Albert Camus, « Ecrits libertaires 1948-1960 » aux éditions Egrégores et Indigènes, avec le soutien de la fille de l’auteur, Catherine Camus qui autorisa la publication des articles et interventions de son père rassemblés dans cet ouvrage.
Précisons que la maison d’édition Egrégores fut la première à éditer le texte célèbre de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ».
Le livre est introduit par une longue préface de Lou Marin, militant anarcho-syndicaliste allemand, qui fait une synthèse des relations que Camus a entretenu avec le mouvement libertaire, du moins sous sa forme anarcho-syndicaliste, de 1948 à la mort de l’auteur dans un accident de la route tragique en 1960. Je précise « anarcho-syndicaliste », courant du mouvement ouvrier français, qui a eu un rôle important, notamment dans le secteur du livre. Anarchisme ne signifie pas pour ce courant rejet de tout principe d’organisation sociale, bien au contraire. Les anarcho-syndicalistes rejettent la participation dans les institutions parlementaires et laissent les partis politiques œuvrer sur leur propre terrain, il croient à une modification de l’état actuel par le syndicalisme révolutionnaire et la lutte sociale.
C’est un aspect de Camus ici développé que l’on ne trouvera pas dans la publication officielle de Gallimard dans la Pléiade, même si par ailleurs dans « l’homme révolté » il y a un chapitre sur le rôle progressiste du syndicalisme révolutionnaire. Lui qui sera mêlé aux combats de la résistance contre le fascisme, par le mouvement Combat, beaucoup plus d’ailleurs que Sartre dont l’engagement sera très timide, il dira :
« Je crois que la violence est inévitable […] Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence. Elle est à fois nécessaire et injustifiable. »
Qu’apprend-on de nouveau dans ce livre qui donne à la fois le point de vue de militants libertaires ou d’ouvriers du livre avec qui Camus discutait en toute simplicité et humanité et ses propres positions rendues publiques.
· Notamment dans la question de l’Algérie : la gauche stalinienne ou les petits groupes en marge du PCF (Sartre, Janson…) ont essayé de le faire passer pour quelqu’un qui voulait maintenir l’Algérie française. En fait Camus avait milité en 1937 avec le dirigeant du mouvement ouvrier algérien Messali Hadj qui fut exclu du PCA. Camus devait d’ailleurs quitter le PC au même moment, et il défendra toujours Messali, accusé à l’époque de déviation trotskyste. Sur la question du colonialisme, il défendra constamment le mouvement de Messali, le MNA, contre les attentats organisés par le FLN contre des syndicalistes de ce mouvement, et contre les crimes commis par le FLN durant la guerre d’Algérie contre les partisans de ce dernier. Au moment où toute la gauche issue du PCF ou de sa périphérie soutiendra le FLN algérien, Camus considèrera dès l’origine que ce parti était d’essence totalitaire. S’est-il trompé sur ce point ?
· Sur ses positions vis-à-vis des chrétiens sociaux et notamment de la revue Esprit, notamment Jean Marie Domenach, il n’acceptera pas la douce influence que les régimes de l’Est exerçait sur eux. Il écrit sur ce point : « je ne serai jamais pour un régime qui tyrannise à la fois le travail, par la suppression des libertés syndicales, et la culture par l’asservissement de l’esprit ».
· Plusieurs textes témoignent de son engagement pour défendre les opposants à Franco. D’autres en solidarité avec des militants et intellectuels hongrois frappés par la répression au moment de la destruction de la commune de Budapest par les chars soviétiques.
· Des témoignages d’ouvriers syndicalistes du livre qui nous campe un Camus après 1945 à l’écoute simple et humaine comme un militant parmi d’autres. Cet ouvrier qui écrit : « on a trouvé un Camus vraiment extraordinaire. IL devait comprendre tous les problèmes des délégués ouvriers, des problèmes qui sont multiples et qui sont souvent assez épineux à résoudre. Camus, il comprenait vraiment bien tous les problèmes, c’était vraiment un gars du marbre, Camus. On pouvait le considérer comme un ouvrier du livre… »
Dans cette période terrible de la guerre froide, Camus était-il, comme l’a prétendu la gauche « communisante », passé à l’Ouest. Aucunement et les attaques contre lui ont été indignes. Le militant anarcho-syndicaliste qui signe la préface note en conclusion :
« Nous pouvons nous réjouir du renouveau de la pensée de Camus, en France, et de la réhabilitation de sa position critique sur la violence et le nationalisme du FLN en Algérie, à l’occasion des événements tragiques des années 1990. Mais nous devons aussi veiller à éviter que les « nouveaux philosophes », anciens apologistes du système étatique et de la pensée abstraite et idéologique, devenus conservateurs purs et durs, et leurs modernes héritiers ne l’utilisent à leurs fins. Présenter Camus comme l’un des premiers critiques du totalitarisme, et seulement comme cela, c’est limiter sa place dans le débat de la guerre froide, limitation qu’il a toujours refusée, et c’est surtout négliger la profonde sensibilité libertaire qui sous-tend toute son œuvre. »
Ce livre apporte un éclairage particulièrement intéressant sur Camus, l’homme, le militant, l’ami des ouvriers du livre. J’y mets un tout petit bémol, néanmoins. Sartre a reproché à Camus dans la polémique sur « l’Homme révolté », de ne pas avoir lu Marx. Ici un militant libertaire lui reproche d’avoir mal interprété Bakounine. Camus n’est ni un marxiste, ni un libertaire, au sens où il aurait accepté les canons d’une organisation libertaire. Sa démarche est philosophique, il part de la révolte métaphysique contre l’absurdité du monde et fonde un espoir raisonné de moraliste, à ce titre il ne rejoindra aucun courant politique. IL faut l’accepter comme tel. A ce titre il a mené une série de combats parfaitement honorables. Respectons ce choix, même si nous ne sommes pas moralistes au sens philosophique du terme. Cher Camus…
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