler tant elle est multiforme : participation « individuelle » à la grève certains jours et pas d’autres, participation de non grévistes souvent « travailleurs précaires » aux manifestations les seuls jours fériés, aides aux grévistes de la part de non grévistes, participation au blocus des raffineries ou des routes aux heures où ils le pouvaient (dans la journée ou la nuit) de la part de personnes qui ne pouvaient pas faire grève (chômeurs ou travailleurs sous contrats précaires), constitution de comités d’actions interprofessionnels locaux regroupant plusieurs catégories sociales (salariés, précaires, chômeurs, retraités, classes inférieures, classes moyennes, lycéens, étudiants, etc.). La surprise fut, surtout en province, dans une ville comme Amiens par exemple, la « montée » de manifestants du centre-ville issus des classes moyennes pour aider au blocage des entreprises concentrées dans les quartiers populaires et à fort taux d’immigrés. Ce phénomène annonce la fin du mythe des classes moyennes ascendantes dans le capitalisme sans frontières . [7]

Une nouvelle conscience

Une nouvelle conscience s’est formée, de nouveaux réseaux se sont constitués à la base, de nouveaux militants syndicaux se sont forgés face aux hésitations des leaders syndicaux et des partis de gauche. Au point où la mot « sabotage » est apparu çà et là. A cette occasion aussi, on a pu découvrir que, même les groupes « ultra-gauchistes », de tendance généralement trotskyste, n’étaient pas en état de remplacer leur rhétorique révolutionnaire de salon par une réelle prise en charge du mouvement de masse. Leurs appels à la grève générale ont été somme toute assez timides et plutôt incantatoires, mais aucune tentative d’action réellement révolutionnaire n’est venue. La colère populaire était en bas, excitée par la richesse insolente manifestée par les élites sociales, économiques, médiatiques, politiques actuelles, au moment où l’on demande au peuple de se serrer encore plus la ceinture. Au moment où le pouvoir « jette » au peuple des « débats » démagogiques sur « l’identité nationale » ou sur « la burqa », dont l’objectif ne vise qu’à diviser les classes populaires. Au moment où le pouvoir généralise les mesures sécuritaires, dépense l’argent dans la vidéo-surveillance, organise des chasses à l’homme, multiplie les contrôles racistes, tente de réhabiliter les idées en vogue à l’époque de Pétain ou dans l’OAS. [8] Le summum ayant été atteint cet automne avec la déportation des Tsiganes roumains (« Rroms ») et bulgares en tentant d’agiter la vieille peur petite-bourgeoise des « nomades voleurs », et au moment où le pouvoir tentait d’installer par des appels répétitifs la peur de l’hydre « terroriste » basée en Afghanistan ou dans le Sahara ...là où l’armée et les entreprises françaises sont actives, ce qui rapporte gros à certains, tandis que les contribuables français financent ces opérations sans y avoir aucun intérêt. Pour le moment, la logique de peur n’a pas fonctionné, même si les peurs sont incrustées dans une société française marquée par le vieil opportunisme petit-bourgeois. La stratégie du pouvoir semble celle de vouloir engager les classes moyennes désormais en phase de déclassement sur la voie d’une néo-fascisation rampante, les séparant de façon suicidaire des classes populaires, tout en garantissant aux classes supérieures le maintien de leurs privilèges par le blocage de la vie politique et le blocage de l’ascension sociale. Ce scénario serait possible si l’espoir disparaissait. Pour le moment, il a plutôt tendance à renaître.

Un nouveau modèle de mobilisation ?

