Turquie : Qui a tué Hrant Dink ?

dimanche 28 janvier 2007.
 

Le 19 janvier 2007, Hrant Dink, le directeur de publication de l’hebdomadaire turco-arménien bilingue Agos, a été froidement abattu de trois balles dans la tête alors qu’il quittait son bureau à Istanbul. Cet assassinat a suscité la consternation et une vague de condamnations en Turquie, au sein de la communauté arménienne, et dans le monde. La photo du corps de Hrant Dink enveloppé d’un drap blanc maculé de sang est immédiatement apparue sur les premières pages des sites Internet, et a fait la une des journaux télévisés et des principaux quotidiens turcs. Le premier ministre Tayyip Erdogan a de son côté déclaré que c’était la « liberté d’expression en Turquie » qui était visée par ce crime. Plusieurs centaines de manifestants se sont spontanément rassemblés sur les lieux du meurtre et ont scandé : « Nous sommes tous Hrant Dink » et « Etat assassin ».

Né à Malatya il y a cinquante-deux ans de parents arméniens, Hrant Dink était arrivé à l’âge de 7 ans à Istanbul, où il avait poursuivi ses études universitaires et s’était engagé dans des cercles politiques de gauche, ce qui lui valut d’être emprisonné à trois reprises. Le journaliste d’origine arménienne appartenait à cette nouvelle génération courageuse de Turco-Arméniens désireux de faire connaître au grand public les opinions, difficultés et souffrances des minorités turques, et plus particulièrement de la communauté arménienne. En 1996, avec un groupe de proches partageant les mêmes convictions, il fonda l’hebdomadaire bilingue turco-arménien Agos, dont l’influence allait s’étendre bien au-delà des 6 000 exemplaires diffusés chaque semaine.

Hrant Dink ne s’est pas contenté de défendre les valeurs de la démocratie et de la liberté d’expression, il les a également mises en pratique dans un contexte général plutôt austère. Il a été le premier Arménien de Turquie à qualifier le massacre d’Arméniens de 1915 de « génocide ». Ses prises de position courageuses se sont heurtées à l’hostilité de l’Etat turc et du ministère public. Il a été victime d’une campagne massive orchestrée par des hommes politiques et des organes de presse de la mouvance nationaliste dominante.

En vertu du tristement célèbre article 301 du code pénal turc, un tribunal d’Urfa l’a poursuivi en justice pour avoir déclaré au cours d’une conférence « Je ne suis pas Turc, mais un Arménien de Turquie », et il a été condamné à six mois de prison avec sursis pour avoir tenu dans une chronique de son journal des propos qualifiés d’« insulte à l’identité turque ». Cette campagne de calomnies sponsorisée par l’Etat contre une frange d’intellectuels turcs qui ont osé briser le dogme officiel a été si loin que des ministres ont qualifié les agissements du journaliste de « coup de poignard dans le dos » et que des médias l’ont qualifié de « traître ». Dans sa dernière chronique publiée dans Agos, Dink avait exprimé sa profonde tristesse de voir son ordinateur saturé de messages de haine et de menaces, et il envisageait de quitter le pays « tout comme le firent nos ancêtres en 1915... Sans savoir où nous allions... Marchant sur les mêmes routes qu’ils avaient autrefois parcourues... subissant les mêmes supplices et connaissant les mêmes souffrances... ».

Mais Hrant Dink souhaitait rester en Turquie, dans le pays où étaient nés ses ancêtres, et il nourrissait l’espoir que la Turquie rejoindrait un jour l’Europe. Pour lui, la reconnaissance du passé de la Turquie - avec, en première ligne, la reconnaissance officielle du génocide arménien - ne pouvait se faire qu’à travers un processus douloureux de démocratisation de la société turque. Dans tous les forums arméniens auxquels il a participé, il a toujours mis l’accent sur le processus de démocratisation de la société turque plutôt que sur la reconnaissance du génocide par les Etats étrangers.

Hrant Dink était à la fois une figure prépondérante de la communauté arménienne de Turquie et une passerelle entre les communautés turque et arménienne, entre la Turquie et l’Arménie. Il faut rappeler également que depuis treize ans, la Turquie rejette toute relation diplomatique avec l’Arménie, et refuse d’ouvrir ses frontières avec ce petit Etat isolé.

La police turque a arrêté un adolescent qui a déjà avoué son crime. Mais des proches du journaliste soutiennent qu’il n’est pas le seul coupable ; ce sont aussi les constantes persécutions, les procès et campagnes de dénigrement contre Dink qui ont créé l’atmosphère de haine propice à ce meurtre.

De très nombreux manifestants se sont rassemblés à Istanbul - où jusqu’à dix mille personnes ont défilé la nuit du meurtre - ainsi qu’à Ankara et dans plusieurs villes turques pour condamner ce meurtre.

Durant ces quinze dernières années, dix-huit autres journalistes ont été assassinés en Turquie, et douze sont actuellement emprisonnés.

Vicken Cheterian


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