Le mouvement actuel ne s’est pas arrêté à ce jour, même si l’on peut constater qu’il est en phase de régression, qu’il n’a pas réussi à casser le rapport de forces et que les leaders des grands syndicats semblent décidés à le « conserver suffisamment au chaud » pour montrer au pouvoir qu’ils peuvent servir à quelque chose, comme relai d’une réelle force sociale. Tout en faisant en sorte que chaque « action » soit suffisamment isolée l’une de l’autre pour empêcher une mobilisation de masse qui mettrait sur le tapis la question du renversement de l’ordre existant et leur propre opportunisme. La situation n’est pas stabilisée car, comme personne ne s’attendait à la révolution, ni même à un recul du gouvernement appuyé par le patronat, l’UE, le FMI, l’OTAN, les États-Unis et leurs alliés, dans une situation où il n’existe pas d’alternative politique crédible, personne ne considère que les deux mois de mobilisation sont un échec. Les manifestations, grèves et blocages ont permis au pays « de se connaître », de se redécouvrir et de comprendre qui est qui. Un nouveau cycle de radicalisation vient seulement de s’ouvrir. Il a commencé à toucher peu à peu toutes les couches de la société, ébranlant l’ordre social délégitimé de façon assez profonde. Il a d’abord témoigné du « réveil » de la classe ouvrière qu’on disait morte. Le pays s’est aperçu qu’il ne pouvait pas fonctionner sans dockers, sans camionneurs, sans ouvriers des raffineries de pétrole, sans cantinières, sans cheminots, sans traminots, sans éboueurs, sans marins, etc. Les automobilistes qui faisaient la queue devant les stations d’essence en tenaient généralement le gouvernement pour responsable, et non les grévistes bloquant les raffineries. Le pays semblait content en fait de redécouvrir que le travail est utile, indispensable même. Au moment où il découvrait aussi, après de multiples scandales financiers, qu’il fonctionnerait mieux sans traders egotistes, sans banquiers irresponsables, sans agence de notations manipulatrices, sans politiciens corrompus et ...sans Bourse ! La classe ouvrière serait-elle redevenue l’acteur central de tout projet émancipateur réel ? Le mot d’ordre de grève générale est porteur car, dans une situation de précarisation massive, il montre que rien ne pourra changer sans confrontation globale. Mais en attendant, c’est une répétition générale qui semble s’être en fait produite. Un palier nécessaire sans doute. Car seule la grève générale pourrait contribuer à remettre en cause le système dans ses fondements. Elle ne peut toutefois se produire que comme prélude à la prise du pouvoir, objectif impossible lorsque les organisations politiques en sont encore à pratiquer le seul crétinisme électoraliste, se réveillant d’élections en élections, et négligeant la formation politique des masses et l’organisation de la lutte des classes dans les combats concrets. Ce que les communistes français avaient su plus ou moins faire, ou tout au moins canaliser, au cours des « trente glorieuses » qui ont succédé à la résistance au nazisme et au pétainisme. Une avant-garde de l’action en état de conquérir l’hégémonie culturelle ne peut se reconstruire dans la foulée d’un mouvement de protestation comme celui-ci, même s’il dure depuis plus de deux mois. Cela ne traduit pas un retard de la conscience populaire donc, mais au contraire, une conscience correcte de la profondeur de la crise qui démontre les limites des capacités du mouvement syndical réellement existant et l’absence d’outils politiques, de partis, pour la résoudre par une alternative globale, en France et dans le monde. Mais le peuple a compris qu’au-delà de la question des retraites, c’est tout le système capitaliste qui est en cause. Le système impérial financier mondialisé.

Vers une alternative politique nouvelle ?

Dans cette phase « d’entre deux », il s’est créé quelque chose d’imprévu. La mobilisation politique de masse au travers de journées d’action nationales, des grèves sectorielles dures, bloquantes, dans une solidarité d’action interprofessionnelle et inter-quartiers. La base revendicative s’est élargie sans cesse. La légitimité du pouvoir, et des pouvoirs, a été remise en cause à l’échelle de tout le pays, y compris dans des secteurs de la population réputés de droite, y compris donc au sein des élites plus traditionnelles que Sarkozy, et qui refusent le démantèlement de « l’exception française ». Dans une situation où les intellectuels ont été largement domestiqués par la médiocratie et l’université de cantonnement, de nouveaux humoristes sont apparus pour dire que « le roi est nu ». Il y aurait comme l’annonce d’une nouvelle marche en direction de l’hégémonie culturelle des forces de progrès social ? Le mouvement, comme une vague, se poursuit, mais reflue sans que l’on ne perçoive un sentiment de défaite, car personne ne s’attendait dans le contexte actuel à un véritable changement. Il s’agissait seulement de se compter et de voir si l’on était en état de tenir dans la durée. Dans un état de division syndicale et politique au sommet, c’est la base qui, dans les manifestations, a apporté les slogans les plus originaux, les plus radicaux, les plus poétiques aussi, ou humoristiques. Face à la division en haut, c’est l’unité en bas qui constitue la surprise du mouvement actuel. Le peuple sait désormais qu’il existe toujours, et qu’il jugera à l’acte chaque dirigeant syndical ou politique, lointain ou plus proche. L’idée d’auto-organisation est donc dans l’air. Face non seulement au pouvoir français actuel, mais aussi aux institutions politiques, économiques, sociales, sécuritaires, médiatiques, européennes, mondiales, toutes soumises au contrôle des « marchés », c’est-à-dire de quelques groupes de privilégiés qu’il faudra démasquer. Voilà le rôle que devront jouer les organisations politiques réellement alternatives et les intellectuels qui constatent que le déclassement dont ils sont victimes ne s’arrêtera que le jour où ils mordront la laisse qu’on leur a mis autour du cou. Pour le moment néanmoins la multiplication des luttes sociales en Asie et en Afrique du Sud, la persistance d’une alternative anti-globalitaire en Amérique du Sud, et les manifestations de mécontentement en Grèce, en Espagne, en Italie et même en Angleterre, à Stuttgart ou en Lettonie montrent que le mécontentement des « citoyens de base » augmente contre un capitalisme devenu économiquement inefficace et socialement nuisible. Cela veut-il dire que nous nous dirigeons vers un nouveau « Printemps des peuples » qui éliminerait les élites vieillissantes, supranationales, globalisées, navigant entre Bildenberg, Davos, Bruxelles, Wall Street, la CIA et le Pentagone ?

Pour le moment, cette hypothèse semble plausible, mais une course contre la montre est ouverte entre les partisans de la révolution dans les rapports sociaux et les partisans d’un « pourrissement identitaire » qui généraliserait le conflit de « tous contre tous », pour le plus grand profit de ces quelques-uns privilégiés qui s’en tireraient encore une fois à bon compte. Il ne faut pas oublier que les classes dominantes maîtrisent et les médias et les techniques de manipulation, et que le laminage des classes moyennes qui correspond à la logique du capitalisme ne mène pas automatiquement vers le progrès social, mais qu’il a déjà produit, par exemple, après la révolution allemande de 1918, et le pourrissement social-démocrate et la montée du nazisme. Donc, le vieux monde libéral faiblit, mais rien ne donne pour acquis une issue radieuse.

Bruno Drweski

Nanterre, le 7 novembre 2010

NOTES

[1] Organe formé à la fin de l’occupation nazie pour préparer le programme de reconstruction nationale en réagissant contre la collaboration des élites politiques et patronales françaises avec l’occupant. Le CNR a constitué le fondement, au moins théoriquement, de toutes les politiques suivies en France jusqu’à l’arrivée de Nicolas Sarkozy même si entretemps, de nombreuses voix se sont faites entendre, en particulier dans la foulée des guerres coloniales et de celles de l’OTAN, en faveur de la réhabilitation d’une France plus traditionaliste et plus soumise aux aléas de la conjoncture internationale.

[2] Denis Kessler, « Adieu 1945. Raccrochons notre pays au monde ! », Challenges, 04/10/2007.

[3] Denis Kessler était alors le Président de l’association du patronat français, ex-Conseil national du patronat français, rebaptisé « Mouvement des entreprises françaises », MEDEF.

[4] http://www.europaforum.public.lu/fr... >. Voir aussi : « Daily Telegraph du 19 septembre 2000 - Extraits : 19/09/2000 - (de notre correspondant à Bruxelles Ambrose Evans-Pritchard) - « Des documents secrets du gouvernement américain qui viennent d’être déclassifiés montrent que la communauté des services secrets américains a mené une campagne, tout au long des années 50 et 60, afin de promouvoir l’unification européenne. […] Les dirigeants du Mouvement européen (Retinger, Robert Schuman et l’ancien premier ministre belge Paul-Henri Spaak) étaient tous traités comme des employés par leurs parrains américains. Le rôle des États-Unis fut camouflé comme pour une opération secrète. L’argent de l’ACUE (American Committee on United Europe : Comité américain pour l’Europe unie) provenait des fondations Ford et Rockefeller, aussi bien que des milieux d’affaires ayant des liens étroits avec le gouvernement américain.[...]. Le Département d’État jouait aussi un rôle. Une note émanant de la Direction Europe, datée du 11 juin 1965, conseille au vice-président de la Communauté économique européenne, Robert Marjolin, de poursuivre de façon subreptice l’objectif d’une union monétaire. Cette note recommande ’d’empêcher tout débat jusqu’au moment où l’adoption de telles propositions deviendraient virtuellement inévitables’. »

[5] Avec des ministres membre de toute la « gauche plurielle », communistes compris. Ce qui permit l’incrustation d’une couche de notables domestiqués par le système au sein de l’appareil « communiste ».

[6] Décision d’adhésion qui est allée de pair avec la rupture de la CGT avec la Fédération syndicale mondiale.

[7] Voir à ce sujet, l’article de Bernard Conte sur le laminage des classes moyennes dans le capitalisme actuel et ses conséquences possibles pour la renaissance de la contestation sociale de masse :

[8] OAS : Organisation de l’armée secrète qui, au moment de la guerre d’Algérie, a regroupé les durs du colonialisme et les nostalgiques du fascisme.


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